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Identifier des acteurs importants

Continuons l’exploration des réseaux d’invitation que l’on peut objectiver à partir des affiches d’églises “noires”, collées un peu partout en région parisienne (en réalité pas partout, mais bon…).
On peut supposer que les personnes qui, par leur présence, assurent des liens entre composantes qui seraient autrement disjointes sont “importants”. On peut identifier ces personnes comme des “cutpoints“. Je les ai coloriées dans le graphe ci-contre en vert.
Dans l’état présent de mes données, il y a 28 “cutpoints“. Et, chose amusante, sur ces 28 personnes, 7 ne sont pas des pasteurs, ni des prophètes, ni des évêques… Ce sont du “petit personnel” religieux, des détenteurs de “tous petits titres” : typiquement, “frère”, “soeur”, “servante” ou “chantre”. [Celles et ceux qui apparaissent vers la gauche de l’analyse en composante principale de ce billet]
Mais on pourrait supposer, d’une autre manière, que les acteurs les plus “importants” sont ceux qui sont connectés, directement ou indirectement, à de nombreux autres acteurs. On appelle cela la “centralité d’intermédiarité” et on peut donner un score à cette notion, à partir de l’algorithme betweenness (dans le package “sna” de R). Sûrement, là, on trouverait des pasteurs et des prophètes, les “big mens” de ce monde.
Mais mes données indiquent que, parmi les 11 personnes les plus “centrales”, 6 sont du “petit personnel” religieux. Il y a même mieux : la personne la plus centrale est un chanteur, René L***. Et cela peut se constater sur l’ensemble du graphe : si l’on calcule la “centralité par titre” (en ne gardant que 2 grosses catégories, “pasteurs” et “autres”, alors la catégorie “autres” a un score moyen de centralité plus important).
Le monde pentecôtiste est souvent décrit comme un monde d’entrepreneurs religieux indépendants (certains devenant “grands” en accumulant des fidèles). Au minimum, on voit ici à partir d’une approche de “sociologie structurale” que ces entrepreneurs s’adossent à des acteurs marginaux pour monter leur entreprise. J’appelle ces acteurs “marginaux” car ce ne sont ni des fidèles au sens strict, ni des outsiders radicaux, ni des porteurs de titres prestigieux (comme “bishop”) ni des “sans-titres”. Et je les appelle “marginaux” car, dans la quarantaine d’articles, de thèses, de livres… de sociologie et d’anthropologie portant sur ces églises, les “frères” et “soeurs” chanteurs et chanteuses n’apparaissent pas vraiment. Est-ce parce qu’ils sont vraiment anecdotiques ? Ou est-ce parce que le regard (et la problématique) de mes collègues les a invisibilisés ? [Il est facile de les invisibiliser, à partir d’une vision d’emblée “cléricale” du monde religieux, où les “grands” sont les porteurs d’un charisme personnel.]

Des réseaux religieux d’invitations

Les données recueillies à partir d’une collection de 150 affiches d’églises africaines sont très riches. J’ai déjà montré ici qu’on pouvait y déceler des indications d’implantation géographique, ou une “politique du titre” qui manifeste l’existence d’une hiérarchisation poussée.
Ces affiches donnent aussi des informations “réticulaires” : les pasteurs pentecôtistes passant une partie de leur temps à s’inviter les uns les autres, à pratiquer le “partage de la chaire”, un réseau apparaît. Voici une représentation graphique de ce réseau d’invitations. Vous remarquerez, en plissant les yeux, une grosse composante et de nombreuses petits groupes. Le nombre de composantes est de 60.
La question que je me pose est : mais comment donc un tel réseau est généré ? Est-ce qu’il peut être simplement déduit de certaines contraintes ?
Pour commencer à apporter une réponse, j’ai demandé à R de générer des réseaux aléatoires qui respectent 2 contraintes.

  • 1/ si dans le réseau observé l’individu (i) participe à (n) événements, il en va de même dans le réseau généré
  • 2/ si dans le réseau observé l’événement (j) a réuni (m) personnes, il en va de même dans le réseau généré

Les réseaux générés “aléatoirement et sous contraintes” ont une particularité : leur nombre moyen de composantes n’est pas proche de 60, il est proche de 41. Les réseaux “aléatoires” relient beaucoup plus les individus (alors que chaque individu participe au même nombre d’événements et que chaque événement réuni le même nombre de personnes, par comparaison avec le réseau observé).
Mes pasteurs pentecôtistes noirs, donc, semblent ne pas “inviter au hasard”, mais choisir une “distance” moindre que les “pasteurs aléatoires”. De ce fait, ils créent un monde un peu plus “troué” que celui du modèle.
Note : Je ne sais pas si je dois vraiment mettre cela en ligne. En effet, je ne maîtrise pas totalement ce dont je parle et j’ai peut-être fait n’importe quoi… J’expose donc maintenant la méthode utilisée. Je démarre d’une matrice d’adjacence, nommée “mat”, qui indique “qui participe à quoi” :
E1 E2 E3 E4
P1 1 0 1 0
P2 1 1 0 0
P3 0 1 0 1
P4 0 0 0 1
P5 0 0 0 1
P6 1 1 1 0

