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L’Affaire Olesniak, épisode 7

L’épisode précédent s’était terminé sur un cliffhanger : “et s’engouffre dans le métro à la station Pigalle….
L’épisode de cette semaine commence par :

Nous décidons alors de l’interpeller.
Après avoir décliné notre qualité, la dame Philippe sur notre demande accepte de nous suivre jusqu’à notre service.

Pas de course poursuite dans le métro, pas de filature de longue durée. En remarquant que “Mme Philippe” choisissait le métro plutôt que la voiture, ils l’arrêtent. Si elle était monté dans une voiture, ils l’auraient aussi interpellé immédiatement (et auraient fouillé la voiture, ce qui aurait donné de nombreux éléments intéressants).

Le jour même, les policiers notifient à “Mme Philippe” sa garde à vue et lui posent quelques questions.

(…) Je me nomme Roix, née Quatrefer Isabelle le 07 juillet 1943 à Saint Germain en Laye, de Pierre et de Marie Lerun. Je suis de nationalité française. Je suis mariée à Roix Philippe né le 8 décembre 1941 à Paris 13e depuis trois ans. J’ai deux enfants Martine âgée de 2 ans et demi et Régis âgée (sic) d’un an 1/2. J’ai le brevet élémentaire.
Je demeure à Holleville au lieu dit Petit-pont (Manche) c’est une ferme. Mon mari est imprimeur aux presses des Lilas, 8 rue Jean Dupoint à Paris XIXe. Il gane (sic) mensuellement 600 francs. Il est gérant de la société. Il est actuellement en province. (…) Je suis sans profession.
Sur les faits :
Q. Vous avez été interpellée par Nous dans le métro Pigalle. Nous vous avons pris en filature depuis la loge de Mme Olesniak. Vous avez monté la rue des Martyrs puis pris le terre-plein central pour prendre le métro. Quelles sont vos relations avec M. et Mme Olesniak.
R. Je ne connais pas ces personnes.
Q. Nous étions chez Mme Olesniak lors de votre arrivée, dissimulée (sic) dans la cuisine. Vous avez demandé si Mme Olesniak avait confiance en le client acheteur de films livrés par vous. Qu’avez-vous à répondre ?
R. Je ne vais pas vous répondre avant mon inculpation et je refuse de répondre plus avant et de signer.

Elle a du caractère, cette Mme Philippe, dont nous connaissons maintenant la véritable identité (même si je suis obligé, pour des raisons de protection de la vie privée, de modifier noms, prénoms, âges, lieu de résidence, etc…). Isabelle Roix a environ 26 ans lors de son interpellation. Son mari est plus âgé qu’elle (de deux ans et demi). Ils ont deux enfants.
Elle refuse de répondre aux questions des policiers qui l’ont interpellé. Elle passera donc la nuit au commissariat… même si, sur elle, les policiers ne trouvent aucune revue pornographique, aucun film.


Un magasin en Suède, en 1973
(source : Marciliroff – flickr)

29 janvier 1969
Procès verbal
Audition de Mme Roix
(…)
Mon mari était imprimeur. Il était gérant de la Société « Presses des Lilas » (…) A la suite d’un dépôt de bilan le 1er septembre dernier, manquant d’argent, nous avons été obligés, mon mari et moi, de nous débrouiller pour les besoins de notre ménage et de nos deux enfants. Mon mari a eu l’idée d’éditer des revues légères mais il s’est aperçu rapidement que seules les revues pornographiques pouvaient avoir du succès. C’est ainsi qu’à deux reprises, il s’est rendu en voiture en Suède. Lors du premier voyage, j’étais en sa compagnie. Dans ce pays, les revues pornographiques sont en vente libre. Nous nous sommes rendus à plusieurs adresses dont je ne me souviens pas et nous sommes revenus en France avec un certain nombre de ces revues. Nous avions peut-être cinq cents revues. C’est mon mari qui en connaît le nombre exact. Nous avons cherché une clientèle pour écouler nos revues, notamment à Pigalle. Nous avons prospecté les kiosques. Mon mari a cherché ailleurs d’autres clients. Par des camelots, nous avons fait la connaissance de Monsieur et Mme Olesniak chez qui nous avons écoulé des films pornographiques et un peu de revues suédoises. Les films sont de même origine que les revues. Nous avons fournis également des photos en couleurs.
Il reste en notre possession actuellement des revues et peut-être un film mais pas de photo. Ces marchandises sont déposées actuellement dans une chambre qui nous est réservée à mon époux et à moi-même dans l’appartement de mes beaux-parents Monsieur et Madame Roix 2 rue Paul Paul à Villejuif. Je me trompe, ces revues sont déposées dans une chambre chez mes parents à Champigny 41 rue Dupont-Durand. Mes parents ignorent la présence de ces revues. Ils ignorent également notre activité. Mon mari est actuellement en traitement à l’Hopital des 15/20 pour une opération de la rétine. Il doit être opéré aujourd’hui ou demain.

Le lendemain donc, après une nuit passée au commissariat, Mme Roix commence à décrire dans le détail le commerce pornographique auquel elle se livrait. Plusieurs éléments apparaissent : d’abord Philippe Roix, son mari, est imprimeur, et son entreprise a fait faillite. Dans cette affaire, nous avons, avec les policiers, remonté lentement une “filière” : au départ, une détaillante (Mme Olesniak), puis un “noeud” (son poste de remplaçante dans un kiosque du quartier)… nous sommes désormais face à la “grossiste”, qui nous indique être en contact avec un “fabricant” (son mari, imprimeur). Mais nous voyons aussi que les frontières ne sont pas si simples entre segments du marché : Olesniak s’approvisionne aussi auprès de “Sayed” (qui a disparu et qui avait probablement volé les films), les “rabatteurs nord-africains” jouent un rôle important d’intermédiaires. Et Philippe Roix a-t-il vraiment imprimé ces revues pornos ?
C’est en Suède que les époux Roix trouvent les revues nécessaires à un petit commerce : 500 magazines qu’ils importent clandestinement en France. La Suède s’était en effet dotée, à la fin des années soixante, d’un commerce pornographique légal, qui était rapidement apparu, pour les entrepreneurs d’autres pays, comme un modèle possible, et une source d’approvisionnement certaine. Les petites entreprises d’importation sont donc relativement fréquentes dans les sources policières et judiciaires, et Pigalle était le lieu d’écoulement principal (en tout cas, du point de vue des policiers). En 1971 par exemple, trois japonais sont arrêtés à la frontière (leur marchandise provenait du Danemark).

Les policiers ont donc fait ici un pas important vers l’aboutissement de leurs recherches. Leur but, désormais, est de retrouver le mari d’Isabelle Roix… mais aussi de vérifier ce qui se trouve chez les parents (ou les beaux-parents) de la personne qu’ils viennent d’arrêter. Pourquoi cette hésitation, d’ailleurs, entre le lieu où sont entreposés les revues ?

L’Affaire Olesniak, épisode 6

Cet épisode sera court… il constitue, rétrospectivement — mais vous n’en êtes pas encore là — une charnière. [Vous pouvez toujours relire les épisodes 5, 4, 3, 2, ou 1]
Le 17 janvier 1969 à 19h, c’est l’heure de la “fin de la garde à vue”. Le couple Olesniak peut retourner à la maison.
Le 23 janvier, une semaine après, un rapport de police précise :

Rapportons que les surveillances effectuées par les officiers de police du groupe Rodriguez à proximité du domicile des époux Olesniak sont demeurées infructueuses quant à présent.
Elles sont poursuivies dans le but d’identifier et éventuellement d’interpeller le sieur « Philippe » et sa compagne.

Le 25 janvier, deux jours plus tard, un procès verbal de l’Officier de police principal Rodriguez signale :

A la suite de l’interpellation des époux Olesniak pour outrages aux bonnes mœurs, par la voie du film de la photo et du livre illustré, rapportons comme suit le résultat de nos investigations effectuées avec l’assistance de l’OPP Vergangen de l’OP Chèvre et des OPA Grandin et Waffé.
Les époux Olesniak s’étant engagé (sic) à nous prévenir de la visite de « Monsieur Philippe et de sa femme » nous avons décidé par mesure de prudence d’effectuer des surveillances à proximité [du domicile] aux fins de filature ou d’interpellation de ce couple.
Ces surveillances ont été effectuées dès le 19 janvier jusqu’à ce jour sans interrumption (sic) et ce sans résultat positif.
Cependant Madame Olesniak nous a fait connaître qu’elle avait reçu plusieurs coups de téléphone de Madame Philippe qui désirait obtenir le paiement des films fournis. Le sieur Philippe serait actuellement en Suède pour se procurer des revues suédoises et des films, selon la dame Philippe.

Les policiers font donc moyennement confiance à la concierge et à son mari, en s’installant pour surveiller le couple. Cinq officiers — à temps plein ? — se relaient pour surveiller les Olesniak. Les outrages aux bonnes moeurs n’étaient donc pas pris à la légère. Dans une autre affaire, que j’ai relatée précédemment, c’est un petit fabricant de godemichés qui avait fait l’objet de filatures. Dans la présente affaire, c’est la possibilité de remonter le réseau qui motive les policiers.

