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Modes bourgeoises

Chaque année, Le Figaro publie un palmarès des prénoms les plus fréquents dans les faire-parts de naissance du “Carnet du jour”. Formidable observatoire des convenances de la bourgeoisie parisienne et de la noblesse française.
Le Carnet des prénoms 2015 vient d’être publié. “Comment choisir le bon prénom ?”, et surtout “des prénoms chics, raffinés et charmants !” se demandent les rédacteurs de ce palmarès. Un palmarès, en effet, ce n’est pas qu’une compilation des actes passés, c’est parfois un guide pour les pratiques du futur.

Et l’on découvre l’appétence de certains et certaines pour Constance, Joséphine, Arthur ou Oscar.

carnet-prenoms-2015

L’on remarquera que, en 2015, alors que plus d’un tiers des filles, en France, naissent avec un prénom qui se termine en -A (Sarah, Léa, Nina…) ce n’est pas un goût bourgeois, qui préfère qu’un prénom féminin se termine avec les sons -S, -N, -D, -R, -Z, -X, -T, ou -L… ou -I, à la rigueur.

Le Carnet propose même, cette année, un retour en arrière de 20 ans et 10 ans, ce qui permet de repérer du changement dans la permanence :
carnet-1994-2004

Cela dit, si vous avez une particule (voire deux), ne choisissez pas dans cette liste. Choisissez « Amicie », qui est ce qu’Emma est aux hoi polloi.

amicie

 

Pour en savoir plus : Sociologie des prénoms (La Découverte, 2014)

Classes et réseaux

Max Weber commence par définir ce qu’il appelle une “situation de classe”, qui est associée à une “chance typique” résultant de l’accès à des biens et services permettant de se procurer des rentes ou des revenus. Puis il définit la classe sociale comme “l’ensemble de ces situations de classe à l’intérieur duquel un changement est aisément possible, pour une personne donnée, dans la succession des générations” [Economie et Société, Tome 1, Paris, Plon, 1995, coll. Pocket, p.391].
La traduction n’est pas simple, et je ne sais pas ce que Weber écrit dans la version originale. Mais il me semble que l’idée est ici de définir la classe sociale à partir de la mobilité des personnes entre “situations de classe”. C’est le flux entre situations, qui fait se rassembler les situations (et c’est ce rassemblement qui forme des “classes”) : une classe est ici un ensemble d’éléments presque équivalents du point de vue de la mobilité.
Le graphique suivant illustre ce que j’ai cru comprendre. Les points représentent des situations de classe (à partir d’une profession) et les flèches des passages intergénérationnels entre ces situations de classe. Plus le trait est épais, plus ces passages sont fréquents.

On peut tester l’idée à partir de nombreuses bases. Parce que j’avais l’enquête TRA sous la main (déjà explorée ici), voici ce qu’une exploration donne, pour le XIXe siècle. Les flèches indiquent que “les pères de telle profession ont souvent des fils de telle profession”. Les couleurs indiquent l’appartenance à une “communauté”, repérée par un algorithme (“walktrap.community”, avec igraph, dans R). [D’autres algorithmes auraient été possibles, mais je ne cherche pas ici à repérer le meilleur découpage.]

On repère bien, en violet, un gros groupe composé de domestiques, de journaliers, manoeuvres, sabotiers et bergers… Un deuxième groupe travaille la terre (fermiers, ouvrier agricole, laboureur) ou les frontières (marins, douaniers)… Les deux groupes verts regroupent des professions “mobiles” mais liées au travail agricole : l’occupation centrale étant “cultivateur” (CVR); et des professions plutôt commerciales immédiatement dérivées du travail de la terre (meunier, maréchal ferrant….) Le groupe bleu est doublement séparé du travail agricole (les professions fournissent des “outils d’outils” : tailleurs, marchand, menuisier, cordonnier, tonnelier) et contiennent des professions “nouvelles” (au XIXe) comme instituteur et employé. Un dernier groupe, en rose, contient les professions financières (rentiers, employés de commerce et négociants), qui fournissent les outils des outils des outils ?
La description n’est pas inutile… reste à savoir si ces “communautés” peuvent sérieusement être considérées comme des “classes”, ne serait-ce qu’au sens wébérien.
Pour aller plus loin, je recommande la lecture des billets de Pierre Mercklé, Réseaux sociaux contre classes sociales ou Les réseaux sociaux contre les classes sociales ? Pour en savoir un peu plus

Prénoms et bourgeoisie

Chaque année depuis… oh, au moins 1967 (mais surtout depuis la fin des années 1990), le Figaro publie un palmarès des prénoms à partir du “carnet”, c’est à dire les annonces de naissance publiées par les parents.
Voici un exemple d’annonce du “Figaro” :

Où un couple versaillais y annonce la naissance (et surtout le prénom) de leur sixième enfant. On remarquera le caractère rare de la plupart des prénoms (Aimery étant peut-être le moins rare).
Et ce sont des prénoms rares, même pour le Figaro, dont le palmarès est reproduit ici (source: Carnet des prénoms, 2013):

Mais : “Erminie” et “Aimery” se trouvaient dans une liste de prénoms recommandés par Le Figaro dans le “Carnet des prénoms 2012“. Ce carnet n’est peut-être pas qu’un reflet de ce qui se passe, il est peut-être aussi un guide pour le choix, quand plus aucune règle n’existe sinon celle — problématique — du goût parental.