Dans laquelle E1 est l’événement n°1, P1 la personne n°1 (qui ici, participe à E1 et E3).
Dans le logiciel R, le package “vegan” dispose d’une commande :
b< -commsimulator(mat, method="quasiswap")

Methods quasiswap and backtracking are not sequential, but each call produces a matrix that is independent of previous matrices, and has the same marginal totals as the original data.

Cette commande permet de générer des matrices qui ont les mêmes marges que les matrices de départ (ce qui fait que chaque événement aura le même nombre de participants et chaque personne participera au même nombre d'événements).

Suites : Voici un synthèse du nombre de composantes après avoir généré 1000 réseaux aléatoires :

La probabilité de tomber sur un réseau à 60 composantes (avec les contraintes de départ) est donc bien faible.

Sociologie statistique de la religion

Après avoir, depuis deux ans et demi, recueilli quelques 150 affiches différentes présentant des “Grandes croisades” évangéliques organisées par des pasteurs noirs, en région parisienne, me voici avec une base de données amusante à manipuler.
Les personnes photographiées ou mentionnées sur les affiches revendiquent des titres (“pasteur”, “bishop”, “maman”…). Ces titres sont associés à des caractéristiques qui ne sont pas aléatoirement distribuées : les femmes, par exemple, sont plus souvent “invisibles” (mentionnées mais pas photographiées). Certains titres sont associés de manière intense avec “tenir une bible dans la main” ou avec “tenir un micro”.
J’ai en tête que ces représentations peuvent, indirectement, être liées à une hiérarchisation interne du monde des “églises africaines”.
Une petite “analyse par clusters” donne ceci :

Apparemment, les détenteurs (et détentrices) d’un titre indiquant une position cléricale (de “évangéliste” à “pasteur”) sont relativement proches entre eux. Un groupe féminin et laïque (maman… servante) se différencie du premier. J’avais cru voir, sur les affiches, les “mamans” en position dominante (mais il s’avère qu’elles sont moins souvent visibles, qu’elles n’ont ni bible, ni micro)…

Et une analyse en composante principale donnerait ceci :

J’ai bien envie de conclure que ces affiches permettent assez bien de comprendre certains des principes de hiérarchisation d’un monde, celui des églises évangéliques et pentecôtistes dirigées par des pasteurs noirs, qui se présente avant tout comme un monde de petits entrepreneurs religieux individuels.

Dieu change…

Après avoir collectionné, sur plus d’un an et demi, une petite centaine d’affiches de prédicateurs noirs et commencé à analyser ce matériaux, le moment est venu de commencer à présenter ce travail. Le lieu dans lequel commence à se fixer certaines explications, c’est le séminaire de recherche : pour moi, ce sera celui de Martine Cohen et Sébastien Fath, Dieu change à Paris, le jeudi 18 février à partir de 14h.
J’aurai, là, l’occasion de répondre aux interrogations que mon analyse suscitera.

Race, religion, richesse

Petite collaboration avec rue89.com et surtout avec Frédéric Dejean, géographe :
La pauvreté, terrain fertile pour les églises noires d’Ile-de-France.