Le surlendemain, la situation évolue :

Le 27 courant Madame Olesniak nous informe que Madame Philippe doit l’appeler au téléphone vers 18 heures. L’un de nous (OPP Vergangen) se détache pour intercepter la communication. A 18 heures 30, une femme appelle par téléphone et se présente comme étant Mme Philippe. Elle demande ce qui lui est dû pour les livraisons effectuées. […] Elle dit que son mari est en traitement à l’hôpital Necker et qu’elle n’aura des revues et des films qu’au début du mois de février.
Le 28, ce jour, à 11 heures, Madame Olesniak nous fait savoir que Mme Philippe vient d’appeler et qu’elle viendra à la loge ce soir vers 18 heures.
A 17 heures 30, alors que nous nous trouvions dans la loge (OPP Rodriguez et Vergangen) pendant que les OPA maintenaient leur surveillance à l’extérieur, Mme Olesniak nous dit tout à coup : « Voilà Mme Philippe ». Nous n’avons que le temps de nous dissimuler dans la cuisine. C’est ainsi que nous entendons Madame Philippe qui s’exprime d’un ton très bas : « Avez-vous confiance en votre acheteur de film ? » – « J’ai besoin d’argent … » « J’apporterai des revues la semaine prochaine » – « Je pense que nous aurons des films meilleurs »
Station Métro PigallePuis « Mme Philippe » dit au revoir et sort de la loge en disant qu’elle reviendra le lendemain. Nous décidons de la prendre en filature pour voir si elle est venue en voiture. Elle remonte la rue ****, traverse, prend le boulevard de Clichy sur le terre plein central et s’engouffre dans le métro à la station Pigalle.

Cet extrait de rapport est, dans toute l’affaire Olesniak, le passage qui ressemble le plus à un polar, par la situation et le vocabulaire choisi (“nous n’avons que le temps de nous dissimuler…”, “d’un ton très bas”, “s’engouffre dans le métro”). Et encore… les deux policiers sont obligés de se cacher dans la cuisine avant de prendre en filature “Mme Philippe” (ce qui n’est pas très glorieux).

Arriveront-ils à arrêter cette mystérieuse “Madame Philippe” qui vient de “s’engouffrer” dans le métro à la faveur de la nuit tombant sur Paris ? Son mari est-il “en Suède” ou “à l’hôpital Necker” ?

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L’Affaire Olesniak, épisode 5

Le 17 janvier 1969, après une nuit au commissariat, Mme Raymonde Olesniak, concierge, est de nouveau auditionnée par la police (rappel). Après avoir présenté l’origine du projecteur, elle doit répondre aux questions des policiers sur l’organisation de ces projections pornographiques et sur l’origine des films et des photographies qui ont été trouvés chez elle. Il s’agit, pour les policiers, de cerner l’implication des différentes personnes.

Il n’y avait qu’une personne à la fois qui venait voir ces films. Il s’agissait en très grande majorité d’étrangers, des touristes de passage, et quelquefois mais rarement de français.
Ils m’étaient conduits par deux rabatteurs au type nord-africain ou méditerranéen dont j’ignore le nom et l’adresse, âgés de 30 à 40 ans, qui se montrent très circonspects et doivent prospecter le quartier Pigalle. L’un d’entre eux est assez grand, trapu, brun et porte une moustache ; ce doit être un chasseur ; l’autre est de petite taille, mince, brun, sans moustaches, il est souvent habillé en marron.
J’ai connu le grand incidemment, en septembre 1967. Tout à fait exceptionnellement, j’avais remplacé la « dame » qui tient le kiosque à journaux près du métro ***. Cet homme a regardé une revue de nus photographiques, autorisée, et m’a proposé des nus plus osés et des films en insistant sur le côté rentable de l’affaire. Il devait s’être concerté avec l’autre car ce dernier s’est présenté ensuite au kiosque et m’a fait la même proposition.
Un mois après environ, j’ai reçu la visite à la loge d’un homme d’une trentaine d’année, au type métropolitain, d’une taille de 1m75 environ, mince, aux cheveux blonds ou châtains, en tout cas pas bruns, toujours bien vêtu, portant une serviette en cuir noir. Il s’est dit envoyé par ces deux hommes. De sa serviette, il a sorti des revues suédoises pornographiques. Je lui ai acheté une vingtaine en noir et blanc à 20 frs. et une quinzaine en couleurs à 30 frs. Je lui ai pris aussi 6 livres pornographiques, illustrés, à 15 frs.
Par la suite il m’a dit s’appeler « Philippe » qu’il demeurait du côté d’Orléans, peut-être à Orléans, qu’il avait un pied à terre à Champigny sur Marne, qu’il voyageait beaucoup et qu’il aller chercher ses revues à Copenhague et en Suède.
J’ignore son nom, son adresse exacte, son numéro de téléphone, sa profession exacte.

kiosque à journauxC’est en occupant — en remplacement — un kiosque du quartier de Pigalle qu’elle entre en contact avec des revendeurs de pornographie. Les kiosques, avant l’invention des sex-shops, servent d’interface entre offre et demande. Nombreuses sont les surveillances policière des kiosques (et des bouquinistes des quais de la Seine), toujours suspectés de trafics divers. Le kiosque que Mme Olesniak a un moment occupé vendait des revues autorisées (Paris Hollywood par exemple). Mais, situé du côté de Pigalle, il attirait aussi des revendeurs, demi-grossistes, cherchant à écouler leurs revues interdites.
Acceptons un moment de croire sans réserve aux paroles de Raymonde Olesniak : elle est contactée par un “individu de type nord-africain” qui lui propose une bonne affaire, puis par un autre… puis par un individu “au type métropolitain”, “Philippe”, qui lui livre les revues. Les deux premiers serviront ensuite de rabatteurs à la concierge. Il semble que les “individus de type nord-africain” (reprenons ici les termes policiers) n’immobilisent aucun capital financier : ils “font du réseau” dirions-nous aujourd’hui. En circulant librement — “désoeuvrés” diraient les policiers — dans l’espace du quartier, en discutant, ils repèrent les “trous structuraux” qu’ils vont s’appliquer ensuite à combler. Trous structuraux entre détaillants et grossistes mais aussi entre détaillants et clients.
Ces tisseurs de réseau social n’intéressent que peu les policiers, ici. De fait, ils les connaissent déjà et s’échangent quelques bons services (“renseignements confidentiels”…). Les “immobilisateurs de capitaux”, extérieurs à l’espace pigallien, intéressent plus les policiers :

Cet homme est venu quatre fois à la loge en tout, la deuxième fois, c’était en janvier 1968. Il m’a livré 20 films pour la somme que je vous ai indiquée c’est à dire à raison de 200 à 150 frs pièce selon leur luminosité. J’en ai vendu environ une dizaine mais ils étaient très mauvais et je trouvais difficilement un acquéreur. Il m’a livré aussi une quarantaine de photos pornographiques, 20 revues pornographiques d’origine danoise ou suédoise en noir et blanc, et 15 revues en couleurs, aux prix que je vous ai indiqués.
(…)
En janvier 1968, cet homme lorsqu’il est venu pour la deuxième fois était accompagné d’une jeune femme d’une trentaine d’années, d’une taille de 1m65 environ, mince, aux cheveux blonds longs et raides, portant un manteau marron moucheté avec une fourrure beige autour du col. Elle pourrait être d’origine nordique. Je sais qu’elle parle anglais. Il me l’a présentée comme étant sa femme et a ajouté que si lui-même ne pouvait venir c’est elle qui le remplacerait. Je crois qu’elle travaille avec lui. En fait je me suis trompée tout à l’heure, c’est c’ette femme qui m’a apporté les films la deuxième fois, dans le courant de l’été 1968. Ils étaient ensemble et c’est elle qui m’a donné les films.
Je ne me souviens pas de son prénom. Elle ne m’a pas laissé de n° de téléphone. Une fois elle a voulu me le donner mais son mari l’en a empêché. Ce devait être en été 1968.
Cette femme est revenue lundi dernier 13 janvier, vers midi, seule. Je n’avais pas fini de payer la deuxième livraison de films. Elle m’a réclamé l’argent ou la restitution des invendus.
Elle doit me téléphoner demain matin, samedi, 18 janvier, mais je ne sais pas à quelle heure. A ce sujet, je lui avais demandé de patienter. En même temps, elle doit me dire la date à laquelle son mari doit revenir pour me livrer les revues et les livres.
(…) Je m’engage de la façon la plus formelle à ne pas les alerter et à faciliter leur interpellation.

Un couple est chargé de l’approvisionnement en films… et dans ce couple, la femme semble jouer un rôle de plus en plus important : au départ, l’homme est seul, puis il vient avec sa femme, puis, enfin, la femme travaille seule. La division sexuée du travail n’est donc pas simple, et encore une fois, il semble qu’une histoire de la pornographie doive concevoir que les femmes ne jouent pas qu’un rôle d’objet sexuel, mais peuvent jouer un rôle structurant dans l’organisation du commerce.
C’est cependant une présence minorisée par les sources : les femmes sont peu nombreuses à être condamnées et vont, dans les sources policières ou judiciaires, chercher à minimiser leur rôle et leur implication.
D’après la concierge, la femme de “Monsieur Philippe” est peut-être “d’origine nordique”. Serait-elle à l’origine de ce commerce ? On peut remarquer que les policiers s’intéressent rapidement à l’origine des films et des revues. Ils font promettre à Mme Olesniak de les aider à capturer la grossiste : “Je m’engage de la façon la plus formelle à ne pas les alerter et à faciliter leur interpellation.” déclare Olesniak.