Quand la bourgeoisie (et l’aristocratie) se met en scène, elle utilise aussi les prénoms. Vous trouverez sur le tumblr de la “ligue [parodique] des officiers d’état civil” une contrepartie “populaire” à ces choix bourgeois, publiée dans la presse locale.

Pour les années précédentes : 2011, la bourgeoisie par les prénoms, 2010, prénoms bourgeois, 2008…;

Prénoms et milieux sociaux

Le prénom identifie, certes, mais il classe aussi. Des parents de milieux sociaux différents donneront à leurs enfants des prénoms différents. Ainsi, les prénoms prennent une signification sociale : ils indiquent l’origine sociale des porteurs.

Mais les prénoms classent autrement : le sens que nous mettons dans les prénoms indique peut-être aussi bien nos origines ou notre milieu d’appartenance. Trouver le prénom X ou Y “joli” ou “agréable”, et le prénom Z ou W “moche” en dit beaucoup sur nos principes de classements, sur la manière dont on “is finding one’s way in social space“.

Ainsi le sketch suivant, parfois amusant, parfois énervant, pointe à la fois la connaissance bien distribuée de la fonction de classement des prénoms, le malaise qu’il y a à l’exposer en public, et la connivence que le partage de cette connaissance permet.

(Palmashow – Les prénoms)

Espace social

Les sociologues ont l’habitude de proposer des représentations synthétiques de la société, présentant souvent des analogies avec la cartographie. L’expression d’espace social vient renforcer ces représentations. Pyramides, “modèle du feu de camp”, échelles… positionnent les groupes sociaux relativement les uns aux autres, la proximité spatiale entre groupes — sur la feuille de papier — représentant une proximité sociale.
L’espace social le plus connu — des sociologues de ma génération — est sans doute l’espace bourdieusien, structuré autour de deux formes de capitaux, le capital culturel et le capital économique. Les analyses factorielles ponctuant — par exemple — Homo Academicus en sont l’illustration typique. Mais ces expressions savantes sont-elles celles des étudiants ?
L’un de mes collègues, Charles Soulié, a pris l’habitude de demander aux étudiants, en début d’année, de dessiner la société : “Si vous aviez à dessiner la société, quelle figure feriez-vous ? Pouvez-vous la dessiner, puis y placer votre famille ?” J’ai repris cette question avec enthousiasme cette année, pour une classe de première année de Licence de sociologie, à l’université Paris 8.
Dessiner la société
Le premier dessin est complexe. Il est expliqué ainsi par son dessinateur : “Au centre l’idée de nation, et, gravitant autour, les personnes qui vivent dans ce pays et ayant des interactions plus ou moins importantes”. La sociologie proposée est réticulaire, mais laisse une place à une “canopée” macrosociale, un horizon des valeurs (ici la nation, mais probablement sans aucune visée nationaliste). Granovetter + Luckmann/Berger.
Immédiatement à droite : plusieurs nuages… “La société est vaste et hétérogène” écrit son auteur. Aucun principe ne semble la structurer.
En dessous, le triangle découpé propose une description classique d’une société hiérarchisée, et, si l’on suppose que les aires sont proportionnelles à la population… l’idée que les classes ou milieux populaires sont plus nombreux que les élites. Comment l’auteur explicite son dessin : “La société est constituée de personnes intégrées et d’autres moins, de personnes “riches” [guillemets dans le texte] et d’autres moins. Les riches et très bien intégrés se situeraient en haut”… Plusieurs principes de structuration dans ce dessin… qui luttent pour entrer dans la pyramide.
Sous la pyramide, un arbre : “ses branches qui montent au ciel peuvent bien représenter les élites de notre société. Puis le tronc, la classe moyenne. Et enfin les racines que l’on entrevoit parfois, la classe ouvrière”.
Dernier dessin, en bas à gauche : “la société est composée de groupes d’individus, avec certains exclus”. Les exclus sont situés hors des frontières du nuage de point.
Cette cartographie sociale m’aide à saisir que les descriptions hiérarchiques et relationnelles entre groupes sociaux ou “professions et catégories socioprofessionnelles” sont peu connues… alors qu’elles me paraissent naturelles.

Ailleurs: Les Cartes mentales d’un professeur de lycée (géographie). Une Carte des grèves sur EspacesTemps.net. Dans la revue Mappemonde : Cartes mentales du bassin de Genève.
Mise à jour : un passage en revue des représentations graphique de l’espace social chez SOS S.E.S.