Jeux d’échelles : circulations évangéliques

Parlons un peu de circulation régionale, de circulation internationale et de religion.
Il y a quelques jours, je proposais cette carte de la répartition des églises évangéliques “noires”, ou “d’expression africaine” en région parisienne, en me basant sur une collection d’affiches :
eglisesnoires1
Cette carte incite implicitement à une lecture “locale” : les lieux de culte sont situés dans les communes les plus pauvres de la région parisienne [pour être plus précis dans les communes où sont sur-représentés les ménages pauvres]. Et comme le soulignait en commentaire F. Dejean une autre lecture “locale” est possible, en associant cette carte à celle de la répartition des immigrés d’Afrique sub-saharienne.
L’on pourrait ainsi comprendre ces églises comme ancrées sur un espace communal. Mais le processus même de recueil des données incite à une autre interprétation. Toutes les affiches dont je dispose (presque 80) ont été photographiées à Château Rouge, un quartier commerçant de Paris proche de Barbès fréquenté par les diasporas africaines, qui sert ici de “plaque tournante” ou de “redistributeur” : c’est en allant faire ses courses à Château Rouge que l’on peut rencontrer l’église dans laquelle on ira le vendredi soir ou le dimanche suivants.
oursinlocalL’on pourrait donc représenter les adresses des lieux de culte comme des directions plutôt que comme des points. Si l’on considère que Château-Rouge est l’origine, alors il est possible de dresser cette carte étoilée, “en oursin” [au centre, Château Rouge, et à chaque extrémité, un lieu de culte]. Inversement, cette carte montre l’attraction régionale (ou le rayonnement) de ce quartier parisien.
Quel est l’intérêt d’une telle carte ? Elle donne peut-être un peu mieux l’idée du mouvement ou des déplacements que les fidèles peuvent faire.
exempleaffiche
Elle entre aussi en résonnance avec la carte des invitations de pasteurs. La carte suivante est une ébauche de représentation spatiale des voyages des pasteurs mentionnés sur les affiches d’églises africaines.
Car l’on trouve souvent, sur ces affiches, mention d’un “pasteur invité” accompagné de son pays de résidence (parfois aussi de la ville). Au centre de l’étoile l’on trouve la région parisienne (les lieux de culte mentionnés sur les affiches), et au bout des rayons, les villes de résidence de ces pasteurs.
pasteurs invitations

Avec ces cartes, je souhaite rendre visible la multiplicité des échelles utilisables pour décrire ces églises. J’ai précédemment cartographié la répartition des églises en Île de France : c’est principalement en Seine-Saint-Denis qu’elles sont localisées.
Ici l’on voit qu’à cet espace s’est “accroché” une dimension transnationale, qu’au “local” s’est accroché le “global” mais que ces deux dimensions sont “lues” simultanément sur ces affiches. Je multiplie ici à dessein les guillemets : je n’ai pas encore de vocabulaire précis à ma disposition qui me plaise suffisamment. Le passage obligé par l’objectivation statistique m’aide donc à asseoir l’usage de termes comme “global” sur les possibilités offertes par la cartographie.
Continuons.
L’espace dessiné par les invitations de pasteurs étrangers révèle plusieurs choses :
1- Un espace africain : l’afrique sub-saharienne uniquement. Peut-être parce que certaines églises sont des boutures européennes de créations congolaises (par exemple). Peut-être parce que d’autres, inscrites dans des liens préalables à l’immigration, continuent à entretenir la référence à l’Afrique.
2- Un espace européen : Londres, Berlin, Bruxelles sont les pointes d’un polygone qui inclut la Seine-Saint-Denis en tant qu'”espace européen” ou “espace TGV”. Est-il alors suffisant de décrire ces églises comme “noires” ou “africaines” ou même “d’expression africaine” ? Même en acceptant, et l’hypothèse est très restrictive, que les fidèles sont des locaux, à l’échelle régionale, il semble que les pasteurs (sous cette dénomination ou une autre, apôtre, prophète…) dessine un espace clérical à une autre échelle : ils circulent entre pays.
3- Un espace américain : Canada, Bahamas, Etats-Unis et même au Sud. L’Amérique, c’est à la fois des sessions de formation, des stages bibliques, auxquels ont pu participer certains pasteurs, mais c’est aussi le lieu mythique de la réussite, réussite évangélique et réussite sociale.

Note sur la méthode : J’ai utilisé R pour tracer les cartes, puis un logiciel de dessin vectoriel. Pour dessiner des cartes en oursin, il m’a semblé “simple” de faire ainsi :
Mes données ont cette structure. Les données, ici, s’appellent “oursinlocal”

Adresse		lon		lat
briand 		2.448342	48.868919
ChatRouge 	2.351933	48.887745
arago 		2.325025	48.904659
ChatRouge	2.351933	48.887745

Je répète, une fois sur deux, la longitude latitude de Château-Rouge ce qui permet de tracer des lignes.
J’ai téléchargé un fichier shapeline (.shp) de la France sur le site de l’IGN (qui s’appelle GEOFLA ou un truc de ce genre). Il faut aussi les packages “maptools” et “sp” pour R
franceshp<-read.shape("geofla/LIMITE_DEPARTEMENT.shp", dbf.data = TRUE, verbose=TRUE, repair=FALSE)
plot(franceshp,xlim=c(2,2.6),ylim=c(48.6,49))
lines(oursinlocal$lon,oursinlocal$lat,col="red")

J’en profite pour signaler que je n’ai pas compris comment passer d’une projection à une autre… Ce qui donne, au départ, des cartes un peu “écrasées” par rapports aux projections habituelles de la France. Mais si j’utilise le fichier GEOFLA en projection “lambert”, je n’arrive plus à placer mes églises…
Pour la carte “mondiale”, il existe, dans le package “maps”, des données sur les principales villes du monde, world.cities. La partie complexe consiste à lier ces données, world.cities, à la liste des villes relevées sur les affiches.