(…) Sur les films en boîtiers :
Je tiens ces films d’une autre algérien nommé Sayed, dit Michel, âgé de 45 ans environ, de petite taille, qui me les avais (sic) vendus à raison de 120 frs pièce quelques mois avant que je connaisse Philippe, c’est à dire dans le premier semestre 1967. Le film qui se trouve sur le projecteur provient de ce lot. Je n’en avais vendu aucun. Je les trouvais d’excellente qualité et je les gardais pour les projections et surtout pour nous car mon mari et moi les passions souvent pour notre plaisir personnel.
Sayed demeurait rue des Martyrs à Paris 18ème, dans un immeuble juste à côté du Cabaret « Chez Mme Paul ». Il était concierge de l’immeuble mais avait une petite chambre à sa disposition. Il a disparu subitement il y a presque un an ; je crois qu’il les avait volés à un autre arabe. Je ne sais pas où il demeure ; il n’a jamais donné signe de vie.

Les agrandissements de photos pornographiques ont été donnés à mon mari par M. Tombet, un ouvrier de chez Renault, demeurant il y a quelques années à Boulogne-Billancourt. Nous l’avons perdu de vue. Je sais qu’il a été blessé lors d’une manifestation et résidait ces derniers temps dans le Loiret. Je ne me rappelle plus où.
(…)
Je prenais 50 frs au client qui m’était conduit pour voir une projection. Je passais deux films. J’ignore combien touchait le « rabatteur ».
Mon mari était au courant des faits. Il ne touchait jamais au projecteur que je faisais fonctionner moi-même mais il sortait l’écran, les films et assistait quelquefois à la projection. C’est moi qui encaissais l’argent. J’estime mes gains dans le courant de l’année 1968 à 2000 frs environ. Ils n’étaient pas très élevés. (…)

Il est rare d’obtenir, dans les sources policières, une expression directe du plaisir obtenu grâce à la pornographie. Le plus souvent les dossiers de procédure laissent croire que la pornographie n’est jamais consommée. Qu’elle circule de main en main, mais toujours presque par erreur, sans intention. Ici, c’est différent. La circulation de certains films s’arrête dans la loge de Mme Olesniak : “Je les trouvais d’excellente qualité et je les gardais pour les projections et surtout pour nous car mon mari et moi les passions souvent pour notre plaisir personnel”.
De même, certaines photographies ont pour origine un collègue de travail des usines Renault. On n’en saura pas plus sur ce monsieur : les policiers ni les gendarmes n’arriveront à retrouver sa trace.
En bref et pour conclure temporairement : les échanges pornographiques font ici partie de structures amicales, et la consommation se fait dans un cadre conjugal. Cette revendication implicite et encore sourde d’un droit au plaisir (qui est au minimum une expression publique de certains désirs) doit-elle être comprise comme une conséquence logique de “mai 68” (Olesniak est arrêtée à peine six mois plus tard, en janvier 1969) ? Je manque de recul, il me faudrait lire des archives des années cinquante ou quarante.

Le “dossier de procédure” que je présente ici sous une forme légèrement modifiée est l’oeuvre combinée de juges et de policiers, qui, pour condamner, doivent pouvoir présenter une histoire qui tienne l’épreuve du procès. L’historienne ou le sociologue, en se penchant sur ces pages froissées, jaunies et poussiéreuses, peut se retrouver pris par la narration qui est proposée. L’historien australien Stephen Robertson, qui analyse des matériaux proches, écrit : “j’ai été poussé à assembler les pièces d’un puzzle, à réconcilier entre elles les contradictions, à coller les pièces pour leur faire former une histoire cohérente et complète” [source]… mais les opérations de reconstruction par l’universitaire sont rarement présentées explicitement. C’est pour cette raison qu’ici, je profite pleinement du format du “blog” : je ne suis pas limité par un nombre de page, et le “feuilleton” permet de coller en partie avec le caractère linéaire de l’enquête policière telle que les documents la relatent. J’espère arriver à faire ressortir à la fois les logiques policières et judiciaires, mais aussi les logiques discursives des personnes dont certaines des paroles sont retranscrites par les policiers.

Dans l’épisode suivant, nous arrêterons peut-être, avec les policiers, la femme de “Monsieur Philippe”.

L’Affaire Olesniak, épisode 4

L’audition de Raymonde Olesniak, l’interrogatoire policier, nous apprend beaucoup de choses. Mais les questions des policiers ne sont presque jamais retranscrites. Certaines phrases que la concierge prononce dans ces rapports sont donc probablement des réponses négatives, ou affirmatives, à des questions invisible. Ces réponses ont été réécrites ensuite sous forme de phrases mises dans la bouche d’Olesniak… qui se met en partie à parler le jargon policier (“le sieur”, “pour des tiers”…).
Après avoir passé la nuit au commissariat, Raymonde Olesniak (et son mari, mais moins longtemps) est réinterrogée. Quelques thèmes intéressent les policiers. Le projecteur tout d’abord :

c’est un locataire de l’immeuble, M. Prunier Tommy opérateur de cinéma qui me l’avait prêté depuis septembre 1967, date à laquelle il l’avait achetée (sic).
C’est un ami de longue date ; il dîne très souvent à mon domicile. Il avait assisté à quelques représentations cinématographiques des films pornographiques que je possédais. Il ignorait que j’en faisais la vente. Il ne savait pas que je faisais des projections de ces films, payantes, pour des tiers. Mais il devait s’en douter. En tout cas je ne lui ai jamais rien dit.
Lors des projections cinématographiques auxquelles il assistait, il y avait quelquefois des amis. Jamais je ne lui ai vendu, prêté, ou donné des films, des revues ou photos. Cela ne l’intéresse pas. Son projecteur restait constamment à la loge. Il ne me le louait pas mais je lui rendais quelques services : entretien de son linge par exemple, ménage de sa chambre.
Depuis qu’il m’a prêté ce matériel, c’est à dire depuis septembre-octobre 1967, je faisais une à deux projections cinématographiques de films pornographiques dans la loge, le soir, vers 21h-22h, lorsque je ne risquais pas d’être dérangée par les locataires.
Il n’y avait qu’une personne à la fois qui venait voir ces films. Il s’agissait en très grande majorité d’étrangers, des touristes de passage, et quelquefois mais rarement de français.

Projecteur Heurtier
L’origine du projecteur (qui devait ressembler à celui de l’illustration ci-dessus), qui servait à la concierge pour diffuser ses films, est intéressante. Il lui a été prêté par un des locataires de l’immeuble, qui profitait de certaines projections : “Lors des projections cinématographiques auxquelles il assistait, il y avait quelquefois des amis“. Non seulement le petit commerce de la concierge est relativement intégré à ses activités officielles de concierge, mais on apprend aussi que la “consommation” de pornographie n’est ni une activité par essence solitaire, ni une activité uniquement conjugale, mais qu’elle est parfois organisée “entre amis”. Les difficultés d’approvisionnement (en films, en projecteurs, en photos…) avant la légalisation du porno pouvaient pousser à la mise en commun amicale des éléments permettant une consommation pornographique, consommation sociale plus qu’individuelle. La pornographie s’insère ici dans un réseau d’échanges de bon services : le projecteur contre le linge sale, par exemple. Ces dons et contre-dons se trouvent hors de l’économie monétaire. Dans la version de Raymonde Olesniak, l’argent ne circule pas entre amis.
Les policiers s’intéressent à ce réseau d’échanges amicaux : s’il s’avérait que de l’argent avait circulé, alors ils pourraient inculper Tommy Prunier, ou s’intéresser de plus près à lui. Les échanges monétaires, pour les policiers (et les juges) sont des signes sur lesquels ils peuvent s’appuyer pour transformer un “échange” en une “vente”. Raymonde Olesniak doit se douter du caractère crucial de la circulation d’argent pour éviter d’en parler.

Le lendemain, Tommy Prunier est à son tour entendu par les policiers. Il est né en 1940 (il a donc à peine 30 ans au moment de son audition). Il gagne 1250 francs par mois comme “opérateur de cinéma”, ce qui le place dans une tranche de revenu plus de 2 fois supérieure au salaire minimum de l’époque. Ses réponses confirment dans les grandes lignes les paroles de Raymonde Olesniak. Ecoutons-donc Tommy Prunier :

(…) Je suis un ami de la famille Olesniak. Je les connais depuis trois ans. Mme Olesniak s’occupe de mon linge et de mon ménage et je prends pension pour midi et le soir chez eux comme je suis célibataire.
Il est exact que le projecteur de cinéma HEURTIER que vous me présentez m’appartient. Je l’ai acheté à crédit dans le courant du mois de septembre 1967 pour passer des films commerciaux en 8mm ou super8 et des films de vacances.
Quelques jours après, je l’ai prêté à Mme Olesniak et il est toujours resté dans la loge où il risquait moins d’être volé que dans ma chambre et de façon à ne pas toujours le monter et descendre pour les projections qui étaient effectuer (sic) dans la loge.
Je ne l’avais pas acheté pour assurer des projections de films pornographiques.
Un soir, il y a quelques mois, Mme Olesniak m’a fait assister, en présence de son mari, à la projection de quatre ou cinq films pornographiques. Je ne les ai vus qu’une seule fois. Je crois qu’il s’agissait de films suédois. Elle m’a dit qu’elle les tenait d’un arabe que j’avais vu quelquefois, connu sous le nom de Michel dans le quartier. Il a disparu et j’ignore ce qu’il est devenu.

