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Faut-il toujours camoufler les sex-toys ? Un procès en 2012

Le jugement mis en délibéré, dans une affaire opposant une association catholique à un magasin vendant des sex-toys, sera rendu le 29 février 2012. Je publie donc ces lignes, écrites rapidement, quelques heures avant de savoir ce que la juge Florence Schmidt-Pariset écrira.

En 1987, une loi est votée qui interdit l’installation des sex-shops à moins de 100 mètres des établissements scolaires. En 2007, cette loi est modifiée : la zone interdite passe à 200 mètres et toute une série d’associations peuvent porter plainte contre des magasins vendant des « objets à caractère pornographique ».
Depuis 2007, donc, j’attendais le test judiciaire de cette loi, votée, promulguée, mais sans conséquences jusqu’à maintenant. Il ne fallait pas être devin pour savoir qu’un test judiciaire aurait, un jour ou l’autre, lieu, étant donné que la “zone interdite” rend quasiment impossible l’installation de ces magasins en centre ville (comme le signale une carte réalisée en 2007).
Pourtant, depuis 2007, plusieurs magasins s’étaient installés qui vendaient, apparemment avec succès, des vibromasseurs, menottes en fourrure et autres godemichets, masturbateurs et boules de geisha. Comment expliquer l’absence de plaintes ? Il me semble que, assez souvent, diverses pressions suffisent à faire disparaitre les “sex-toys” du stock des magasins, ou alors, les plaintes n’accèdent pas à l’espace public, comme dans ce cas d’une boutique installée dans un centre commercial.
 
Mais…
 
Le 14 février 2011 vers 15h10, Robert O*, huissier de justice, pousse la porte du 69, rue Saint-Martin, à Paris, 3e arrondissement. Cet huissier répond à une ordonnance du président du tribunal de grande instance de Paris datée du 11 février 2011, ordonnance qui fait suite à une requête déposée par deux associations catholiques.
L’une de ces associations est familière du recours à la justice civile et à un argumentaire séculier pour faire entendre ses revendications morales et religieuses, ayant tenté de faire interdire aux mineurs un festival de rock, le “Hellfest” (ou fête d’enfer).
La date du 14 février 2011 n’a pas été choisie par hasard : il s’agit de la Saint-Valentin, date investie, depuis quelques années, par les vendeurs de petites culottes, de dîners romantiques et de vibromasseurs. Les deux associations (la confédération des associations familiales catholiques et l’association CLER amour et famille) le savent fort bien : l’huissier pourrait, le 14 février, trouver un magasin spécialement décoré pour la Saint-Valentin (mais pas pour Valentin le Saint) et probablement visité par des personnes en mal de cadeaux romantiques, pour lesquelles la sexualité comporte une part “récréative”.

photo prise par l'huissier Robert O*
[Photocopie scannée d’une photographie prise par l’huissier]

 

L’huissier décrit ainsi sa visite :

Je remarque la présence de :
D’objets phalliques Gode Buster family (pour utilisation anale)
D’un livre intitulé sextoys for ever
D’objets phalliques, vibromasseurs, de couleur rose, « rabbit sexy bunny », en exposition singeant un pénis
Des boîtes incluant des objets phalliques « sweet vibe », avec à l’intérieur un dépliant qui doit être visiblement un mode d’emploi
D’objets phalliques « Diamond Vibe » de couleur et taille différentes
De coffrets « Nooki Toys – Jouets pour garçons » avec l’indication « accessoires de plaisir » incluant des objets coniques creux et objets en forme de grosses bagues
Exposition de phallus divers, singeant un pénis
Sur une autre étagère, je constate la présence d’une affiche sous la dénomination Tenga avec notamment les mentions « le must de la masturbation est là maintenant », parmi des appareils coniques portant la mention New Adults Concepts.
(…)
Sur une autre pancarte je lis l’indication « Flip hole le futur de la masturbation » avec en dessous l’indication Tenga à côté d’un objet à trois orifices.
Présence de lingerie féminine.
Sur un présentoir au milieu du magasin se trouvent divers objets forme phallique certains à double extrémité, plus ou moins incurvés, de différentes couleur et souvent roses.
Je remarque encore des boîtes plastifiées à l’enseigne Fun Factory avec nombreux appareils de forme phallique type vibromasseur légèrement incurvés, à extrémité en forme de gland, avec la marque G2 Vibes, ou encore d’autres boîtes plastifiées avec la mention (…)
(…)
Petites boîtes avec des menottes, avec l’indication « menottes, attache moi »
Sur un autre présentoir, je note la présence de menottes, de phallus divers.
Sur une autre étagère, sur une pancarte à l’effigie de la marque 1969, avec l’indication « Pour la Saint Valentin découvrez les produits Love to Love toys et cosmétiques 1969 » et au droit de laquelle se trouvent divers produits « gel excitant » « crème après fessée »
En partie droite, sur un présentoir en verre, je remarque encore des objets à forme phallique, des anneaux en plastique (…)

Je termine mes constatations vers 16h10 à l’intérieur du local en avisant Mme G* de mon intention de prendre des photos de la vitrine extérieure. En ressortant, je constate que le phallus de couleur rose visible par la vitrine de droite, par le troisième cœur, vu précédemment au début de mes constatations, a disparu »

Source : Robert O*, Procès verbal de constat, 14 février 2011, 6p.

Ce conflit ne devient pas public avant avril 2011, par le biais de divers articles (dont une dépêche AFP).
Fin juin 2011, une première audience fixe la date du procès. C’est la 10e chambre du Tribunal de grande instance de Paris, et non pas la 17e chambre (qui s’occupe, habituellement, des délits en lien avec la presse), qui se retrouve en charge de cette affaire.

Toute la question, dans cette affaire, est celle de l’extension de la définition de la pornographie. Car le magasin est s’est bien installé, et ce après 2007, à moins de 200 mètres d’une école. Le conflit ne porte pas sur la notion d'”installation” ni sur la manière de mesurer la distance entre le magasin et l’école.

