La simple présentation de statistiques dans un billet sur les prénoms français suscite ce genre de questions :
J’ai plusieurs amis de moins de 30 ans qui portent des prénoms retirés de la liste (Perrine, Mariette, Gwenaelle, Coline, Hermine, Valentine, Elie, Manuel, Stanislas, Laetitia). J’en déduis quoi sur mon milieu social ? J’en déduis quoi sur le regard que porteraient les fonctionnaires en question sur mon milieu social ?
Dans The Averaged American Sarah E. Igo étudie cette conséquence sociale des statistiques, leur réception par les individus, qui cherchent à s’y lire. L’effet performatif des statistiques (« Tu es ceci, à 75% ») est assez régulièrement souligné par les sociologues (disons ceux de la galaxie Desrosières). Mais pas traité comme central. Il fallait sans doute une historienne pour le faire. (Ou il fallait Emmanuel Didier, mais je n’ai pas lu son livre.)
Comment comprendre cette idée ? C’est sans doute évident au travers des conséquences des enquêtes de Kinsey sur la sexualité des Américain°e°s. Ces enquêtes — aux fondements statistiques peu solides, mais recourant à la “magie des grands N” — ont été publiées en 1948 (concernant les hommes) et dans les années cinquante (concernant les femmes).
Il y eu de nombreuses réactions, critiquant ces graphiques comme une forme de pornographie démoralisatrice. Il y eu aussi des lectures collectives : les premières associations “homophiles” utilisèrent comme justification les “10%” d’hommes ayant déclaré des relations sexuelles avec des personnes du même sexe. Il y eu aussi des lectures individualistes paradoxales, qui cherchaient l’individuel dans la statistique collective. « There is much evidence to suggest that individuals were using Kinsey’s data as a new, more forgiving, standard by which to clasify their own behavior » (Igo, 264). Kinsey recevait des milliers de lettres, sous la forme à la fois de confessions et de demandes de statistiques spécifiques. Et certaines personnes firent des compte-rendus de leur lecture statistique :
I learned quickly that as a social science researcher with a college degree, I had a sex life not unlike upper class women of any color. According to Dr. Kinsey, I and these women got more mental satisfaction and less physical gratification from sexual intercourse than persons with lower class standards
Trad : j’ai rapidement appris qu’en tant que chercheuse en sciences sociales diplômée du supérieur, j’avais une vie sexuelle peu différente de celle des femmes des classes supérieures, quelle que soit leur couleur de peau. D’après le Docteur Kinsey, ces femmes et moi tirons des satisfactions plus mentales que physiques des rapports sexuels, par comparaison avec les femmes des classes populaires.
[citation dans Igo, 266, reprenant un texte d’une femme Africaine-Américaine faisant dans le magazine Ebony le compte-rendu de sa rencontre avec Kinsey]
C’est la comparaison de sa pratique avec la moyenne d’un groupe qui fait sens ici.
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Aujourd’hui encore, ces lectures existent. Et se trouvent parfois sollicitées par la présentation des données. Prenons une enquête récente, réalisée aux Etats-Unis et portant sur quelques 5000 personnes. Voici comment un tableau concernant des pratiques est présenté. On y lit, pour chaque catégorie de personnes (Homme / Femmes ; Célibataire / en couple / marié ; 18-24, 25-29 … 70+) et pour trois type de pratiques (masturbation, “vaginal intercourse” et “anal intercourse”) une moyenne des réponses. Ainsi 23% des hommes, célibataires, âgés de 40 à 49 ans ont déclaré se masturber plus de 4 fois par semaine (en vert sur le tableau suivant) :
Lien vers la totalité du tableau masculin (PDF)
La réception des statistiques n’est donc pas toujours une réception bêtement critique (« Ca vaut rien, ces chiffres ») ni purement individualiste (« J’ai pas appelé mon fils Léo, je ne suis donc pas dans la masse, je l’ai appelé Nicolas. Mon individualité est irréductible à vos tendances. »). Les statistiques sont utilisées comme “jauge”, comme standard pour donner un sens à une situation : il y en a d’autres comme moi.
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Sources :
Michael Reece, Debby Herbenick, Vanessa Schick, Stephanie A. Sanders, Brian Dodge, and J. Dennis Fortenberry “Sexual Behaviors, Relationships, and Perceived Health Among Adult Men in the United States: Results from a National Probability Sample”
J Sex Med 2010;7(suppl 5):291–304, DOI:
10.1111/j.1743-6109.2010.02009.x
Igo, Sarah E.,
The Averaged American, Harvard University Press, 2008 (ISBN : 978-0674027428)