Prunier se présente explicitement comme un “ami de la famille”, pas comme un client, pas comme un employeur… même si une série d’échanges d’informations, de services, d’argent et d’objets lie Prunier aux Olesniak : il “prend pension”, son linge est nettoyé, il est invité aux projections porno, il prête son projecteur, elle le protège du vol, il apprend d’où viennent les films. Les relations domestiques sont ainsi parcourues par des échanges commerciaux (et ne pourraient exister sans ces échanges). Mais les questions des policiers visent à séparer nettement commerce et domesticité. Le droit dont ils sont les porteurs oblige à une séparation nette entre intimité et échange économique.
La sociologue Viviana Zelizer, qui étudie depuis une trentaine d’année les relations entre échanges monétaire et relations intimes, s’est souvent servie des procès. Dans The Purchase of Intimacy, elle écrit notamment que we can look at the courtroom as a sort of shadow theater in which the actors improvized stylized versions of everyday struggles using the distinctive idioms of their craft. [nous pouvons regarder ce qui se passe dans les tribunaux comme une sorte de projection d’ombres chinoises dans lesquelles les acteurs improvisent des versions stylisées d’eux-mêmes, en utilisant les langues propres à leurs métiers]. C’est un peu la même chose qui se passe face aux policiers : la concierge “conciergifie” son petit commerce pornographique, en le présentant en partie comme inscrit dans les relations d’une concierge à ses locataires (ou en séparant certains locataires entre eux : l’ami, qui est invité aux projections… et les autres, dont il faut attendre le coucher avant de démarrer les projections). Mais, comme le souligne Zelizer, le droit produit par les décisions de justice n’est pas gratuit : il ordonne les relations sociales.
L’affaire Olesniak, par les décalages qu’elle opère dans les dichotomies habituelles entre “intimité” et “commerce”, entre domaines féminins et domaines masculins… m’intéresse de plus en plus. Les policiers vont rapidement quitter l’immeuble et la loge de la concierge. Rapidement, ils vont s’intéresser à l’origine des films et des revues suédoises.

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L’Affaire Olesniak, épisode 3

Qui est donc cette concierge ? Et que vient-elle faire dans l’économie de la pornographie en 1969. Dans les épisodes précédents, nous avions commencé à suivre le travail de policiers qui cherchaient à arrêter un petit commerce porno : des projections porno dans une loge, en 1969.
Dans un article fort intéressant car programmatique, “Jalons pour une histoire culturelle de la pornographie en Occident” (disponible sur cairn.info, dans la revue Le Temps des médias), Olivier Laurent Martin écrivait :

Le développement du porno business rencontre l’adhésion d’une frange croissante des populations occidentales, jeune, ́éduquée, sensible aux thèses de la «lib́ération sexuelle», qui accède à
la maîtrise de sa procréation et réclame le droit au plaisir. (…) Il serait intéressant de déterminer avec précision la nature de la relation que l’on devine entre l’essor d’une culture de masse pornographique et l’activisme militant de groupes qui associaient libération sexuelle et révolution politique.

Ce programme de recherche est en effet nécessaire, mais ces groupes militants ont laissé des traces sans comparaison avec leur importance numérique. Dans l’affaire Olesniak, ainsi que dans la majorité des condamnations pour Outrages aux bonnes moeurs, le sociologue ou l’historien n’a pas affaire aux franges jeunes et éduquées… mais aux fractions en déclin des classes populaires ou bourgeoises. Quel rôle ces fractions, numériquement importantes, ont joué ?

Raymonde Olesniak est née Raymonde Dubois (noms et prénoms modifiés) en 1920, en Normandie. Au moment de son interpellation, elle atteint 50 ans. Ses revenus de concierge sont de 80 francs par mois. Elle tient aussi un kiosque à journaux le dimanche, qui lui rapporte quelques 400 francs par mois… mais pour elle comme pour les policiers, son identité sociale, sa profession, c’est concierge.

Son mari est âgé de 10 ans de moins qu’elle. Une rareté statistique qu’un tel écart d’âge. Dans la majorité des couples, l’homme est plus âgé que la femme (en moyenne, de 2 ans plus âgé). Pour les couples qui se sont formés dans les années quarante, seuls 10% comportaient un homme plus jeune… Alors un homme dix ans plus jeune, c’est très étrange, très rare… Mais c’est aussi le signe d’une mise en couple tardive, pour une femme (L’écart d’âge entre conjoints, PDF, 2006). Si l’on conçoit la différence d’âge entre hommes et femmes comme l’indice d’une “domination consentie”, pour reprendre l’expression de Michel Bozon, alors dans le cas Olesniak, toute une dynamique est mise en place qui contribue à faire de la concierge le personnage central.

Le mari de la concierge est ouvrier spécialisé aux usines Renault à Billancourt. Je trouvais étrange qu’il réside du côté de la place Pigalle… Mais les différents documents que j’ai pu consulter (le livre de Chombart, Paris et l’agglomération parisienne de 1952 et un rapport de M. Freyssenet “Division du travail et mobilisation…” 1979, p.305) montre que c’était possible, sinon fréquent : Paris est alors une ville ouvrière.
Chombart Billancourt
Il est né en 1930 en Pologne, a servi, pendant la guerre, d’ouvrier agricole dans une exploitation allemande (on n’en sait pas plus, mais cela devait être une forme d’esclavage, il avait à peine 13 ans). Après la guerre, il s’engage un moment dans la Légion étrangère (et est blessé en Indochine). Il est naturalisé français depuis quelques années.

Il gagne 900 francs par mois aux usines Renault. Logé “gratuitement”, et en combinant les revenus de sa femme, le couple gagne — légalement — quelques 1400 francs mensuels.

*

La perquisition est immédiate et fouillée, et les policiers découvrent de nombreux objets :

La visite minutieuse des lieux amène la découverte, un peu partout, notamment dans la chambre à coucher, dans le secrétaire, dans l’armoire, en plus des revues et photos déjà présentées par Mme et M. Olesniak de films 8m/m, de photos noir et blanc et couleurs pornographiques, certaines dans des enveloppes en cellophane, de livres illustrés de photographies pornographiques, de livres sans illustration, de dessins, gravures, de photos agrandies, etc…

Le couple est alors amené au commissariat, et les Olesniak sont auditionnés séparément. Le mari déclare ainsi (je souligne) :

Je reconnais que ma femme et moi depuis deux ans environ faisons à notre domicile des projections de films pornographiques pour des clients racolés à Pigalle par des chasseurs. Nous vendons des films, des revues nordiques et des photos pornographiques à des prix divers. Je savais que cela était défendu et nous faisons cela pour gagner un peu d’argent. Les films étaient vendus de 250 à 300 Frs, les revues nordiques 45 Frs le numéro et les photos couleurs 5 Frs pièce.

…pendant que Mme Olesniak signe la déclaration suivante (je souligne) :

Je reconnais que depuis six mois environ je reçois à la maison des personnes qui me sont emmenées soit par des chasseurs ou des Algériens. A ces gens je fais des projections de films pornographiques et propose à la vente des films, des revues et photographies pornographiques. Les films sont vendus 250 Frs, les revues 45 frs le numéro et les photos 5 frs pièce. Je sais que celà (sic) est défendu mais comme j’ai des ennuis d’argent, celà (sic) m’aidait.

À part la durée de l’illégalisme (depuis deux ans ou depuis six mois ?) les déclarations sont similaires. À ceci près que le “nous conjugal” domine dans les déclarations du mari, et que Mme Olesniak n’utilise que le “je” : j’ai des ennuis d’argent, je fais des projections…

*

Le lendemain, le client qui avait sonné chez la concierge pendant la perquisition se présente au commissariat. Il est auditionné. Jean-Jacques G* (noms et prénoms modifiés) est né en 1943, il a donc 26 ans au moment de l’affaire. Il est “analyste programmateur”. C’est un jeune cadre, un membre de cette frange croissante des populations occidentales, jeune, ́éduquée, sensible aux thèses de la «lib́ération sexuelle» dont parlait Olivier Laurent Martin. Voici comment il raconte aux policiers comment il a été impliqué :

(…) Il y a huit jours environ de cela, alors que je me promenais boulevard de Clichy à hauteur du métro « Blanche », j’ai été accosté par un homme, de type méditerranéen, avec un léger accent, vêtu d’un complet de couleur fonçée (sic), pull col roulé, qui m’a proposé de lui acheter des photos ou des revues pornographiques.
Je n’ai pas voulu lui acheter ce qu’il me proposait car cela ne m’intéressait pas. Par contre, voyant que ces objets ne m’intéressaient pas, il m’a alors proposé de participer à une séance de projection de films pornographiques. J’ai accepté.
Cet homme m’a alors conduit dans une rue toute proche que je connais fort bien (…)
L’homme a sonné à la porte extérieure et instantanément une femme de petite taille, blonde, avec plusieurs doigts de la main gauche que je crois sectionnés. [sic : phrase sans verbe]
Tous les trois nous avons pénétré dans la loge de la concierge qui se trouve au fond du couloir d’entrée de l’immeuble et en face. J’ai de suite deviné que cette femme était la concierge.
J’avais omis de vous dire que l’homme m’avait au préalable fixé le prix de la séance, sans préciser le nombre de films à passer à 150 francs (cent cinquante). (…)

Mais il n’avait pas suffisamment d’argent. Il remet alors à la concierge un chèque de 50 francs et demande un autre rendez-vous. La concierge lui téléphone le 16 janvier 1969, lui dit de revenir le soir même. C’est là qu’il se fait repérer.
Le petit commerce pornographique met ainsi en contact des mondes différents, le jeune cadre informaticien aux revenus suffisants pour dépenser 15% d’un salaire ouvrier pour visionner un film pornographique dans une loge… et la vieille concierge “avec plusieurs doigts sectionnés”, par l’intermédiaire de rabatteurs algériens.
Sont-ce ces contacts contre-nature-sociale qui sont en partie sanctionnés ? Rien ne vient véritablement soutenir cette hypothèse dans les documents écrits. Mais l’omniprésence de ces contacts dans les sources judiciaires laisse bien penser que le commerce pornographique en voie de normalisation après 1968, ne fut pas uniquement l’oeuvre d’un milieu social… mais peut-être bien le résultat de luttes, de relations, de tensions, entre différents milieux sociaux intéressés, à des degrés divers, par la participation à ce commerce. Cela reste à creuser.