Mais la défense du magasin attaqué va soulever aussi d’autres points dans ses “Conclusions au fond” (le mémoire écrit déposé avant l’audience).

– L’absence de photographie des objets :
Depuis un arrêt de la Cour de cassation en 1970, les condamnations pour outrage aux bonnes mœurs notamment devaient décrire en quoi les images “étaient contraires aux bonnes mœurs”. La photographie des lieux et des objets (on le voit assez bien dans les “dossiers de procédure” conservés aux Archives de Paris) devient alors, dans le travail policier, une obligation.
Or dans le cas présent, l’huissier n’a pas fourni de photographie des objets, il a limité son constat à des descriptions rapides (“phallique”, “conique”…) et à la citation des notices.

En d’autres termes, écrit l’avocat de 1969, il ne pourrait être procédé à une condamnation globale d’objets — dont on ne sait d’ailleurs pas lesquels sont précisément visés par la poursuite — sans que ceux-ci soient précisément individualisés et qu’il soit statué sur chacun, après description de ce qui constituerait leur caractère pornographique.
Source : Richard M*, “Conclusions au fond”, janvier 2012

Suffit-il de décrire comme phallique des objets sachant bien qu’il est possible, depuis Freud, de voir du phallus partout ?

– L’insécurité juridique et la “prévisibilité de la norme”
La loi de 1987, dans sa version de 2007, crée une forme d’insécurité juridique. Insécurité urbanistique tout d’abord, car il est assez complexe de savoir ce qui relève de l’établissement d’enseignement (qui possèdent souvent des annexes sportives, des cantines…) ni à quelle distance précise le magasin se trouve. Dans le doute, abstiens-toi, conseillent certains avocats à ceux qui veulent ouvrir un magasin vendant des sex-toys. Cette insécurité ne peut pas ne pas avoir été recherchée par les députés ayant proposé cet amendement (fruit de plus de vingt ans de réflexions) : il s’agit de rendre compliquée l’ouverture de magasins vus comme nuisibles en centre ville.

Insécurité liée à la définition de la pornographie ensuite, et nous allons nous centrer sur ce point.

Jusqu’en 2007, la chose était plus simple (notamment grâce à deux décisions de justice en 2002). Les magasins visés par l’interdiction d’installation étaient les magasins dont l’activité “principale” était la vente de “publications interdites aux mineurs”. Ces publications, soit se présentent comme “interdites aux mineurs” (par exemple sur la jacquette ou la couverture), soit l’ont été, interdites aux mineurs à la suite du dispositif mis en place après la loi de 1949 sur les publications destinées à la jeunesse (commissions de contrôle…). Il fallait de plus, avant 2007, que l’activité soit “principale” — pour que les vendeurs de journaux échappent à l’interdiction. Les députés avaient d’abord pensé à modifier d’une autre manière la définition : la première version de l’amendement parlait des “objets interdits aux mineurs”, mais les vendeurs d’alcool et de tabac ont vite protesté et ont imposé — en quelques heures — une modification de l’amendement. Leur syndicat professionnel est vif à la détente [l’absence de syndicat dans le cas des magasins de sex-toys n’aide pas…]. La version définitive de l’amendement mentionne donc les “objets à caractère pornographique”, et l’activité n’a plus besoin d’être “principale”.

Mais qu’est-ce que le “caractère pornographique” d’objets ? Si une jurisprudence existe concernant les représentations pornographiques, la justice ne s’est que peu penchée sur les vibromasseurs, les sex-toys, les boules de geisha, les masturbateurs, etc… et ces objets ne se présentent pas comme interdits aux mineurs (rien n’indique, sur un paquet de vibromasseur, qu’il est interdit aux mineurs).
La jurisprudence “godemiché” est très maigre et remonte au début des années 1970. C’est une jurisprudence problématique voire désuète aujourd’hui : le contexte était celui de l’outrage aux bonnes mœurs, notion juridique qui n’existe plus en 2012.
Une affaire semble plus proche que les autres néanmoins. Il s’agit de l’affaire “Top Life”, qui a donné lieu à un arrêt de la Cour d’Appel de Paris (résumé dans la Gazette du Palais, GP.1974.I.somm.114). Le texte complet de l’arrêt est maintenant disponible aux Archives de Paris.

Le point de départ est une condamnation pour “outrage aux bonnes mœurs” par la 17e chambre. Un groupe de personnes avait été arrêté pour avoir vendu une « bague en caoutchouc rose destinée à enserrer le pénis en état d’érection, (…) bague elle-même surmontée d’une “protubérance” de même matière se présentant sous l’aspect d’une grosse fraise granuleuse destinée à frotter le sexe féminin lors des rapports sexuels ». Etait également vendu une « autre version comprenant un vibrateur électrique incorporé dans la protubérance, relié par un fil à un petit boitier comportant une pile électrique et un rhéostat [permettant] de faire varier l’intensité dela vibration ».

La condamnation, en première instance, est justifiée à la fois en raison de l’usage ou la forme de l’objet, mais aussi sur la base de la notice [bilingue, en anglais et en allemand] qui l’accompagne.

AdP cote 2344W 27 – Tribunal correctionnel 31 janvier 1973 – 17e chambre
Attendu que l’emballage de l’appareil comporte une notice bilingue de mode d’emploi, que l’appareil ‘TOP LIFE’ destiné à accroitre le plaisir durant l’amour pour les deux partenaires est présenté comme excitant pour l’homme durant le rapport, que le coussin en caoutchouc (ou la protubérance) transmet le mouvement de l’homme fidèlement au clitoris et aux zones érogènes aidant la femme à atteindre l’orgasme, que la bague élastique du ‘TOP LIFE’ provoque un effet positif pour l’érection du membre masculin
(…) ces articles par leur forme particulière, par l’usage auquel ils étaient destinés, et qu’explicitait sans fard la notice bilingue d’emploi, sont manifestement destinés à favoriser l’esprit de débauche ou à éveiller dans l’imagination du public des idées malsaines ou dépravées

Pour la 17e chambre du Tribunal, en 1973, ce “Top Life” a une “forme particulière” et un usage explicité par la notice. Ce sont donc des objets outrageant les bonnes mœurs.
Mais la Cour d’Appel en jugera autrement.