Mise à jour
franceshp< -readShapeSpatial("Desktop/geofla/LIMITE_DEPARTEMENT.shp",proj4string=CRS("+proj=longlat")) fonctionne parfaitement (avec R 2.11.1)

Eglises évangéliques africaines : cartographie

femme delivreeLes six douzaines d’affiches recueillies depuis un an environ donnent déjà une idée de la géographie des églises africaines (ou “d’expression africaine”, ou “afro-antillaises”…) de la région parisienne.
En plaçant sur une carte les lieux de culte mentionnés sur les affiches — du type de celle qui est reproduite ci-contre — voici ce que l’on obtient. Chaque point rouge indique la localisation d’une salle ayant servi de bâtiment d’église :
eglisesnoires1
Les Parisiens et assimilés reconnaîtront une répartition familière : ces églises se trouvent principalement en Seine-Saint-Denis.
Et il suffit de superposer cette carte avec une carte de l’inégale répartition des revenus pour faire apparaître une corrélation. Dans la carte suivante (extraite de Qu’apporte l’échelon infracommunal à la carte des inégalités de richesse en Île-de-France? de Jean-Christophe François et Antonine Ribardière M@ppemonde 75, 2004.3), plus la zone est verte, plus les ménages riches sont surreprésentés, et plus la zone est rouge, plus les ménages pauvres sont surreprésentés [reportez vous à l’article pour plus de précisions].

eglisesnoires2

Les églises africaines ne sont pas installées partout. Et quand les services religieux ont lieu dans les départements plus riches (Hauts de Seine…), c’est dans les communes pauvres de ces départements. Si j’arrive à trouver la proportion par commune de résidents nés en Afrique sub-saharienne, je ferai d’autres cartes.
Mais dans l’immédiat, une autre carte, “en oursin”, va m’occuper, qui va relier les pays de résidence des pasteurs invités (Allemagne, Canada, Bénin…) à l’Ile de France. Une manière de conjuguer l’objectivation cartographique au discours sur le global, le local et le transnational.
Pour aller plus loin : voir le blog de Frédéric Dejean, géographe.
Note : La carte des disparités de revenus a pour origine ce rapport de recherche : Disparités (Les) des revenus des ménages franciliens en 1999
Auteurs : J. C. François, H. Mathian, A. Ribardiere, T. Saint-Julien, UMR Géographie-cités, Etude pilotée par P. Rohaut, DUSD
Editeur : DREIF, 2003

Mon premier réseau

Il y a un peu plus d’un an, j’ai commencé à prendre en photo et à collectionner les affiches que les églises “africaines” utilisent pour leurs “Grandes Croisades d’Evangélisation”. J’en avais parlé rapidement ici : “Grandes Croisades à Paris” (billet de septembre 2008).
J’ai maintenant presque 70 affiches en provenance d’une cinquantaine d’églises, qui donnent des informations sur environ 150 individus. Petit à petit, j’ai cru remarquer que certaines personnes “revenaient”, et que sous la collection d’affiches se cachait peut-être un réseau. Grâce à R (le logiciel “open-source” d’analyse statistique et au “package sna”, on peut faire une analyse de réseau rapide (et sans doute aussi une analyse fouillée, mais je ne l’ai pas encore faite).
reseau eglises
Dans le schéma ci-dessus on voit apparaître, en effet, quelques petits réseaux, mais surtout des pasteurs dispersés. Je n’en dirai pas plus ici, en tout cas pas maintenant.

Territoires contestés

D’un côté, nous avons les sex-shops, qui ne peuvent plus s’installer en centre ville depuis 2007 : ils doivent être placés à plus de 200m à vol d’oiseau de tout établissement scolaire.
De l’autre côté, nous avons des assemblées évangéliques, qui sont perçues comme des “sectes” par de nombreuses autorités municipales et dont la jeunesse comme la précarité financière interdisent la possession ou la location de bâtiments en centre ville.
Ces deux institutions, le sex-shop et l’église évangélique, devaient bien un jour se rencontrer. Et cela se fait, actuellement, dans ces zones commerciales péri-urbaines, à proximité du Carrouf’, du centre commercial et derrière l’ancien Décathlon devenu un ToysRus :
Voici donc un petit article récent de Nice Matin :

Le pasteur qui proteste contre les petites culottes

« Quand on dit aux gens qui cherchent l’église que c’est en face du magasin de lingerie fine, c’est sûr que ce n’est pas ce qu’il y a de mieux…», explique timidement Anne, une fidèle de l’église protestante évangélique.