*

Mais je n’ai pas répondu aux questions en suspens… Le client sera-t-il arrêté ou sortira-t-il libre du commissariat ? Son appartement sera-t-il perquisitionné ? D’où viennent les films ? Promis, dans l’épisode 4, vous en saurez plus.

L’Affaire Olesniak, épisode 2

Dans l’épisode 1, nous avions découvert que des policiers soupçonnaient l’organisation de projections pornographique chez une concierge en 1969.

Une “concierge”… L’affaire m’avait intéressé : au lieu d’un commerce pornographique dans un espace commercial, c’est dans un espace semi-privé, au coeur d’un immeuble que cela se passe. Comment peuvent se conjoindre ces deux sphères, commerciales et intimes ? Mais l’affaire m’avait aussi intéressé car elle mettait au centre des dispositifs de surveillances policières une femme. Or ces dernières sont rarement condamnées pour outrages aux bonnes moeurs. En 1970, par exemple, sur 177 condamnés on ne trouvait que 16 femmes (7 d’entre elles étaient mariées). Plus généralement, elles forment rarement plus de 10% des condamnés.
L’affaire Olesniak est d’autant plus étrange !

Revenons aux policiers. Dans leur rapport du 16 janvier 1969, ils écrivent :

Ce jour, une nouvelle surveillance était organisée au moment même où nous apprenions qu’une projection venait d’être faite. Alors que nous attendions l’arrivée d’un nouveau client, nous étions (OPP Rodriguez et OPA Legrand) abordés sur le boulevard de Clichy par un nord-africain qui sans préambule nous proposa de voir « du cinéma cochon ». Nous acceptions aussitôt sans discussion du prix. L’homme nous entraina alors sur le boulevard de Clichy, puis par la rue *** et rue des Martyrs, où nous le suivions jusqu’au *** de cette rue.
La loge de la concierge est située, de face, au fond du couloir. Le nord-africain frappa à la porte qui fut entrouverte par une femme blonde qui nous pria d’entrer. Le nord-africain s’adressant à cette femme lui dit que nous voulions voir ou acheter des films et des revues nordiques puis cet homme sorti (sic) aussitôt en disant « je vais revenir ».
Nous notions la présence alors d’un homme qui se trouvait dans la 2e partie de la loge à usage de chambre à coucher. Nous le voyions sortir un film d’une armoire et le déposer sur la table de la salle à manger devant nous. La femme prenait également dans la chambre, sans pouvoir voir où, des revues nordiques qu’elle nous présentait immédiatement. Elle déclara qu’elle vendait les films 30 frs puis se reprenant 300 frs pièce, les revues nordiques couleur 45 frs pièce et les photos couleur 5 frs pièce. Tout en parlant, elle installait sur la table de la salle à manger un projecteur qui était déjà branché et qui se trouvait sur le sol devant le buffet avec un film tout prêt.
A ce moment même nous déclinions notre qualité en exhibant nos plaques de police et nos cartes de réquisition.
(…)
Une perquisition aussitôt effectuée en leur présence permettant la découverte d’un certain nombre de documents, photos et films, livres illustrés ou non, gravues ou dessins. Cette opération fera l’objet d’un proçès-verbal (sic) séparé.
(…)
Mentionnons que pendant notre opération de perquisition un individu s’est présenté à la loge et sur notre question a répondu « qu’il venait voir ». La femme Olesniak nous dit alors qu’il s’agissait d’un très bon ami qui venait passer la soirée chez elle. Mais cette dernière étant dans l’impossibilité de donner le nom ou le prénom de ce « bon ami », celui-ci a été invité à se présenter au siège de notre service le 17 à 15 heures.

En pleine surveillance sur le boulevard de Clichy, les deux policiers, l’OPP (officier de police principal Rodriguez) et l’OPA (Officier de police adjoint Legrand) se font accoster par un “nord-africain”, qui joue le rôle de rabatteur pour la concierge. Ce rabatteur devait être nouveau : il n’a pas reconnu les policiers (qui se plaignent quelques lignes auparavant au début de leur rapport qu’ils sont trop connus place Pigalle). Ce rabatteur les amène, comme par hasard, chez la concierge.
C’est bien dans la loge de la femme que les films sont projetés. Une loge typique de concierge, apparemment, car les policiers ne prennent pas soin de la décrire en détail. Une seule pièce, séparée par une cloison à mi-hauteur, qui sert de loge-salle à manger-chambre à coucher.
Thomas Glynn La Pornographie danoise, 1970Et l’on propose aux policiers des “revues nordiques”. Pourquoi “nordiques” ? A partir de 1967, le commerce pornographique est légalisé dans quelques pays scandinaves, et “nordique”, ou “suédois”, ou “scandinave” devient un synonyme de “pornographique”. Parfois, les “revues nordiques” ne viennent même pas de pays du nord.
Certains ouvrages jouent sur ces références (comme “La pornographie danoise”, dont la couverture est ici reproduite, et qui ne porte pas du tout sur la pornographie danoise).

Revenons aux questions de genre.
L’on apprend dans le rapport que la concierge n’est pas seule dans l’affaire (alors que, jusqu’à présent, elle était la seule mentionnée). Un homme est présent, qui semble jouer un rôle : il apporte un film. Mais c’est la concierge qui donne les prix (que le “nord-africain” — un autre homme — n’avait pas mentionnés), qui va chercher les revues, qui s’occupe du projecteur. Sur presque tous les plans, c’est elle qui maîtrise la situation. L’affaire est décidément intéressante : dans la plupart des autres dossiers que j’ai consultés, les policiers montrent rapidement leur intérêt pour l’homme, quand un couple est surveillé. Parfois même, ils laissent libre la femme pendant que le mari est emprisonné (et semblent surpris quand cette femme continue à faire commerce…).
Ici, c’est “la femme Olesniak” qui est au centre. D’ailleurs, c’est bien elle qui prend la parole quand un client arrive. Elle tente même de tromper les policiers, en présentant cet homme comme un ami : signe, s’il en était besoin, qu’elle ne s’avoue pas vaincue.

En 1969, donc, le commerce pornographique, pour exister dans l’illégalité, s’était inséré jusqu’au coeur même des espaces privés, moins soumis à la surveillance policière. Des femmes pouvaient en être responsables, du moins, ici, à une toute petite échelle… A Pigalle, ce commerce apparaissait, publiquement du moins et aux yeux des policiers, comme un commerce “ethnique”, où les intermédiaires étaient “nord-africains”. Questions de délimitation des sphères (publique/intime), questions de genre, questions de racialisation… décidément, cette affaire est fort intéressante.

Le client sera-t-il arrêté par les policiers ? D’où viennent les films et les revues ? Quels revenus apportent-ils à ce couple ? Quel est le rôle du mari dans toute l’histoire ? Dormiront-ils en prison ?… vous le saurez au prochain épisode (la semaine prochaine).

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L’Affaire Olesniak, épisode 1

L’Affaire Olesniak, c’est une petite histoire judiciaire qui se déroule entre 1969 et 1971 à Paris. En une dizaine d’épisodes (probablement un par semaine), je vais relater ici-même le travail de la police.

Le 16 janvier 1969, l’affaire débute. En bonne logique policière : par un rapport.

Voici comment leur rapport commence :

Depuis un certain temps des renseignements obtenus au cours de notre service journalier de voie publique nous faisaient connaître que des touristes, français et étrangers, étaient racolés aux environs de la place Pigalle pour être conduits chez des particuliers où étaient organisés des projections de films pornographiques.
Ce genre de racolage était effectué soit de jour, mais plus particulièrement de nuit par des nord-africains ou des français aux environs des boites de nuit de Montmartre en général mais plus souvent à proximité de la rue Pigalle et des Boulevards de Clichy et Rochechouart.
Des surveillances furent organisées à différentes reprises aux abords de la Place Pigalle, mais la faune des chasseurs de boites de nuit, travestis et autres nous connaissance (sic) de bonnes date, ces surveillances s’avéraient difficiles.
Toutefois lors de ces surveillances, nous apprenions que des projections étaient effectuées depuis bien longtemps chez une concierge de la rue des Martyrs, dans la portion comprise entre le boulevard Rochechouart et la rue ***.
Des surveillances furent à nouveau établies, notamment dans cette artère et notre attention fut attirée par des allées et venues discrètes de nord-africain conduisant de temps en temps un homme, jamais le même, au *** rue des Martyrs.
Or, à cette adresse, la loge est tenue, suivant nos renseignements, par une femme assez forte, blonde, âgée de la cinquantaine environ, signalement correspondant à celui qui nous avait été donné par un informateur.