AdP cote 2302W 25 – Cour d’appel de Paris, 11e chambre, 13 novembre 1973
Considérant qu’il apparaît dès lors que tout en se situant à la limite de ce que tolère la morale commune contemporaine, les indication (sic) fournies sur la fonction de l’objet incriminé comme le comportement suggéré par son emploi n’excèdent pas cette limite et ne sauraient suffir à constituer une cause de désordre pour la Société ; que cet objet ne présentant enfin dans son apparence aucun caractère outrageant pour les bonnes mœurs, il échet de constater que le délit relevé par la prévention n’est pas légalement établi.

Favoriser l’excitation et l’érection de l’homme ainsi que l’orgasme de la femme (et l’écrire) ne suffit plus à constituer l’outrage. Parce que cet arrêt a été résumé dans la Gazette du Palais, il n’est pas tombé dans l’oubli. Mais il est quasiment le seul dans son genre, et de plus le résumé de la Gazette ne permet pas aux juristes de prendre connaissance de l’entièreté de ce qu’écrivit la Cour d’appel. Et les juges, après 1973, cesseront de se pencher sur la qualification et la caractérisation des divers gadgets que l’on trouve alors dans le catalogue La Redoute, des magasins de farce et attrape, les arrières-boutiques de certains magasins de lingerie ou des sex-shops. Et cet arrêt date maintenant d’une petite quarantaine d’années. Et l’outrage aux bonnes moeurs n’existe plus. Autant d’éléments, donc, qui rendent moins important cet arrêt de 1973.

Mais l’objet qui ne constituait pas un outrage aux bonnes moeurs en 1973 peut-il devenir “pornographique” en 2012 ? Comment les avocats des deux associations catholiques vont-ils développer leur argumentation ?

Un “sex toy” est-il pornographique ?
pour les sénateurs, oui, cela ne semble faire aucun doute : lors de l’examen en commission de l’amendement modifiant la loi de 1987, ils mentionnent explicitement le lien entre “sex-toys” et “objets à caractère pornographique”. Cet élément indique quelle était l’intention de l’amendement : les débats parlementaires et les rapports des commissions du Sénat ou de l’Assemblée sont parfois pris en compte par les juges.

– pour les promoteurs des “love store”, non : tout leur travail a consisté à séparer les sex-toys de la pornographie, en ne proposant aucune représentation pornographique (au sens de représentation interdite aux mineurs)

– pour l’huissier la chose n’est pas très claire. On peut remarquer qu’il semble indécis concernant les objets, qu’il va qualifier de “phallique” ou même de “phallus” sans décrire ce qui le conduit à qualifier telle chose de “phallique”, telle autre de “conique”. Il va surtout s’appuyer sur les textes décrivant les usages possibles.

– pour l’avocat de CLER/CNAFC : la stratégie va consister à insister sur certains objets, décrits par le “gland” ou à partir de leur fonction de masturbation masculine, comme on peut le constater dans cet extrait de leurs “Conclusions au fond”

il apparaît aux parties civiles que, dans le contexte du magasin décrit par Me O*,

  • un objet simulateur de fellation (nommé deep throat c’est à dire gorge profonde) ou masturbateur, dont l’essence même est de se substituer à un partenaire en vue d’une jouissance solitaire…
  • …et dont la description explicite comment “le gland rencontre et repousse une surface en silicone qui vient l’enserrer jusqu’à l’excitation” et “deux moteurs extrêmement puissants vibrent par pulsation sous le gland et l’excitent jusqu’à son apogée”…
  • … “prive les rites de l’amour de leur contexte sentimental” et décrit “des mécanismes physiologiques”.
    Source : Henri de B*, “Conclusions au fond”, 2012

    Le recours à la citation des notices est nécessaire, les appareils masturbateurs pour hommes se présentant sous une forme de bouteille, comme le montre l’illustration ci-dessous :

    Mais avoir recours aux notices a pour effet de souligner, en creux, combien certains de ces objets, sans notice, sont anodins (leur destination n’apparaissant pas clairement). On remarquera enfin que l’accent est mis, en 2012, sur la masturbation masculine comme repoussoir. La description de la masturbation masculine, en des termes explicites, rompt le contrat de camouflage qui règle encore les descriptions de la masturbation féminine, présentée comme une forme de “massage”, et qui était souligné dans l’arrêt de la Cour d’appel de Paris de 1973 précité (“les explications qui sont fournies par la notice bilingue sur son mode d’utilisation et sur sa fonction ne contiennent aucune description de l’accouplement pratiqué dans ces conditions ni aucune recommandation (sic) spéciale relative à l’accomplissement de l’acte sexuel lui-même“).

    C’est peut-être bien la rupture du contrat de camouflage qui fait de cette affaire quelque chose qui intéresse le sociologue.

    * * *
    Dans cette affaire, mon rôle n’a pas été simplement celui d’un observateur. Les divers documents rédigés par les avocats (ceux du CLER/CNAFC comme ceux de 1969) citent mes travaux (ce blog, mais aussi mon livre). Je n’ai aucun intérêt, ni dans une cause, ni dans l’autre. Quelle que soit la décision que prendra la juge présidant ce procès, Florence Schmidt-Pariset, mon bonheur sera complet : les sex-toys auront un début de jurisprudence.
    Et puisque j’en suis à parler de moi, je signale la publication prochaine de Les objets ont-ils un genre ? (dir. Anstett-Gessat et Gélard) dans lequel se trouve un chapitre sur les circuits de vente et fabrication du godemiché, dans les années soixante.

    Tout doux, tout doux : encore du fétichisme

    La liste des fétichismes est immense.