La communauté religieuse est en émoi depuis l’installation à l’Espace Antibes, il y a un mois, de la boutique « Sexy in the city ». « La boutique qui pimente vos nuits !!!! 200 m2 de charme et de volupté », vante le prospectus de la nouvelle enseigne qui vend de « la lingerie gourmande, des produits de massage, des sex toys, des livres et accessoires de séduction, des DVD » etc.

« Quand on sort de l’église après la prière, on a beau essayer de ne pas regarder, on ne voit que ça : des strings, des jarretelles…et à l’intérieur, je n’ose même pas imaginer… », s’insurge une croyante en désignant la vitrine rose et noire où on aperçoit des mannequins vêtus de bustiers de dentelle coquine.
source

Grandes croisades à Paris :
Pasteurs, Prophètes et Apôtres africains

Château Rouge, à Paris (XVIIIe arr.), une centaine de mètres au nord de Barbès, est un quartier “africain” : quartier de résidence, et surtout quartier de commerce. Les commerces ethniques et les opérations de rénovation urbaine ont été étudiés à plusieurs reprises par des collègues sociologues, urbanistes ou anthropologues, et leurs travaux donnent d’intéressantes informations sur le contexte.

Mais ce qui peut frapper certains observateurs, lors d’un passage à Château Rouge, c’est la multitude d’affiches et de posters pour des “croisades”, des “prophètes” et des “miracles”. Dans l’espace délimité par quelques rues les publicités religieuses pour des églises africaines recouvrent les murs aveugles et les barrières de chantiers.
Sébastien Fath s’était déjà penché dessus, dans une série de photos intitulées Eglises africaines à Château Rouge, et je prends ici sa succession.

Ce que révèle la présence de ces affiches, c’est d’abord l’existence d’églises protestantes (évangéliques, pentecôtistes, indépendantes…) ou situées sur les franges extérieures du protestantisme, églises “africaines”, présentes en France, et intensément occupées à évangéliser. Eglises “noires” ou églises “africaines” ? Comme les églises antillaises ne seront pas abordées ici, je parlerai d’églises africaines (je ne sais d’ailleurs pas si le livre de Pap Ndiaye, La condition noire aborde les questions religieuses).

“Un fait majeur des mutations religieuses récentes”
Le foisonnement d’églises protestantes “d’expression africaine” dans la région parisienne est connu des sociologues des religions, mais n’a pas encore fait l’objet de beaucoup d’enquêtes spécifiques (si ce n’est aux frontières de la discipline, où intérêts pastoraux et intérêts scientifiques se croisent). Pourtant, une thèse sur ce sujet, qui mêle questions d’urbanisme (on va le voir), questions religieuses et le thème omniprésent du racisme et de la discrimination… une thèse sur le sujet aurait de grandes chances de trouver des financements [par exemple avec cette bourse]

C’est donc encore vers Sébastien Fath que l’on va se tourner : il fournit, dans quelques articles et dans une dizaines de pages fort synthétiques (dans Du ghetto au réseau. Le protestantisme évangélique en France (1800-2005)) un point d’entrée vers les dimensions sociologique du phénomène. Il écrit notamment, au sujet des “nombreuses Eglises africaines qui se sont développées depuis trente-cinq ans”, que “leur identité ethnique dresse parfois une frontière presque étanche avec l’univers religieux environnant. Généralement de type charismatique, elles opèrent suivant un régime d’oralité, porté par des pasteurs-prophètes qui revendiquent une expertise thérapeutique. Opérant bien souvent en large indépendance par rapport aux réseaux évangéliques déjà constitués, elles posent un vrai défi à l’observateur. Comment les repérer et les étudier?
Posons ici que la vingtaine d’affiches recueillies peut constituer une porte d’entrée vers un repérage et une étude. Cette méthode d’objectivation a une portée limitée, mais elle a un intérêt : photographier les affiches religieuses de Château-Rouge pendant une longue période (un an serait un minimum, pour avoir une idée des variations saisonnières) construirait des données uniformes. L’on passerait à côté des églises qui s’appuient sur des réseaux tribaux ou familiaux et qui ne font pas de publicité. L’on passerait aussi à côté des plus petites entreprises religieuses (même si des “demi-A4” sont aussi affichés qui ne réclament pas beaucoup d’investissement).
Que voit-on si l’on lit ces affiches ?