Avant d’aborder la suite du rapport (dans le prochain épisode), posons-nous un moment sur cette description du boulevard de Clichy. Il apparaît ici comme une plaque tournante du commerce pornographique. Mais ce commerce est, du point de vue des policiers, structuré de plusieurs manières. D’un côté les touristes. De l’autre des petits travailleurs du sexe (rabatteurs, travestis…). Et enfin, spécificité de l’affaire, des “particuliers”, chez lesquels des projections de films pornographiques sont organisés.
Nous sommes en 1969, et les films pornographiques sont interdits : ils constituent des objets outrageant les bonnes moeurs. Ce n’est que vers 1974-1975 que la pornographie sera autorisée, puis régulée. Mais interdiction ne signifie pas absence. Le commerce de la pornographie est bien vivant, surtout depuis que, en 1967, certains pays scandinaves ont accepté de libéraliser ce commerce. Mais le commerce de “la porno”, en France, reste clandestin… et il faut pouvoir apparier offre et demande.
Cet appariement, c’est l’affaire des rabatteurs. A Pigalle, ces rabatteurs sont décrits par les policiers, très souvent, comme des “nord-africains”. D’un côté la pornographie, c’est un petit commerce ethnique, dans lequel des immigrés (originaires d’Algérie le plus souvent) jouent un rôle. Entre la station Pigalle et la station Barbès, il n’y a qu’une station intermédiaire. De l’autre, l’expression “nord-africain”, ou “de type NA”, est un restant du contrôle policier des populations maghrébines pendant la guerre d’Algérie… mais j’en sais bien trop peu pour m’étendre dessus. Les catégories racialisantes, en tout cas, perdurent.

Carte : Zone de résidence des “Nord Africains” à Paris, en 1950.
Chombart de Lauwe Paris et l agglomeration parisienne 1952

Le regard policier, fort explicite dans les rapports que, semaine après semaine, je vais vous proposer, n’est pas le seul regard présent. Nos policiers se trouvent sous le regard des intermédiaires : les surveillances sont difficiles, nous sommes trop connus ! disent-ils. Mais les travestis, les chasseurs de cabaret et autres prostituées n’ont pas laissé de traces quotidiennes de leur surveillance. Dommage.
Passons au dernier point que je souhaite aborder aujourd’hui : la concierge ! Sans la concierge, pour être honnête, l’histoire m’aurait bien moins intéressé. Mais là, nous avons une personne, centrale dans la vie d’un immeuble parisien, qui est soupçonnée d’organiser, dans sa loge (qu’on imagine petite), des projections pornographique pour des touristes amenés par des “nord-africains”.

L’information “confidentielle” donnée aux policiers sera-t-elle suivie ? La concierge organise-t-elle vraiment des projections dans sa loge ? Sera-t-elle arrêtée ? Vous le saurez au prochain épisode.

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Mise à jour (5/3/2008) : l’épisode 2 est en ligne

La fin des bonnes moeurs

Après avoir enquêté sur les sex-shops et écrit un livre… mes recherches continuent en partie à s’intéresser aux commerces pornographiques. J’étudie en ce moment la construction d’un marché du sexe à partir de sources judiciaires et policières : les procès pour outrages aux bonnes moeurs, entre 1967 et le début des années soixante-dix.
L’outrage aux bonnes moeurs est un bel objet : il est défini dans le Code pénal (articles 283 et suivants), mais les “bonnes moeurs” elles-mêmes étaient laissées à l’appréciation des juges… Mais, avant-même que les juges interviennent dans ce processus, la définition des bonnes moeurs est laissée aux policiers, qui vont décider ou non de considérer que telle chose participe aux bonnes moeurs ou non. C’est donc un domaine du droit où le travail des différents acteurs intervient dans la définition de la situation. Et, plus intéressant encore pour moi, les “OBM” ont été peu étudiées par les juristes : ce sont toujours les mêmes 3 ou 4 décisions publiées qui sont citées… et très peu de décisions concernant les OBM ont été publiées.
Pour mieux saisir le travail de la justice, un outil est très intéressant, le Compte général de la justice, qui a publié annuellement des statistiques sur les condamnations. Voici un graphique résumant l’épuisement des condamnations entre 1958, début de la Ve République, et 1985… Je n’ai pas, pour l’instant, réussi à trouver le nombre de condamnations entre 1986 et 1993 (année où l’outrage aux bonnes moeurs disparaît du Code pénal).
Statistiques Condamnations pour outrages aux bonnes moeurs
L’installation du gaullisme s’accompagne d’une hausse des condamnations pour OBM, qui retombent assez rapidement. En 1969, entre de Gaulle et Pompidou, minijupe et sexy danoises, les juges s’arrêtent de condamner. L’installation du pompidolisme renforce les condamnations. On trouve dans les archives judiciaires des lettres d’un sous-ministre quelconque à un sous-directeur transférant une dénonciation anonyme (“Machin, il a des revues porno”) aux services compétants… Mais la mauvaise grippe de Pompidou, puis le libéralisme giscardien, vont tuer les Outrages aux Bonnes Moeurs. Sous Mitterrand, les choses statistiques ne sont pas encore très claires (changements de catégories statistiques et autres modifications rendent les comparaisons difficiles).
Mais qui sont ces condamnés ? Quelles sont les catégories sociales les plus soumises aux regards policiers et judiciaires. Je propose aux lectrices [et lecteurs… mon usage du féminin comme neutre n’est pas compris] un petit jeu. Quelles sont les catégories socio-professionnelles les plus riches en condamnation pour OBM ? (Catégories utilisées : agriculteurs (gros, petits), salariés agricoles, artisans, commerçants (gros, petits), cadres, employés (privé, public), instituteurs, professions libérales et professeurs, OQ, OS, manoeuvres, personnel de service, clergé et artistes, non actifs…)

La chasse aux godes

J’ai déjà eu l’occasion de souligner que les godemichets étaient interdits en France au début des années 1970. Tout comme diverses représentations pornographiques, ils constituaient un outrage aux bonnes moeurs (voir ici l’activité du tribunal de grande instance de Paris en 1971).
Mais l’interdiction des godemichets était-elle “réelle” ? Jusqu’où les divers acteurs du monde judiciaire ou policier se mobilisaient-ils pour les interdire sur le territoire français ?
J’ai trouvé un exemple — peut-être extraordinaire ou folklorique — dans des archives judiciaires. Notez : afin de protéger les personnes impliquées, j’ai modifié une partie des caractéristiques.

Au tout début de la décennie 1970, le Commissaire divisionnaire chef de la brigade mondaine envoie au procureur de la République ce rapport suivant :

Objet : enquête de flagrant délit,
J’ai l’honneur de vous transmettre ci-joint la procédure établie à l’encontre du nommé F…. Emile, Simon, né le 24 février 1914 à Montreuil (Seine Saint Denis), domicilié [17e arr], susceptible d’être inculpé d’Outrage aux Bonnes Mœurs
Après plusieurs surveillances, les officiers de Police de ma Brigade ont procédé le 24 courant à 19 heures 45, à l’angle de l’Avenue des Champs Elysées et de la rue Pierre Charron à Paris 8ème, à l’interpellation du nommé F… Emile qui tentait de vendre une certaine quantité de godmichets [sic].
La fouille effectuée à l’intérieur de la voiture du susnommé a permis de saisir et placer sous scellé un carton contenant 19 godmichets et un lot de petits objets en matière plastique adaptables sur ces godmichets.
Au cours de la perquisition à laquelle il a été procédé, 8 Bd […], deux films obscènes ont été saisis et placés sous scellés.
F… Emile a reconnu avoir fabriqué lui-même ces objets contraires aux bonnes mœurs, et en avoir déjà vendu une vingtaine à raison de 10 ou 15 francs pièce.
Quant aux deux films pornographiques découverts à son domicile, il prétend qu’ils ont été abandonnés chez lui par un ami, et affirme ne pas en faire le trafic.
En raison de son état de santé (il souffre d’un infarctus), et compte tenu des garanties de représentation offertes, le sieur F… Emile a été laissé libre aux charges d’usage.
[signé – le commissaire divisionnaire]

Que constate-t-on : une personne était surveillée (la soupçonnait-on de vendre des “godmichets”?). La découverte de ces objets n’a pas rendu la surveillance inutile : à partir de la découverte de ces objets, une inculpation pouvait être imaginée.
Mais que constate-t-on encore ? Ces godes étaient fabriqués par le vendeur. Il ne s’agissait pas d’un trafic international, ou d’une fabrication à l’échelle industrielle. Le fabricant était ici aussi le grossiste et le détaillant. L’illégalité de la pornographie conduisait-elle à une multiplication des petites entreprises ? A la lecture de ces archives, il me semble que oui.
Mais pour mieux comprendre cette affaire, il faut remonter un jour plus tôt, quand le subordonné du commissaire divisionnaire écrit à ce dernier :