    • Certains peuvent faire froncer les sourcils : “ouille, ça doit faire mal”. D’autres semblent a piori plus amusants. Le fétichisme du “mohair” fait partie de la dernière catégorie.
      Mais qui peut donc apprécier autant “une partie de jambes en laine” (en dehors des soirs de grand froid) ? Les partisans et partisanes (assez peu nombreux, apparemment) se retrouvent sur une partie “adulte” de doctissimo pour échanger patrons et pelotes. Sans que l’on sache bien s’il faille crier “Fake”.
      La chose, de toute façon, avait été remarquée il y a quelques années, par Vice, par Brain Magazine et, quelque part, par Maïa Mazaurette, qui signalait ce lien Woolite. J’en parle pour garder ces liens en mémoire.
      Ailleurs (NSFW) sur Flickr.

    D’autres fétichismes ?

  • La cartographie avec R, signalé par Quanti.
  • Les gens qui n’utilisent plus de savon
  • Luc Boltanski sur la Vie-des-idées, et une lecture américaine de Boltanski, sur orgtheory
  • Une allusion lettrée à Rabbi Jacob.
  • « Les formes d’un lapin ou d’un renne en chocolat avec un ruban rouge ne peuvent être enregistrées en tant que marques communautaires » PDF.
  • Barcelone et ses “no-tell” hôtels

    Lors d’un séjour à Barcelone, il y a quelques mois, je suis tombé sur des flyers pour des “hôtels pour couples” qui promettent “discrétion”, entrées spéciales pour ne pas croiser d’autres clients, réductions si l’on reste moins de 4 heures et autres miroirs inclinables.
    Voici ces flyers scannés :

    Je ne sais pas ce que promettent ces hôtels (fortement critiqués sur internet par des clients mécontents). J’imagine qu’ils proposent les mêmes services que le no-tell motel étudié par Lilly & Ball [J. Robert Lilly and Richard A. Ball, “No-Tell Motel: The Management of Social Invisibility,” Urban Life 10:2 (July 1981), 179-198. — note : Urban Life est devenu depuis le Journal of contemporary ethnography]
    Dans leur article, Lilly et Ball décrivent un motel “confidentiel” dont la clientèle est composée de “couples hétérosexuels d’une nuit”. Ce motel a été construit à la sortie d’une ville, n’a jamais fait de publicité : il fallait échapper aux croisades morales. Les employés du motel ont pour consigne d’éloigner les clients problématiques (les familles avec enfants et ceux qui souhaitent y passer la nuit entière). Pour eux : “c’est complet”. Pour assurer l’invisibilité, les chambres sont munies d’un garage à ouverture automatique et de la possibilité de payer sans passer par l’accueil. À l’accueil, les employés s’efforcent de ne jamais regarder les clients dans les yeux. En bref, toute l’organisation vise à assurer une “ignorance institutionnelle” (les informations personnelles ne sont pas recueillies) et “co-présence fictionnelle” (tout le monde prétend que quelque chose d’autre est en train de se passer tout en sachant ce qui se passe réellement).
    Et, comme l’écrivent Brekhus, Galliher et Keys : « The local police were well aware of the motel’s actual and intended use, and in fact received a special professional rate reduction when they used the motel. »
    A Barcelone en 2010, le contexte est probablement différent. Mais ces hôtels promettent, eux aussi, comme le “no-tell motel” américain, discrétion.

    Adorée Villany, danseuse nue

    Quelques pages dans le livre de Jean Da Silva, Du Velu au Lisse : Histoire et esthétique de l’épilation intime, m’ont appris qu’au début du XXe siècle avaient eu lieu plusieurs procès contre des danseuses nues.

    Ainsi, en 1908, Mlle Germaine Aymos est poursuivie, avec le directeur des Folies-Pigalle après une action de la “Ligue contre la licence des rues”. Les attendus du tribunal sont intéressants. Les juges de la 9e chambre soulignent que « les parties sexuelles [de la danseuse] étaient dissimulées par un morceau de taffetas de soie rose » et que « M. le commissaire de police mentionne, selon les termes mêmes de son rapport, qu’il a pu observer que la demoiselle Aymos était “rasée aux aisselles et au pubis” ». Pour les juges « cette précaution (…) loin de prêter à la nudité un élément obscène, était de nature, au contraire, à atténuer son caractère licencieux »
    Ceci pourrait surprendre et amuser : il était prêté aux poils un aspect obscène que l’épilation, ou le rasage, faisait par nature disparaître.
    Le procès, intéressant, peut être suivi en partie dans un ouvrage, Le nu au théâtre, publié en 1909 et disponible sur Gallica. Vous y trouverez cette photo de Germaine Aymos :
    germaine aymos
    Le rasage des poils pubiens, cependant, n’est pas ce qui a sauvé la danseuse. Les juges remarquent qu’elle est une “artiste de talent” et qu’elle a le soutien de Jules Claretie, « membre de l’Académie française dont l’autorité et la sincérité en matière artistique et théâtrale ne peuvent être mises en doute ». [voir aussi un article dans le Mercure de France, 16/08/1908]
    Si l’on se penche un peu plus près sur les attendus, et si l’on compare avec un procès qui a lieu au même moment (où plusieurs actrices sont condamnées), on peut penser que ce qui a sauvé Mlle Aymos fut l’absence de mouvements. Elle était nue, certes, mais elle ne bougeait pas et semblait être une statue. Alors que deux femmes qui se caressent se « livrent à des gestes qui évoquent dans l’esprit des pratiques lesbiennes », d’après les mots du président Pacton (Le Nu au théâtre, p.278). On trouvera un commentaire comparant ces deux procès dans un article de Georges Claretie (le fils de Jules Claretie mentionné plus hautLe Figaro, 28/07/1908).

    Les danseuses nues continuent à être poursuivies après 1908. Certaines semblent même construire leur carrière sur la nudité. C’est probablement le cas d’Adorée Villany, jugée en 1911 à Munich et en 1913 en France.

