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Il en faut bien un…

De Luc Boltanski j’apprécie particulièrement cette citation :

Je pense qu’il y a actuellement un degré de professionnalisation et de spécialisation que je regrette. Vous avez des gens qui font une excellente thèse, par exemple, sur, je ne sais pas moi, sur les kinésithérapeutes par exemple et puis, ensuite, toute leur vie ils vont rester spécialistes des kinésithérapeutes et puis, quand il y a un drame chez les kinésithérapeutes, ils vont parler à la radio des kinésithérapeutes.
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J’y pense à chaque fois qu’une journaliste m’appelle : de quoi le spécialiste est-il le nom ? Cette semaine, ce ne fut pas suite à un drame chez les kinés mais à un procès impliquant un magasin vendant des gadgets pour adultes. En 2006-2007, un groupe de députés a réussi à modifier une loi datant de 1987 interdisant l’installation des sex-shops à proximité des écoles, en étendant à la fois la zone d’interdiction, la définition des magasins soumis à la loi et celle des associations pouvant porter plainte contre ces magasins. Depuis 2007 donc, j’attendais le test judiciaire, la mise à l’épreuve de cette loi.
En avril 2011, deux associations décident de porter plainte contre un magasin du centre de Paris. Le procès a eu lieu mercredi dernier, et quelques journalistes (ou assimilées) ont cherché à recueillir mon discours, ce qui a parfois donné à des propos retranscrits dans les articles suivants :

Parce qu’un sociologue expert ès procès contre les marchands de sex-toys, il en fallait bien un.

Fumisteries

On trouve une citation intéressante dans le livre de Gérald Houdeville, Le métier de sociologue en France depuis 1945 : Renaissance d’une discipline. Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2008, p.191.
C’est une citation de Luc Boltanski, sur France Culture, le 24 novembre 2004 (émission “Travaux publics”), au sujet de la sociologie française contemporaine :

Je pense qu’il y a actuellement un degré de professionnalisation et de spécialisation que je regrette. Vous avez des gens qui font une excellente thèse, par exemple, sur, je ne sais pas moi, sur les kinésithérapeutes par exemple et puis, ensuite, toute leur vie ils vont rester spécialistes des kinésithérapeutes et puis, quand il y a un drame chez les kinésithérapeutes, ils vont parler à la radio des kinésithérapeutes.
Alors que si vous prenez les grands sociologues du passé, ils n’auraient plus leur thèse. Marcel Mauss n’aurait plus sa thèse, certainement, quant à entrer à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, il ne faut même pas en parler. Marcel Mauss qui, dans un même article, mélange des informations sur les anciens germains et sur les argentins, vous imaginez ce fumiste. Et donc, c’est vrai, j’ai gardé un côté fumiste.

Marcel Mauss n’aurait plus sa thèse ? Marcel Mauss n’a jamais eu de thèse… n’ayant pas réussi à la terminer. Si je me souviens bien, elle portait sur la prière. Son oncle, Emile Durkheim, était bien embêté : finis ta thèse ! lui écrit-il dans une large correspondance. (Mauss s’est aussi marié très tard, ayant longtemps papillonné, au grand désespoir durkheimien de l’Oncle).

La constance intérieure des agents

1973 :

Pour le lecteur désarmé, La représentation de soi pourrait bien ne rien représenter. D’abord l’ouvrage est difficilement assignable à un genre établi : aucun emplacement ne lui est réservé dans l’espace des taxinomies communes ou dans celui des traditions savantes. L’objet même en est inhabituel et échappe aux divisions officielles de la sociologie : ni population concrète (“les ouvriers”, “les hommes de loi”, etc.); ni opinions ou conduites statistiquement distribuables; ni à proprement parler, technique, méthode ou réflexion épistémologique; rien que des rencontres (encounters) fortuites, innombrables et apparemment disparates […]

1991 :

Les lecteurs de cet ouvrage pourront ressentir une certaine gêne à ne pas rencontrer dans les pages qui suivent les êtres qui leur sont familiers. Point de groupes, de classes sociales, d’ouvriers, de cadres, de jeunes, de femmes, d’électeurs, etc., auxquels nous ont habitués aussi bien les sciences sociales que les nombreuses données chiffrées qui circulent aujourd’hui sur la société. […] Pauvre en groupes, en individus ou en personnages, cet ouvrage regorge en revanche d’une multitude d’êtres qui, tantôt êtres humains, tantôt choses, n’apparaissent jamais sans que soit qualifié en même temps l’état dans lequel ils interviennent.