Début NNNNN 1970, un renseignement condidentiel, parvenu à notre service, nous faisait savoir qu’un individu domicilié dans le 17e arrondissement, propriétaire d’une vieille simca immatriculée XXXX NN 75, vendait des godmichets.
Le propriétaire de la Simca était identifié. Il s’agit du nommé F… Emile (état-civil mentionné en tête du présent). Cet individu avait été interpellé par notre service en 1967, et ce dans les circonstances suivantes.
– – –
Le X NNN 1967, au cours de l’exécution de la commission rogatoire n°XXX en date du NN XXXX 1967, délivrée par Monsieur U*** juge d’instruction, du chef d’outrages aux bonnes mœurs par la voie de photographies ; une perquisition effectuée au domicile du nommé F… Emile 8 bd […] à Paris 17e et dans un local commercial, 55 rue de … à Paris 8e, permettait la découverte d’objets contraires aux bonnes mœurs, qui n’entraient pas expressement dans le cadre de la délégation.
Il s’agissait de « godmichets » et du matériel nécessaire à leur fabrication.
Monsieur U***, informé, prescrivait la Brigade Mondaine de poursuivre l’enquête en flagrant délit.
Le nommé F… reconnaissait avoir fabriqué une cinquantaine de « godmichets ». Sur ce nombre une trentaine aurait été commercialisée, à raison de 20 à 30 francs l’unité, permettant à F… de réaliser un bénéfice de l’ordre de 1000 à 1500 francs.
– – –
Plusieurs surveillances étaient exercées aux abords du 8 Bd … domicile de l’intéressé.
Ce jour à quinze heures trente, nous pouvions voir le nommé F… Emile sortir de l’immeuble et prendre place à bord de sa voiture garée sur le trottoir devant le n°8 du Bd […]
Il prenait la direction du bois de Boulogne. La circulation intense à l’entrée du bois ne nous permettait pas de continuer la filature.
Nous reprenions la surveillance boulevard de […]. A 17 heures 15 le nommé F… rejoignait son domicile toujours au volant de son véhicule puis repartait quelques instants plus tard pour se rendre Avenue des Champs Elysées. Il garait sa simca sur la contre-allée à hauteur de la rue Pierre-Charron.
Le Sieur F… pénétrait à l’intérieur du café Le Colisée, avenue des Champs Elysées, porteur d’un porte document et d’une petite mallette bleue de la Pam-Am.
Manifestement à la recherche d’une personne, l’intéressé détaillait les nombreux clients de l’établissement puis se rendait au sous-sol pour téléphoner. Il demandait ensuite à l’un des garçons si l’on n’avait pas demandé Monsieur F… Le garçon répondait par la négative.
L’intéressé s’installait ensuite à une table à l’intérieur du Colisée, face à l’entrée du café.
A 19 heures, il quittait cet établissement, puis, semblant trés (sic) méfiant faisait du « lèche vitrine » sur les Champs Elysées jusqu’à 19 heures 45, heure à laquelle il regagnait son véhicule. Nous l’interpellions à ce moment là, après avoir décliné nos qualités.
Monsieur F… reconnaissait spontanément que son véhicule contenait des « godmichets », qu’il s’apprétait à vendre à un client, répondant au prénom de Roger. Il précisait qu’il n’avait pu encore rencontrer le dit Roger, dont il ignorait tout.
[signé : l’officier de police principal]

On peut presque sentir l’atmosphère — nécessairement enfûmée — de la chasse au gode en 1970 : les policiers de la Mondaine recevant, en échange d’un service, les confidences d’un indicateur, mettant en route une enquête, identifiant le propriétaire de la simca, se cachant — en planque — devant son domicile. Le “Colisée”, bistrot quelconque, enfûmé lui aussi. Le garçon, essuyant les verres, les policiers, entrant (ils commandent un demi, puis un autre, ils restent au bar) et cherchant à repérer le vieux “à la mallette de la Pam-Am”. Le vendeur de godes, qui, étrangement, court un peu partout dans Paris.
Emile F… est “connu des services” : en 1967, il a déjà été coincé… pour “OBM” (outrage aux bonnes moeurs). Il fabriquait déjà, de manière artisanale, des godes. Il est possible que, suite à l’indication confidentielle et à la découverte qu’il s’agissait bien d’un fabricant-détaillant de godes, les policiers avaient presque la certitude qu’Emile F… vendait toujours ses gadgets.
Ce qui m’intéresse ici, c’est que cela n’a pas poussé les policiers à conclure que le surveiller était du temps perdu. Prendre sur le fait un dealer de godes était suffisamment motivant pour s’astreindre à une surveillance et à une filature. Les godemichets faisaient bel et bien l’objet d’une interdiction, et le respect de cette interdiction pouvait mobiliser les officiers de police…et, par la suite, le procureur et le juge.

Au cours de l’audition d’Emile F… on apprend qu’il a quelques connaissances techniques, principalement mécaniques, et qu’il est représentant en matériel cinématographique [les policiers trouvent d’ailleurs chez lui deux films pornographiques]. Cette audition ne nous apprend pas grand chose d’autre. Mais les policiers semblent s’intéresser aux origines des “godmichets” : se pourrait-il que les personnes ayant fourni les matériaux soient au courant de leur destination finale ? Cet “outrage aux bonnes moeurs” implique-t-il d’autres personnes. Emile F… ne va impliquer personne (du moins publiquement) : il ne connait personne, ni “Roger”, ni les autres acheteurs :

Ce soir au moment où j’ai été interpellé par les policiers, j’avais dans mon véhicule des godmichets. J’avais rendez-vous au pont de Puteaux avec un certain Roger, qui m’avait téléphoné et à qui je devais montrer et vendre éventuellement des godmichets. Je n’ai pas trouvé cette personne et sachant que ce Roger fréquentait le café Le Colisée avenue des Champs Elysées, je me suis rendue (sic) à cette adresse. Le prénommé Roger devait me reconnaître à mon sac bleu de la Pam-Am. Mais je n’ai pu le rencontrer.
[…]
Comme je vous l’ai dit, j’ai déjà été interpellé par vos services en 1967 pour ce même motif. Depuis j’avais totalement cessé ce trafic. Ce n’est qu’au mois de septembre 1969 que j’ai recommencé à fabriquer des godmichets.
J’ai dû en fabriquer environ quarante, sans plus. Je les ai fabriqués chez moi. Pour ce faire, j’ai utilisé deux moules en plâtre que j’ai confectionné moi-même, et le four de ma cuisinière.
En ce qui concerne la pâte, j’emploie du polyéthylène replastifié à l’huile vaseline.
En ce qui concerne le polyéthylène, je l’ai obtenu gratuitement en échantillonnage, auprès de la maison Rhône-Poulenc, rue NN NN à Paris. En ce qui concerne l’huile de vaseline je me suis fourni chez des droguistes.
A cette époque mon amie Claudine G… était absente. Elle était en vacances chez sa mère dans l’Indre et Loire.
Je vous affirme que mon amie n’est pas au courant de ce trafic.
En dehors de ces quarante godmichets je n’ai pas fabriqué d’autres, car j’ai en fait du mal à les écouler. Comme je vous l’ai dit précédemment, jusqu’à présent j’ai du réussir à en vendre environ une vingtaine, sans plus.
En dehors de toute main d’œuvre, j’estime que la fabrication d’un godmichet me revient à environ 0 francs 60.
En principe, je vends ces godmichets à raison de 10 ou 15 francs pièce.(…)
En ce qui concerne la vingtaine de godmichets que j’ai déjà vendus, je ne puis vous apporter aucune précision sur leurs acheteurs. Il s’agit en fait de relations qui m’étaient adressées par d’autres relations. J’ignore leurs noms et leurs adresses. Je ne puis rien vous dire à ce sujet.
J’ai fabriqué à nouveau des godmichets parce que, d’une part j’ai été sollicité, et d’autre part j’ai appris que des firmes étrangères en vendaient en France, et j’en ai déduit que cela était maintenant plus ou moins autorisé.
Comme je vous l’ai dit, j’ai eu des difficultés à vendre ces godmichets, et je n’ai pas l’intention de poursuivre ce trafic.
En ce qui concerne les deux films obscènes découverts à mon domicile, je les détiens chez moi par un ami qui réside habituellement à Dakar. Je ne l’ai jamais revu depuis.
Je n’ai jamais utilisé ces deux films et n’ai jamais cherché à les vendre.

Peut-on faire de l’herméneutique à partir du discours d’Emile F… ? Nous ne disposons pas des questions des policiers, et la transcription n’est probablement pas verbatim. La structure de l’audition doit certainement reprendre un modèle habituel qu’il va me falloir saisir. Tout ce qui est écrit, ici, a pour but de minimiser les risques : Emile F… restreint le cercle des impliqués à lui seul. Il, seul, a fabriqué. Lui, seul, a été acheter (ou soutirer) les matériaux de base. Son amie n’est pas au courant. Les clients ? Disparus !
Emile F… semble se contredire : il dit presque simultanément que s’il a recommencé à fabriquer ces objets, c’est suite à des demandes, et qu’il a du mal à les écouler. Il laisse sous-entendre l’existence de réseaux d’interconnaissance (“des relations qui m’étaient adressées par d’autres relations”) qui permettaient à la pornographie de circuler.
Ces relations s’arrêtent-elles au monde de l’achat… ou sont-elles aussi liées à la production. Emile F… est-il réellement un fabricant ? N’est-il pas plutôt un intermédiaire ? La perquisition ne repère pas de moule en plâtre (en 1970 du moins, car en 1967, le “matériel nécessaire à la fabrication” est indiqué). D’autres objets sont découverts avec les godes, que les policiers décrivent comme «soixante neuf objets en matière plastique adaptables sur ces godmichets». On ne sait pas d’où viennent ces objets.
L’hypothèse du petit fabricant de gode, utilisant une recette connue de lui seul, ou circulant — souterraine — parmi les petits dealer de porno, me séduit pourtant. Elle me séduit, parce qu’il est alors possible d’opposer ce mode de fonctionnement (illégal, semi-secret, basé sur l’interconnaissance et des signes de reconnaissance étranges — la Pan-Am…) à ce qui se met en place au même moment : un marché de la pornographie en voie de légalisation encadrée, avec ses gros acteurs commerciaux, ses circuits, ses modes de gestions…

Suites : dix mois plus tard, en première instance, Emile F…, défaillant, sera condamné à neuf mois de prison et cinq cent francs d’amende, « attendu qu’il résulte des documents de la cause et des débats la preuve qu’à Paris, courant mil neuf cent soixante dix, et plus spécialement le vingt quatre NNNNN mil neuf cent soixante dix, en tout cas depuis temps non prescrit le nommé F… Emile a fabriqué, détenu en vue d’en faire commerce, transporté, vendu, offert, même non publiquement, des godmichets (sic), objets contraires aux bonnes mœurs».