    La Bibliothèque du Congrès possède plusieurs photographies de Villany dans ses oeuvres :
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    Voir aussi ce cliché la montrant dans la “Danse de Phryné”.
    Georges Claretie, décidément spécialiste — comme son père — de la défense des danseuses nues, rend compte, dans le Figaro, en mai 1913, de ce procès
    villany figaro Villany défend la nudité théâtrale comme le seul moyen à sa disposition d’exprimer des sentiments intenses : pour incarner la sur-douleur elle dit avoir besoin d’être nue. Elle obtient le soutien d’un peintre. Mais elle est condamnée à 200 francs d’amende : ses représentations, bien qu’en principe “privées” étaient accessibles à tous (pour le prix de 5 f.) et une série de prospectus vantant la “danse ultra-moderne” de Villany avaient été envoyés.

    villany-matin
    Un autre article, dans Le Matin, mai 1913

    *

    Et alors ? Alors c’est tout.

    Technologies

    J’ai appris hier que Technology of Orgasm de Rachel P. Maines, un ouvrage sur l’histoire technique et médicale du vibromasseur, venait d’être traduit en français. Les éditions Payot publient en effet Technologies de l’orgasme. Le vibromasseur, l’« hystérie » et la satisfaction sexuelle des femmes.
    En 2004, j’en avais fait une présentation rapide, dans la revue Labyrinthe [PDF], appelant à une traduction en français.
    Le livre de Maines a été (avec Les Cadres de Boltanski) l’une des influences de mon livre sur les sex-shops, notamment en s’appuyant sur les sources les plus légitimes pour étudier un objet illégitime. A mon avis, cette manière de faire s’oppose, en sourdine, à des ouvrages qui, pour parler de sexualité, de genre, d’orientation sexuelle…, refusent la confrontation avec des matériaux empiriques.
    Mon compte-rendu sur Technology of Orgasm.

    Incartades sexuelles

    Comment réagir lorsqu’un homme politique conservateur américain (ou un pasteur évangélique) est arrêté pour avoir proposé à un policier en civil quelques dollars en échange d’une fellation ?
    Les exemples, mettant plus ou moins en jeu des pratiques homosexuelles d’hommes politiques républicains, sont nombreux ces dernières années :
    – l’ancien gouverneur du New Jersey était marié et démocrate, relativement progressiste, mais son affaire extraconjugale avec un jeune israélien (embauché comme expert en lutte antiterroriste) s’est mal terminée…
    – l’ancien maire de Spokane dans l’Oregon, Républicain férocement conservateur, menait une double vie sur internet et appréciait les contacts électroniques avec des adolescents, tout en respectant la frontière légale des 18 ans… Dénoncé par un quotidien local, qui avait piégé le maire pendant plusieurs semaines en embauchant une personne se faisant passer pour un jeune de 18 ans… il est décédé quelques mois plus tard… Un épisode de Frontline : a hidden life, lui a été consacré (disponible en ligne gratuitement)
    – un ancien député fédéral, républicain lui aussi, a été exposé publiquement quelques semaines avant les dernières élections. Il envoyait des mails à double entendre à d’anciens stagiaires. Vanity Fair a retracé son histoire.
    – l’ancien président de la National Evangelical Association avait été dénoncé par un prostitué avec lequel il entretenait une relation (payante) depuis plusieurs mois — et auprès duquel il s’approvisionnait en meth. Sébastien Fath avait analysé ce scandale.
    – un député du parlement de Floride, conservateur bon teint, président de diverses commissions parlementaires visant à a défense de l’ordre, des enfants ou autres… Républicain, anti-gay… est arrêté dans les toilettes publiques d’un parc : il avait proposé à un policier en civil 20 dollars pour le sucer.
    – un sénateur fédéral de l’Idaho, homme politique de stature nationale depuis plus d’une dizaine d’année, vient de plaider coupable dans une affaire de sollicitations sexuelles dans les toilettes publiques d’un aéroport. Foncièrement anti-gay, défenseur de la prière à l’école, des armes à feu (il est membre important de la NRA, le lobby associé…)… mais entouré, depuis 1982, de rumeurs quant à sa sexualité.

    La première réaction est souvent du type schadenfreude : le malheur qui frappe ces hommes — leurs vies sont détruites — révèle aussi l’hypocrisie du conservatisme moral. Ces leaders politiques ou religieux drappés dans leur “cuirasse de vertu” (shield of righteousness écrit Humphreys dans son Commerce des pissotières récemment traduit) essayaient d’imposer aux autres l’inverse de ce qu’ils pratiquaient pendant leur temps libre (ou leurs heures de travail, parfois). Et l’on s’amuserait beaucoup de découvrir ici en France chez certains Vicomtes antiturcs, ou chez certains députés tourquennois antigays, certaines inclinations aux plaisirs variés de la chair.
    Mais d’autres réactions sont immédiatement plus complexes : ces affaires signalent l’inégalité de traitement de l’homosexualité, toujours utilisée dans un contexte de dénonciation. Participer à la dénonciation — même sous le haut patronage du commentaire “sociologique” — ne revient-il pas à consommer du temps qui pourrait être utilisé à lutter contre l’homophobie ? Je n’ai pas, en tête, de dénonciation inverse de l’hétérosexualité d’un homme politique publiquement gay… mais j’ai en tête les incartades hétérosexuelles de sénateurs américains, non sanctionnées.
    Et, plus largement, sont absentes les interrogations sur le rôle des policiers dans une partie de ces histoires, policiers volontaires pour piéger des hommes dans des toilettes publiques. Des commentateurs, aux Etats-Unis, dénoncent facilement une mauvaise sexualité (anonyme, dans des lieux publics…) et en glorifient une autre (dans le cadre du mariage, qu’il soit hétérosexuel ou homosexuel). Que penser, pourtant, de ces “entrapments“, qui s’arrêtent avant tout acte sexuel, et qui reviennent à rendre passibles de poursuites des claquettes et des gestes à double sens. La drague serait permise ailleurs, mais pas dans des toilettes. Les policiers de Minneapolis, qui ont arrêté le sénateur de l’Idaho, ont arrêté plus de 40 personnes en quelques mois. Ils allaient même jusqu’à répondre à des annonces, sur internet, d’hommes cherchant des coups rapides à l’aéroport.