Des indices d’une répartition inégale des capitaux
Qualité de la mise en page, taille et qualité du papier ou des photos donnent un indice, peut-être, de la richesse matérielle de l’église en question. Mention d’un site internet… Mais la fréquence des fautes d’orthographe est beaucoup plus discriminante et fournit un indice objectif (même si leur calcul oblige à un travail lent et peu agréable). L’absence de faute d’orthographe serait compris comme l’indication qu’un groupe au capital culturel plus élevé a contribué à l’affiche.

Une géographie des lieux de culte
Les affiches sont à Château-Rouge, mais les lieux de culte sont ailleurs. Un seul se trouve, rue Doudeauville, dans une salle de sport. Tous les autres se trouvent en banlieue. La carte ci-dessous (merci google maps !) montre la répartition spatiale des lieux de cultes mentionnés sur une petite trentaine d’affiches différentes :


Voir la carte plus détaillée

Les assemblées se tiennent en banlieue, mais pas n’importe où en banlieue. J’ai ici colorié en rouge la zone dans laquelle je m’attends à trouver d’autres lieux de cultes (lors de mes prochaines récoltes d’affiches).
– c’est dans les banlieues populaires et à forte présence immigrée que se réunissent ces églises : Saint Denis, Bobigny, Montreuil, etc…
– c’est souvent dans des zones industrielles, ou, Plaine Saint-Denis, dans des centres de réunion. L’Espace Labriche le dit explicitement : “Salles pour Cultes”. Ces églises sont jeunes, n’ont pas encore construit ou acheté leurs bâtiments : elles louent une salle pour quelques heures.
– Quand elles possèdent leurs bâtiments, ou qu’elles louent, depuis longtemps, une salle, cela peut donner lieu à des conflits locaux, comme à Montreuil en 2005 : le maire avait interrompu des cultes évangéliques [voir par exemple : “Montreuil: un pasteur dénonce une autre intervention du maire en plein culte”, Agence France Presse, 11/02/2005 ; “La Fédération protestante de France annonce le dépôt d’une plainte contre le maire de Montreuil”, Associated Press, 20/07/2005]

Les affiches se trouvent dans Paris intra muros et les lieux de culte en banlieue : l’idée se renforce que Château Rouge constitue un “hub” (un centre connecteur de différents réseaux), un lieu parcouru par des personnes des différentes villes de banlieue. Afficher à Château-Rouge, c’est espérer toucher toutes celles et tous ceux qui viennent y travailler ou y acheter.
Dans ce quartier (Château-Rouge / La Goutte d’Or), 36% des habitants sont nés à l’étranger (c’est le double de la proportion parisienne), et, depuis une vingtaine d’années, la multiplication de commerces africains en a fait — pour reprendre le titre d’un article — « une centralité africaine à Paris ». C’est la conséquence d’une augmentation de la population africaine à Paris, mais aussi en banlieue : Château-Rouge est un lieu de passage, où se retrouvent, pour acheter et vendre, des résidants de la petite ou grande couronne. Château Rouge, pour certains guides touristiques, c’est l’Afrique à Paris : “For the price of a subway ticket you are transported in the heart of Africa“.
Sophie Bouly de Lesdain le souligne : après les Maghrébins et les Asiatiques, “au cours des années quatre-vingt-dix, les Africains du sud du Sahara sont passés de l’autre côté de la caisse enregistreuse” (“Chateau-Rouge, une centralité africaine à Paris”, Ethnologie française, 1999, n°1, 86-99, aussi sur HAL-SHS.) De clients ils sont devenus commerçants.
Ces commerçants résident le plus souvent en banlieue : ils viennent travailler à Château-Rouge. Une partie des clients aussi (parfois même de plus loin) : le quartier devient un lieu de rencontre, de sociabilité. C’est ainsi que l’on peut comprendre comment “les associations ethniques liées à des communautés marchandes urbaines [contribuent] à fonder au centre de leur activité un espace religieux” (comme l’écrit Vasoodeven Vuddamalay dans un article des Annales de la Recherche Urbaine).