Quelles victimes ? L’outrage aux bonnes moeurs en 1971

A la fin de l’année 1970, les pouvoirs publics décident de frapper fort et de pousser à la fermeture les “sex-shops” qui s’ouvrent alors à Paris. Des perquisitions ont lieu, qui donnent naissance, en 1971, à des séries de procès pour “outrages aux bonnes moeurs”… dont on retrouve, aujourd’hui, la trace aux Archives de Paris.
Les “réseaux” d’importation sont frappés. Jamais un aussi grand nombre de suédoises et de danois n’avait été condamné. Mais ces réseaux restent probablement des aventures d’amateurs… Voici, par exemple, l’aventure de Ryoichi O., Tetsuji Y. et Masuda M., trois japonais qui ont alors une petite vingtaine d’année. En juin 1971, ils sont détenus (à la prison de la Santé) depuis un mois et demi :

Le 29 avril 1971, les nommés (…) ont été appréhendés, par les policiers, porteurs ensemble de 292 publications contraires aux bonnes mœurs, qu’ils avaient, ensemble, importées en France par la frontière suisse.
[I]ls ont expliqués qu’ils avaient acheté, ensemble, contribuant chacun pour un tiers, 300 revues de ce type au Danemark au prix unitaire de un dollar, qu’ils étaient passés en Allemagne où ils n’avaient pas réussi à en vendre, puis en Suisse où ils en avaient vendu huit au prix de cinq à huit dollars pièce de telle sorte qu’il leur en restait 292 qu’ils ont introduites en France pour les vendre à raison de cinq à huit dollars pièce.
(source : Archives de Paris, 2211w319)

Pour avoir enfreint l’article 283 du Code pénal de l’époque, ils sont condamnés à 45 jours de prison et à plus de 20 000F d’amende. On les imagine, au printemps 1971, errer en Europe avec leur chargement de revues pornographiques en danois, ne trouver aucun client en Allemagne, trouver par miracle un Suisse amateur de frivolités scandinaves, et se faire pincer à la frontière helvèto-française.
Je n’en sais pas plus sur ces trois japonais, ni sur ce qui constituait précisément l’outrage aux bonnes moeurs.
Certains jugements sont très courts, et ne permettent pas — sauf à avoir accès au dossier de procédure par dérogation — de comprendre grand chose. Ainsi ce jugement de mars 1971, concernant un certain André S., condamné pour avoir fabriqué et commercialisé des «godmichets (sic) objets contraires aux bonnes moeurs»

D’autres jugements sont un peu plus précis. En avril 1971, trois patrons de sex-shops sont condamnés le même jour, et avec eux les fabricants de certains objets. «Une statuette en céramique représentant un couple humain accomplissant le coït» est au coeur de l’affaire :

le (sic) seule notion du caractère artistique prêté à l’objet ne saurait faire disparaître son aspect outrageant pour les bonnes mœurs (…) en l’espère la statuette représente une scène d’accouplement et (…) l’auteur ne s’est pas borné à suggérer une attitude « amoureuse » mais a pris soin d’exposer aux regards le sexe de l’homme en érection au cours de rapports sexuels donnant ainsi volontairement à sa composition un caractère obscène

Le sculpteur et le patron du magasin devront payer une amende de 1000F.
Le même jour, le même tribunal s’intéresse à des «moulages en matière plastique représentant une femme agenouillée, la tête rejetée en arrière, la main gauche sur le sexe, le médius semblant pénétrer dans le vagin» et «des bougies représentant un phallus»

il convient de remarquer que la circonstance que de tels objets soient offerts dans des magasins spécialisés dits « Sex Shop » tolérée par les mœurs actuelles n’a pas pour effet de faire disparaître le caractère éventuellement outrageant des objets qui s’y trouvent réunis ; (…) il appartient au Tribunal de rechercher ce caractère soit à raison des particularités intrinsèques des objets, soit de leur mode de présentation et de l’intention d’éveiller la curiosité ou les instincts malsains de la clientèle à lequelle ils sont offerts (…)
Attendu qu’en l’espère les bougies, bien qu’évoquant des phallus, ne présentent pas un caractère d’obscénité suffisant, que par contre le moulage représentant une femme se livrant à un attouchement obscène demeure outrageant (…)

La bougie-phallus n’était, dans ce cas, pas assez phallique pour atteindre “un caractère d’obscénité suffisant”, mais la statuette, oui, même sans phallus.
La troisième affaire, toujours le même jour, s’intéresse à la présentation de certains objets présents dans le “Holy Center Sex Shop” :

par ailleurs l’appareil dit « vibro masseur » ne saurait être en lui-même considéré comme outrageant pour les bonnes mœurs, mais (…) décoré d’un préservatif fantaisie, il atire l’attention sur son utilisation sexuelle et entre dès lors dans le champ d’application de la loi pénale
(source : archives de Paris, 2211w260)

On n’a là ni phallus, ni sexe, mais un objet habituellement “camouflagé” qui est décamouflagé par l’adjonction d’un préservatif. Le vibromasseur seul, le préservatif seul : aucun problème, pas d’outrage. L’union des deux, même d’une manière humoristique : outrage.
Des jugements de ce type, l’on en rencontre aussi les années suivantes. Les mêmes personnes, parfois, se retrouvent, deux ans plus tard, encore sous le regard de la 17e chambre du tribunal correctionnel de Paris. Le 31 janvier 1973, c’est un appareil un peu étrange qui est présenté, qui «se compose d’une bague en caoutchouc rose destinée à enserrer le pénis en état d’érection,(…) cette bague est elle-même surmontée d’une « protubérance » de même matière se présentant sous l’aspect d’une grosse fraise granuleuse destinée à frotter le sexe féminin lors des rapports sexuels en vue d’augmenter le plaisir sensuel de la femme. [Cet] appareil, de type simple, a été également importé et commercialisé dans une autre version comprenant un vibrateur électrique incorporé dans la protubérance, relié par un fil à un petit boitier comportant une pile électrique et un rhéostat, (…) le bouton du rhéostat permet de faire varier l’intensité de la vibration. (…) le coussin en caoutchouc (ou la protubérance) transmet le mouvement de l’homme fidèlement au clitoris et aux zones érogènes aidant la femme à atteindre l’orgasme». L’objet a bien été régulièrement importé, les douanes n’y ont rien trouvé à dire… ni même les Renseignements Généraux, contactés par l’importatrice. Mais pour le juge la bague est destinée «à favoriser l’esprit de débauche ou à éveiller dans l’imagination du public des idées malsaines ou dépravées, et présente en conséquence un caractère outrageant pour les bonnes mœurs». [Les condamnés feront appel : voir ce billet-ci]
En décembre 1973, ce sont des poupées gonflables qui posent problème :

« Deux mille francs d’amende à Philippe Ca. et 1 000F à Bernard Co. Le tribunal ordonne de surcroît la destruction des poupées saisies »
Ordonne la destruction de poupées ? A moins de quinze jours de Noël… Ce serait proprement scandaleux si les poupées condamnées, mardi, par la 17e chambre du tribunal correctionnel de Paris n’étaient des « jouets » très particuliers que l’on chercherait en vain dans les rayons du « Lapin rose » ou du « Poussin bleu » : elles sont exclusivement réservées aux grandes personne. Aux hommes, même.
Bernard Co., 25 ans, gérant de la société Emiger, en avait importé trois cent vingt d’Allemagne, et Philippe Ca., 25 ans également, en a proposé une dizaine aux clients de sa sex-shop de la rue Saint Denis.
La police a saisi les huit dernières encore en vente à 285 F l’une. Ces poupées gonflables, qui représentent grandeur nature une femme dans son intégralité absolue, ont été jugées par le président Hennion et ses assesseurs beaucoup trop réalistes et leur raison d’être trop indécente.
Dans leur décision, les magistrats constatent que Co. lui-même en a eu conscience. N’a-t-il pas supprimé de son propre chef, sur certaines, « l’amélioration » (sic – dans le texte) qui en faisait des poupées vraiment pas comme les autres.
Cette année les amateurs de gadgets érotiques ne peuvent espérer recevoir, le 25 décembre prochain, un tel cadeau du père Noël. Son rayon de poupées gonflables est fermé. Comme l’est aussi celui des diapositives japonaises découvertes également dans le magasin de Ca.
(source : article de Roger Morelle, datant de décembre 1973, probablement dans France Soir)

On le remarque — du moins je l’espère — la notion juridique d’outrage aux bonnes moeurs avait, au début des années 1970, son efficacité, et elle était utilisée sans réticence apparente (du moins dans les tribunaux de première instance). Mais ce qui tient encore en 1971 ne tiendra plus quelques années plus tard.