    Les réactions du sénateur de l’Idaho et du député local floridien sont inverses. Le républicain de Floride n’a pas plaidé coupable, bien au contraire : il se défend bec et ongle, publiquement, devant les caméras. S’il a proposé 20 dollars au policier ce n’était pas pour une fellation, mais pour “ne pas devenir une statistique”… dans sa défense tordue, le député raconte qu’il avait peur des grands Noirs qui trainaient dans le parc et qu’il souhaitait se faire raccompagner par le policier jusqu’à sa voiture. Est-il utile de préciser que ce discours n’a pas été apprécié par les associations antiracistes américaines. Mais le caractère mineur du personnage (un député local) a confiné le scandale à la Floride. Le sénateur, lui, a plaidé coupable, mais il déclare maintenant qu’il n’avait pas vraiment compris l’enjeu (même s’il participe, depuis les années soixante-dix, à l’élaboration des lois en tant que député de l’Idaho, puis député fédéral et sénateur…) : “je ne suis pas gay et je n’ai jamais été gay” a-t-il déclaré publiquement, hier, sa femme à ses côtés (les commentateurs soulignent qu’elle portait des lunettes noires et avait l’air “malade”). Il est à croire que, dans les deux cas, leur position sera rapidement intenable.

    The Breastplate of Righteousness… a encore frappé

    Dans son Epitre aux Ephésiens (6:14), Saint Paul écrivait :

    Tenez donc ferme: ayez à vos reins la vérité pour ceinture; revêtez la cuirasse de la justice;

    Le prêtre épiscopalien et sociologue Laud Humphreys, dans Tearoom Trade, a utilisé cette dernière expression, “cuirasse de justice”, en anglais “Breastplate of Righteousness” (plastron de rectitude…) pour signaler l’un des modes de protection des “déviants”. Son étude portait plus particulièrement sur les hommes participant à des relations sexuelles rapides et anonymes dans les toilettes publiques. Une partie de ces participants s’avèrent être des personnes aux opinions politiques et sociales très conservatrices (pasteurs fondamentalistes, hommes politiques, “workers” de droite…). Pour se protéger du risque de dévoilement associé à des actes à l’époque non seulement jugés pervers, mais aussi criminels (l’étude de Humphreys date de la fin des années 1960), ces hommes se sont construits une personnalité publique que le sens commun jugerait opposée à la personnalité supposée des “déviants”. Ces conservateurs exhibent fièrement un plastron de rectitude : opposition publique à l’homosexualité, vote à droite ou à l’extrême droite, opinions religieuses ostentatoires…

    Motivated largely by his own awareness of the discreditable nature of his secret behavior, the covert deviant develops a presentation of self that is respectable to a fault. His whole lifestyle becomes an incarnation of what is proper and orthodox. In manners and taste, religion and art, he strives to compensate for an otherwise low resistance to the shock of exposure.
    Humphreys (Laud), Tearoom Trade, chapitre 7.

    Cette semaine, un jeune stagiaire mineur au Congrès a révélé une série de mails et de “instant messages qu’un Représentant (député) américain lui a envoyé. D’autres stagiaires ont suivi :

    “What ya wearing?” Mr. Foley wrote to one, according to the network. “Tshirt and shorts,” the teenager responded. “Love to slip them off of you,” Mr. Foley replied.

    Foley s’était fait remarqué non seulement pour avoir voté le Defense of Marriage Act (qui visait à instaurer une interdiction fédérale du mariage gay), mais pour être l’un des grands défenseurs des mineurs face aux “prédateurs sexuels” et autre pédophiles de l’internet.

    Representative Mark Foley, a Republican, became well known for his ardent efforts to safeguard the young and vulnerable, leading the House caucus on missing and exploited children and championing laws against sexual predators.
    source : New Tork Times

    Il ne semble pas, pour l’instant, y avoir eu autre chose que du flirt virtuel entre un homme d’une cinquantaine d’année et des adolescents d’environ 17 ans… Mais la révélation de ces histoires (homosexuelles) dans le cadre d’une campagne électorale a suffit à pousser Foley à la démission [à la fin des années 1990, Foley avait été outé par le magazine gay The Advocate sans que cela nuise à sa carrière et à sa réélection].
    Le blog de Brian Ross de la chaine ABC – The Blotter a bien plus.
    Le tout rappelle l’histoire du maire de Spokane.

    Camouflage et libéralisme ?

    Alors que le fabricant de préservatifs Durex s’apprête à mettre en vente, le mois prochain, une série de godemichés et de vibromasseurs qui seront proposés dans les supermarchés et les grandes surfaces, il semble nécessaire de devoir revenir sur une chose.
    Jusqu’au début des années 1970, leur importation sur le sol français était interdite. Le sexologue Michel Meignant, dans Liberté, égalité, sexualité (Paris, Editions Robert Laffont, 1973) raconte comment les douaniers fouillaient les sacs des personnes de retour de Copenhague à la recherche d’objets interdits. Dans le magazine Union fondé par le même Meignant, on peut y lire en 1972 :

    Mon épouse a entendu parler de l’existence de pénis artificiels. Saisie par une fantaisie passagère, elle voudrait disposer de cette prothèse. Je me permets de vous demander où il est possible de se procurer cet objet.
    W. S. Marseille
    Lors de mes voyages en Hollande, en suède et au Danemark, j’ai vu en vente libre dans les sex-shops toutes sortes de pénis artificiels (que l’on appelle aussi des godmichés (sic)). Mais je dois vous répondre que, en France, la vente en est strictement interdite. Il est même interdit d’en rapporter de l’étranger. Voilà bien une preuve des brimades dont nous sommes l’objet, nous Français et Françaises, sur le plan sexuel.
    source : Union, n°6, décembre 1972, p.68