Pasteurs et institutions
Ces églises évangéliques africaines sont faiblement structurées : les pasteurs-prophètes sont souvent indépendants et les affiches mettent en scène l’autonomie. Il existe bien une “Communauté des Eglises Africaines en France” (CEAF, www.ceaf.fr) qui rassemble une quarantaine d’assemblées locales et qui tente de mettre de l’ordre, en insistant sur la formation théologique. Mais aucune des églises mentionnées dans les affiches recueillies ne semble en faire partie.
Une partie des pasteurs est constituée d’itinérants : en les cherchant sur internet, on les trouve prêcher à Bruxelles, Aix La Chapelle ou en Afrique. Les affiches mentionnent souvent leur origine nationale : le “Prophète Ithiel Dossou” est du Bénin, le “Rev DR Samuel Osaghae” est du Nigeria, l'”Evêque Pascal Mukuna” est de Kinshasa, et

L’Evangéliste Kiziamina est un serviteur de Dieu de renommé internationnal avec des dons particuliers des Miracles et Paroles de connaissance et prphétique, est également député en RDC [République démocratique du Congo]

Mais les origines sont aussi européennes : plusieurs affiches mentionnent des réunions de pasteurs venus de Belgique, de Hollande ou d’Allemagne. Sébastien Fath l’écrit : il faut comprendre la Plaine Saint Denis comme un espace religieux européen.

On peut estimer, à partir des affiches, l’âge des pasteurs : les cheveux blancs sont très rares. Il me semble que tous (sauf un) ont moins de 45 ou 50 ans. Les affiches sont peut-être le moyen utilisé par des pasteurs ayant commencé à étendre leur surface et leur réputation, mais dont la renommée a encore besoin du soutien d’une campagne.

Les femmes jouent un rôle mineur dans les affiches. Numériquement, elles ne représentent qu’une petite minorité des personnages photographiés. Symboliquement, elles sont épouses et accompagnent l’oeuvre de leur mari, même si leur accès au divin est similaire :
Jocelyne Goma est présentée ainsi sur le site internet de son église (qu’elle partage avec son mari) : “A l’âge de 20 ans, Jocelyne vit une expérience extraordinaire. A son domicile, un ange la visite et lui ordonne de se tourner en pureté et en vérité vers Jésus-Christ.
Rôle mineur, mais surtout, rôle banalisé. Le protestantisme évangélique n’est pas monosexe. La “Conférence des femmes” du CRC illustre cela (affiche non reproduite), ainsi que la présence de “Soeurs”, d’une pasteure ou d’une “maman présidente” dans d’autres affiches.

Il devient aussi possible d’estimer, à partir des titres revendiqués par les personnes photographiées sur les affiches, le type de charisme revendiqué (ainsi que la place dans une hiérarchie). Certains se présentent comme “Evêques”, c’est à dire comme des supérieurs hiérarchiques garants de la vérité de par la place qu’ils détiennent dans l’institution : leurs subalternes détiennent un “charisme de fonction”. D’autres se présentent comme “DR” ou “Dr”, docteurs, garants — car théologiens — de la vérité du message. Jean-Paul Willaime parle de “charisme idéologique” pour décrire le type de charisme disponible dans ce cadre où prime l’orthodoxie de la prédication (pour en savoir plus, lire son Sociologie du protestantisme en collection Que-Sais-Je-?) . D’autres, enfin et plus souvent, se présentent en tant que “prophètes”, interfaces entre Dieu faiseur de miracles et les hommes : l’indice pointe, ici, vers une église pentecôtiste.
La place sur l’affiche : en haut / en bas — dans un cartouche ou non ; la taille relative des têtes… donne une idée de la taille des personnes dans la “cité de l’inspiration” (pour boltanskiser un peu) : seul, en couple, en trio, muni de titres ou non, les personnages n’ont pas le même rôle ni le même poids. Les affiches sont peuplées d’un petit personnel religieux : chanteurs, “soeurs”, “frères” qu’il ne faudrait pas oublier.

Quels “produits” ?
Les “produits” proposés par ces entreprises religieuses montrent une “aptitude paradoxale à concilier individualisme et discours théocentré” (là encore, Fath, “Les protestants évangéliques français”, Etudes, 2005-4, p.351-361, disponible sur cairn.info). Cette aptitude se perçoit dans l’Evangile de la prospérité promu par certaines églises. La CRC écrit : “De nombreux chrétiens croient que leur bénédiction consiste à occuper un simple poste au sein d’une société, alors qu’en réalité, Dieu veut propulser au rang de Chef d’entreprise la plupart d’entre eux.
Des liens sont établis entre salut et santé physique : “L’Evangéliste Kiziamina” demande sur une affiche : “Amenez des malades, aveugles, possedés des esprits malins, … pour expérimenter la puissance du nom de Jésus-chrit dans nos vies“.
La pasteure Françoise Vangu (Flamme de Feu, une église récente de l’Entente congolaise des œuvres chrétiennes) organise une journée “Spéciale rentrée scolaire”.
D’autres proposent “délivrance”, “gloire, victoire et succès, guérisons et miracles”, mais toujours au nom de Jésus, et en provenance de Dieu (par l’intermédiaire du pasteur-prophète)