La citation de 1973, ce sont les premières lignes de Luc Boltanski, « Erving Goffman et le temps du soupçon », Social Science Information, 1973; 12; 127-147.
La citation de 1991, ce sont les premières lignes de Luc Boltanski et Laurent Thévenot, De la justification, Paris, Gallimard, 1991.
Personnellement, cela m’amuse. J’ai conscience d’avoir un sens de l’ironie perverti

Poésie sociologique

“Le salaire n’est-il que le prix du travail ?”, moderne alexandrin, est une création collective… sans auteur individuel et à l’ambition poétique modeste. Peu de sociologues se sont faits poètes : Michel Foucault (classons-le sociologue) entrelardait ses livres de renécharismes (Paul Veyne les a comptés) ; Pierre Bourdieu était plutôt romancier ; Durkheim… n’en parlons pas (même si, à son époque, l’imitation pouvait faire partie du cursus, et qu’il a du produire du poétique).
Je ne vois guère que Gabriel Tarde, auteur mineur en permanence “redécouvert”, qui publie, en 1879 Contes et Poèmes [Paris, Calmann-Lévy, 228 pages, sous le nom de Jean-Gabriel Tarde] (voir ici pour en savoir plus). L’école nationale d’administration pénale propose de nombreux textes littéraires de Gabriel Tarde. Exemple de poème :

Dieu ! que j’en aimai, jadis, de jeunes chattes,
Pour me consoler de mes chagrins,
Toutes angoras — soyeuses, délicates,
Courtes de museau, souples de reins (…)

source : « Evocation », poème in Revue de Bordeaux, 15 mars 1892 (pdf)

Certains poèmes mélancoliques sont sympathiques. Mais je ne les ai plus sous la main.
Et à part le bon Gabriel… ? Je ne vois que Luc-Emmanuel.
Luc Boltanski, dont l’oeuvre sociologique est importante, et me sert d’inspiration partielle, est aussi auteur de poèmes. Et la vocation est ancienne. Dès 1957 (il a alors 17 ans), il publie Le Fusil, avec une présentation de Pierre Morhange (pas celui des Choristes, un autre, un poète) :

Luc-Emmanuel Boltanski est un élève de la classe de philosophie de M. Khodoss. C’est encore un enfant. Un maigre, qui grandit vite avec sa petite tête bien ronde ; il est vif, curieux, inquiet ; il remue sans-cesse. Et c’est surtout un garçon généreux.
Il y a quatre ans, le l’ai vu devenir fou de poésie.
Son cas s’aggrave. Je crois bien qu’il ne lit plus que des poèmes et des journaux. (…)
Il a, bien entendu, créé une petite revue, avec groupe. Ce qui s’appelle « Sortie de Secours ». (Ainsi, me dit Luc, nous avons de la réclame gratuite dans tous les cinémas.)

Le premier poème montre une sympathie pour un certain christianisme que son ouvrage sur l’avortement laissera poindre à nouveau :

J’ai peur du fusil
De la crosse et des balles
O menez-moi vers les églises calmes
Apprenez-moi la force pour briser les crosses
Que mes plaies se calment…

Alors… écrits de jeunesse. Non. Le frère de Christian Boltanski (avec qui il a corédigé un ou deux livres) a publié un nouveau recueil de poèmes en 1993. Comme Premier roman, le premier roman de Mazarine, le recueil de poèmes s’appelle Poème. Il s’ouvre sur une citation paulinienne (1 Co 12,10) : « A celui-ci le don / de parler en langues, à tel autre / le don de les interpréter. »… et l’on retrouve ensuite l’humour boltanskien… car la personne “parlant en langues” et la personne “interprétant” est ici la même. A chaque poème est associé une interprétation (un peu comme dans Feu pâle de Nabokov, qui m’a appris à faire des commentaires de texte). Un exemple. Mon préféré :

Création de Clichy-sous-Bois
L’Orient se lève sur Clichy
Clichy la froide et ses tours emmurées
Le ciel se déchire – apparition de la lumière
Apparition des rues – de l’autoroute – de l’autopont

L’interprétation est la suivante :

A l’automne de 1988, je souffrais de ne plus faire de terrain – de rester confiné dans mon bureau, à voir des gens, donner des conseils, disputer, lire ou écrire. J’avais envie de vivre avec des enfants et de les observer. Jean-Louis D. me donna une introduction pour le Collège Romain-Rolland de Clichy-sous-Bois, dans la banlieue nord-est, à environ une heure de chez moi en voiture. J’y allais pour la première fois un matin de janvier froid et brumeux. (…)
Une grande partie des habitants de Clichy viennent d’Orient. Comme le soleil qui se lève à l’Orient (mais peut-être est-ce l’inverse – la difficulté est la même que pour distinguer la droite de la gauche. (…)
Pour aller à Clichy, il y a une voie rapide, une sorte d’autoroute. Et aussi un autopont, très dangereux en hiver, à cause du verglas. (…)

Ce commentaire me rappelle un poète qui était venu parler, quand j’étais en khâgne. Impossible de me souvenir de son nom. Il y avait le même détachement dans l’interprétation.
Sur la poésie boltanskienne : ici, sur remue.net, et ici.
Mise à jour : on me signale en commentaire que Luc Boltanski est aussi l’auteur de pièces de théâtre, jouées en ce moment à l’ENS-LSH à Lyon