    Ces objets étaient perçus comme étant en eux-même outrageants pour les bonnes moeurs, et tombaient donc sous le coup de l’article 283 de l’ancien Code pénal. Mais en cette période de pompidolisme finissant, une partie de la justice commence à limiter l’étendu de l’outrage aux bonnes moeurs. Ainsi, en novembre 1973, la cour d’appel de Paris relaxe onze personnes physiques et morales accusées d’avoir vendu, importé, proposé à la vente… un “préservatif vibrateur” de la marque “Top Life”. La cour décrit ainsi cet appareil : “le « TOP LIFE » réalisé en deux versions dont l’une munie d’un système vibrateur est un objet de consistance caoutchouteuse constitué par une protubérance en forme de fraise reliée à une bague. [U]ne notice imprimée en langues allemande et anglaise placée dans l’emballage présente l’appareil comme s’adaptant à l’organe masculin en vue d’augmenter le plaisir de la femme et d’améliorer la virilité del’homme au cours de l’acte sexuel.
    Le juge poursuit : “[O]n ne saurait tenir le simple usage en vue duquel cet objet était offert comme de nature à provoquer une émotion pernicieuse, sanx (sic) méconnaître l’évolution des idées et l’état de l’opinion touchant la liberté d’information dans le domaine des comportements relatifs à l’instinct sexuel et à sa satisfaction.
    A partir de ce jugement, il devient plus difficile à la police de saisir, comme elle l’avait fait, ces gadgets, qui peuvent ainsi peupler les sex-shops naissants.
    Mais le regard pornographique, celui porté par toute une série de magazines où sont publiées des lettres — officiellement des lettres de lecteurs, mais en réalité des textes copiés entre revues et magazines — n’est pas tendre avec ces vibromasseurs :

    Ayant un peu erré dans le quartier Pigalle, avec ma femme, nous nous sommes amusés à dénombrer les gadgets des vitrines des sex-shops. Parmi ces objets un vibromasseur a attiré son attention. Il me semble qu’elle en désire un et je me demande si cette manifestation chez elle doit être considérée comme une insatisfaction. […]
    Joseph H. Paris (9e)
    [Cet appareil] augmente la capacité de réponse sexuelle de la femme et chasse parfois la frigidité. Ce vibromasseur a un inconvénient : il rend l’orgasme trop facile et trop complet par rapport à la méthode normale et conjugale ; et la femme qui l’utilise pourrait en arriver à ne plus souhaiter de rapport avec son mari.
    source : Eros, n°2, 1973, p.18

    Ce type de réponse est très fréquent : ces objets vibreurs sont finalement trop dangereux — trop efficaces ? — pour les couples pour pouvoir être conseillés sans mise en garde.

    La présentation de ces mêmes objets, maintenant présentés comme des jouets, est aujourd’hui fort différente. Ils sont présentés comme favorisant la vie sexuelle de couple. Ils ne sont pas trop efficaces, juste efficaces.

    Mais ce changement de présentation s’est aussi accompagné d’une permanence : un “camouflage” de son usage. “Certain commodities are sold in the legal marketplace for which the expected use is either illegal or socially unacceptable. Marketing of these goods, therefore, requires camouflaging of the design purpose in a verbal and visual rhetoric that conveys the knowledgeable consumer the item’s selling points without actually endorsing its socially prohibited uses. (Rachel Maines, “Socially Camouflaged Technologies : the Case of the Electromechanical Vibrator”, IEEE Technology and Society Magazine, 8, 2 (juin 1989), p.3-11, 23.
    [Certaines choses vendues légalement le sont dans un but illégal ou socialement inacceptable. Le marketing de ces biens de consommation requiert donc un camouflage de sa destination, au moyen d’une rhétorique visuelle et verbale capable de donner toutes les informations nécessaires à une consommatrice fort au courant sans soutenir officiellement ses usages socialement prohibés.]
    Ainsi, lors de la mise en vente par Durex de ses vibromasseurs (en pharmacie-droguerie au Royaume Uni en 2005), ce sont des produits nommés “Charm” et “Little Gem”, “discreetly packaged”, qui sont proposés, l’accent étant mis sur leur apparence extérieure (leur “design”, voir Design Week, 08/09/2005, p.18-19). En France, ils seront proposés comme des appareils de massage.

    On retrouve alors finalement une partie des “Considérants” du jugement de la cour d’appel de Paris de novembre 1973 :

    Considérant que sa forme n’est ni obcène (sic) ni même seulement suggestive, son aspect ne permettant pas de déceler l’usage auquel il est destiné,
    Considérant que les explications qui sont fournies par la notice bilingue sur son mode d’utilisation et sur sa fonction ne contiennent aucune description de l’accouplement pratiqué dans ces conditions ni aucune recommandation (sic) spéciale relative à l’accomplissement de l’acte sexuel lui-même.

    Ce camouflage visuel et verbal (l'”aspect ne permettant pas de déceler…” et “les explications ne contenant aucune description”…), qui était, en 1973, au coeur de la possibilité de légalisation des godemichets / vibromasseurs, est donc, en 2006, au coeur de la possibilité de leur commercialisation au “grand public”.