Prenons un peu de recul avec cette offre symbolique, et penchons-nous sur la forme des réunions religieuses, le cadre général. L’on remarque qu’il ne s’agit pas, dans ces affiches, des cultes hebdomadaires habituels. Les différentes affiches oscillent entre deux pôles. Les “croisades d’évangélisation” souvent mentionnées dans ces affiches sont la réunion de deux choses : la “croisade” d’un côté, une période d’activité intense, mais une période éphémère ; l’évangélisation de l’autre, qui a pour but ultime un changement d’identité, la conversion. Ce sont presque les deux types de religiosité mentionnés par Danièle Hervieu-Léger dans “Le Pèlerin et le converti

Elle y opposait la religiosité catholique du début du XXe siècle (celle qui avait en son centre la figure du pratiquant) à la religiosité contemporaine structurée autour de deux pôles : celle du
pèlerin (activité intense, mais pendant un temps donné), celle du converti (changement de vie, nouvelle identité…).

Pas seulement des “croisades d’évangélisation” – on y trouve aussi des propositions culturelles plus larges. Un pasteur propose ainsi une “conférence-débat” :

Grande conférence débat : La malédiction des Noirs, Mythe, Manipulation ou Réalité
Des siècles d’eslavages, des décennies de colonisation et d’apartheid, des populations entières qui croupissent sous le joug de la misère économique, des foyers de tension présents un peu partout sur le continent africain, l’Homme Noir semble condamné à être à la traîne.

Le point de départ est biblique (la malédiction de Cham), mais il semble qu’un agenda autre est proposé ici : pas un miracle ou une guérison, mais une édification par la “prise de conscience” d’une discrimination structurelle.

En étudiant les “itinéraires des églises évangéliques ethniques au sein de la société française”, Sébastien Fath distingue les “niches communautaires”, les “lieux d’intégration” et les “communautés transitionnelles”. Je ne suis pas certain de réussir à utiliser ces distinctions pour donner du sens à ces affiches. Mais certaines d’entre elles, c’est indéniable, jouent avec les symboles de la République : le “Bleu Blanc Rouge” me semble être utilisé bien trop souvent pour n’être que le résultat du hasard. De là à penser que ce qui se montre sur les affiches est — par clin d’oeil — une annonce de ce qui se joue dans les assemblées ou les églises, c’est un pas que je ne franchirai pas : les études ethnographiques sont sur ce point nécessaires.

En conclusion
J’ai essayé ici de me servir d’une série d’affiches recueillies au cours des trois dernières semaines comme données pour un premier travail d’objectivation. Il est trop tentant d’utiliser ces affiches comme simple illustration, en laissant de côté ce qu’elles disent (parfois malgré elles). Le va-et-vient entre les quelques textes sur les églises d’expression africaines et ces affiches me laisse penser qu’elles peuvent constituer le matériaux d’une petite recherche sociologique. Alain Chenu n’a-t-il pas, à partir d’un magazine, publié cette année dans la Revue française de sociologie une “Sociologie des couvertures de Paris-Match“.

Pour aller plus loin
Fath, Sébastien. Du ghetto au réseau. Le protestantisme évangélique en France (1800-2005), Genève, Labor et Fides, 2005
Fath, Sébastien. Les protestants évangéliques français, la corde raide d’un militantisme sans frontière, Etudes, 2005-4, 351-361
Bouly de Lesdain, Sophie. “Chateau-Rouge, une centralité africaine à Paris”, Ethnologie française, 1999, n°1, 86-99
Vuddamalay, Vasoodeven. “Commerces ethniques et espaces religieux dans la grande ville (PDF)“, Annales de la recherche urbaine, 2004, n°96
Entretien avec l’historien Afe Adogame, Religioscope
Fancello, Sandra. “Réveil de l’ethnicité akan et pentecôtisme ‘indigène’ en Europe“, Diversité urbaine, 2007-1, 51-67

Presse

  • Le Monde : “Les évangéliques, en plein essor, peinent à trouver des lieux de culte” (08/03/2007) ; “Les Eglises d’expression africaine se multiplient en banlieue parisienne” (08/05/2005) ; “Les Eglises afro-chrétiennes font de la France une terre d’évangélisation.” (03/01/2001) ; “Les Eglises protestantes d’expressions africaines ont fêté leurs quinze ans à Montreuil” (01/11/2005)
  • AFP : Le foisonnement des églises évangéliques “ethniques” (03/12/2004)
  • La Croix : “Des croyants aux marges de leurs Eglises” (30/01/2006)
  • Et, l’année prochaine, le colloque de l’association française de sociologie des religions, Dieu change en ville : religion, espace et immigration (2 et 3 février 2009)