    L’inventivité

    J’ai parlé précédemment du commerce des jouets pour adultes et de certaines de ses évolutions récentes (aux Etats-Unis et en France notamment).
    Si l’on s’intéresse maintenant à ce qui y est vendu, on pourrait essayer d’en savoir un peu plus sur les objets eux-mêmes. L’historienne américaine Rachel Maines est la seule à ma connaissance à avoir tenté de déterrer l’histoire de ces gadgets. Dans The Technology of Orgasm (pdf), elle montre combien le vibromasseur est inscrit dans l’histoire du traitement médical de l’hystérie: les massages pelviens étaient l’un des traitements recommandés. Des médecins de la fin du XIXe siècle se spécialisaient dans les formes variées de friction des chairs, tels ce Docteur Taylor (le lien devrait vous envoyer vers la page du livre de Maines chez Google Print).
    Des brevets ont donc été déposés dès la deuxième moitié du XIXe siècle, notamment par le Dr. Taylor, afin de protéger certaines inventions (voici par exemple deux brevets du Dr. Taylor, de 1876 et 1882). Ces premiers brevets pratiquent de ce que Maines appelle des “technologies socialement camouflées” (ou “camouflagées” pour re-franciser le gallicisme utilisé par l’auteure) : rien n’y indique clairement que l’orgasme est le but recherché par la friction ou le massage du bas de l’abdomen. Les machines elles-mêmes semblent fort innocentes.
    Quelques années plus tard, juste avant la Première Guerre mondiale, le camouflage commence à tomber. Un dénommé John T. Keough, en 1912, dépose un brevet concernant un dilateur vibratoire, qui ressemble par certains côtés à un objet contemporain.
    Le site de l’office des brevets des Etats-Unis, uspto.gov permet de retrouver tous les brevets américains (entre 1790 et 2005, mais avant 1975 la recherche est limitée aux numéros de brevet). Certains se sont amusés à proposer une sorte d’anthologie des “sexual devices” brevetés (pdf) aux USA, ce qui montre l’inventivité et l’esprit capitaliste de certains créateurs de godemichés. A la fin du XXe siècle, le “camouflage” laisse la place à l’expression directe : une recherche sur “dildo” trouve 16 brevets acceptés entre 1976 et juin 2004, une recherche similaire sur “orgasm” ou “sexual AND device” donne d’autres résultats. A partir de ces brevets récents, qui citent les brevets sur lesquels ils reposent, il est possible de retrouver en partie l’histoire des techniques sur lesquels reposent les vibromasseurs contemporains. Le US Patents Office a même créé différentes classes 600/38, 601/70, etc… destinées uniquement ou principalement à ces jouets pour adultes.
    Le Bureau des brevets américains n’est toutefois pas uniquement consacré à la facilitation des orgasmes par le moyen des “sex toys”: la préservation de la “chasteté” a aussi fait l’objet d’un bon nombre de brevets visant à empêcher certaines formes de masturbation ou de pénétration.

    Une comparaison rapide avec l’institut national de la propriété industrielle en France est bien décevante et ne permet pas de débuter une recherche : le service, doté d’un nom ronflant (“Plutarque”) ne donne pas accès à grand’chose et toutes les inventions semblent être d’origine étrangère (allemande ou britannique).

    sur le même sujet

    Sex Toys

    Récemment dans le New York Times Magazine, un article de Jennifer Senior montrait comment le commerce des jouets sexuels se développait dans les Etats “républicains” (le titre de l’article “Sex Tips for Red-State Girls!“, fait référence à la couleur conventionnelle du parti républicain depuis quelques années, le rouge).
    Dans les années 1970, aux Etats-Unis, quelques lesbiennes féministes fondent des sex shops : Eve’s Garden, Good Vibrations, Toys in Babeland. Ces entreprises tout d’abord communautaires connaissent assez rapidement un succès qui dépasse les espérances de leurs fondatrices. Une institutionalisation, une routinisation économique s’ensuit, que la sociologue Meika Loe a bien montré (par exemple dans LOE, Meika « Feminism for sale : case study of a pro-sex feminist business », Gender and Society, 1999, 13(6):705-732).
    Ces commerces sont principalement situés à San Francisco, New York ou d’autres métropoles américaines. Plus récemment, les observateurs ont remarqué la croissance d’un autre type de commerce des sex toys, reposant sur le modèle des « tupperware parties », où une vendeuse semi-professionnelle organise des soirées-vente à domicile, chez une organisatrice qui y invite ses amies. L’anthropologue Debra Curtis (CURTIS, Debra, “Commodities and Sexual Subjectivities: A Look at Capitalism and Its Desires”, Cultural Anthropology, 2004, 19(1):95-121) dans un article récent, décrit l’organisation d’un tel commerce (voir aussi cet article du New York Times du 20 février 2004).
    C’est dans ce contexte que le regard, ces dernières années, s’est tourné vers le Sud des Etats-Unis. En 2002, une résidente du Texas, Joanne Webb, est arrêtée pour avoir, lors de l’une de ces soirées-ventes, avoir vendu des vibromasseurs à des policiers en civil. Au même moment, pourtant, ces lois interdisant godemichés, vibromasseurs et autres « jouets » sont fortement critiquées par les observateurs et les juristes (voir pour exemple HOLT, Angela, « From my cold dead hands : Williams v. Pryor and the Constitutionality of Alabama’s anti-vibrator law », Alabama Law Review, 2002, 53(3):927-947 texte complet pdf).
    Le Sud apparaît a priori comme un mauvais terrain pour la vente à domicile de vibromasseurs. Mais c’était sans compter sur la force des Eglises évangéliques locales. Si les relations sexuelles sont restreintes au couple dans le cadre du mariage hétérosexuel, alors elles doivent être pleinement recherchées : les mêmes ouvrages des évangélistes célèbres des années 1980 qui se lamentaient sur le péril homosexuel glorifiaient l’orgasme hétérosexuel et proposaient une érotique fondée sur un partage de l’orgasme dans un cadre qui reste inégalitaire.
    C’est en s’appuyant sur ce plaisir hétérosexuel que les ventes à domicile de sex toys prolifèrent : les jouets proposés (sous-vêtements comestibles, crêmes, vibromasseurs…) sont destinés aux couples et à l’améliorations de leurs relations. Au cours des soirées-ventes, les objets et leurs usages sont euphémisés, dés-érotisés au profit de leurs aspects « relationnels ».

    Pour aller plus loin, un ouvrage de Rachel Maines, Technology of Orgasm (dont j’ai fait le compte-rendu dans Labyrinthe, 2004, 17) déterre avec force l’histoire cachée de l’invention médicalisée du vibromasseur.

    mise à jour : un reportage sur la radio publique NPR ‘Passion Parties’ in the Conservative Southern U.S. et un autre article dans Salon, toujours sur le Sud.
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