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La marche de nuit

Dans le répertoire des formes de mobilisations féministes, il y a la “marche de nuit non mixte”. L’origine est sans doute les opérations “Take back the night”, à la fin des années soixante-dix, aux Etats-Unis [importées en France vers 1978 ?]. Il serait possible d’en faire un beau sujet de master de sociologie des mouvements sociaux.
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Le féminin neutre

Il n’est plus sérieux, aujourd’hui, si l’on est sociologue, de parler des “jeunes”, des “ouvriers” ou des “employés” sans préciser que ces populations sont le regroupement d’individus en partie hétérogènes. Il y a notamment, et toujours, des hommes et des femmes. Utiliser, par défaut, le masculin pour parler de ces classes d’êtres équivalents sous certains rapports conduit insensiblement à ne plus parler que des jeunes hommes, des ouvriers mâles ou des employés virils.
L’une des solutions qu’emploient des collègues sociologues est la suivante : on parlera d’employé°e°s ou d’ouvrier-ère-s, de sans-papiers et de sans-papières. Le modèle, probablement, est allemand : depuis les années quatre-vingt, si je me souviens bien, l’on y écrit parfois “Lehrer/Innen” pour parler des instituteur/trice/s
Je préfère, de loin, un modèle anglais, où le genre utilisé est par défaut féminin. Je cherchais des exemples, et en écrivant ce billet, je suis tombé sur cet extrait de Seeing Like a State de James C. Scott (dont La domination et les arts de la résistance a été récemment traduit et publié aux Editions Amsterdam).

gender-neutral

Dans l’exemple, “an outsider” a besoin d’un guide, mais “the outsider” est une femme : le pronom “her” l’identifie comme telle. Tous les exemples proposant un être a priori indéfini, “a doctor“, “a pilot“, “a guide“… seront traités au féminin.
Ce procédé est courant : la quasi totalité des textes anglographiés que je lis, en sociologie, histoire, “gay and lesbian studies“… procèdent ainsi. Et si l’on trouvait une mention spécifique en début d’ouvrage, pour ceux qui ont été publiés dans les années quatre-vingt, c’est fini maintenant.
C’est ce que je fais parfois dans ce blog, écrire au féminin neutre : pas systématiquement — ce serait, me semble-t-il, faire preuve de rigidité — mais quand ça m’amuse. Cela n’aurait pas (encore) de sens pour parler des prêtres catholiques ou des compagnies républicaines de sécurité (deux groupes qui sont encore fermés aux femmes), mais dans de nombreux cas, cela permet de changer de perspective, plus radicalement qu’en multipliant les redondances superflues (du type “ouvriers et ouvrières”).
J’utilise aussi pilotesse, directeure, instituteure et autres inventions.
Et j’ai été surpris de l’étonnement de certains lecteurs (jamais des lectrices) à cet usage. Je ne m’imaginais pas avoir une écriture aussi étrange. D’où, en forme de justification et d’explicitation, ce billet.

Note : quelques trolls ayant envahi les commentaires, j’ai du faire du ménage, effacer leur prose et fermer le formulaire.

Sale quart d’heure pour les sex-shops

Manifestation journée de la femme mars 1979 photo Arnaud Baumann Matin de Paris (Photo : Arnaud Baumann, dans Le Matin de Paris)
Il fait nuit, et il semble ne pas faire chaud (un personnage, au premier plan, est en pull, d’autres ont de grosses écharpes). Un groupe de gens est rassemblé autour de la vitrine d’un sex shop. Quelques personnes y lancent des pierres ou des pavés, et la vitrine, fêlée, montre deux gros éclats. En quelle époque somme-nous ? Tous ces manifestants, ou presque, ont des cheveux longs…
C’est que ce sont des manifestantes : nous sommes en mars 1979, et, en marge de la manifestation célébrant la “Journée internationale des femmes”, quelques sex-shops sont lapidés.
Ceci pourrait apparaître comme un minuscule fait divers, mais les répercussions sont plus importantes. J’ai été mis sur la voie de ces actions à la lecture de quelques revues pornographiques, qui, en 1978, désignent le “féminisme” comme l’ennemi principal. Le Guide Sexuel (une éphémère publication) écrit par exemple :

sous prétexte de féminisme, des mouvements « populaires » organisent le sac de certains établissements, n’hésitant pas à recourir à l’attentat à la bombe contre quelques « sex-shops » et arrachant, des devantures de marchands de journaux, des publications réputées « osées »
source : Guide Sexuel, 1978, n°3

La lecture de tels paragraphes m’avait étonné. Des “attentats féministes” ? Le tout début des années sixante-dix m’était plutôt apparu comme une période de développement d’affinités entre certaines féministes et les première “librairies à enseigne de sex-shop”. Françoise d’Eaubonne ne proteste-t-elle pas publiquement, en 1971, avec des patrons de sex-shops, contre les fermetures administratives dont ils sont l’objet ? Certaines militantes du MLF ne revendiquent-elles pas une forme de liberté sexuelle ? [Sur des thèmes connexes, lire l’article de Sébastien Chauvin, “Les aventures d’une « alliance objective ». Quelques moments de la relation entre mouvements homosexuels et mouvements féministes au XXe siècle”, dans un numéro récent de L’homme et la société]

En 1978, il n’y a pas du tout d’union sacrée entre sex-shops et mouvements de femmes. Les petits commerce du sexe apparaissent même comme des cibles à abattre. Mais le «registre manifestant» utilisé est aussi étonnant : bris de vitrines, saccage des intérieurs, “bombes” — nous verrons lesquelles. On en trouve des traces dès 1970, mais ce sont alors des hommes qui cassent. Il me semble que c’est en 1975 que, pour la première fois, des groupes de femmes — du moins des groupes identifiés par les observateurs de l’époque comme des groupes de femmes — attaquent publiquement des sex-shops. A Lyon et à Toulouse, à Montpellier et ailleurs, ce sont les prostituées en grève qui peinturlurent — en pleine nuit — les vitrines des magasins des quartiers où elles exercent (pour plus d’analyse, lire Lilian Mathieu, Mobilisations de prostituées ou le livre de témoignages de “Chantal”, Nous ne sommes pas nées prostituées).
Si les revendications prostituées ne sont pas reprises par les groupes féministes (qui s’éloignent, après 1975, des prostituées — si je me souviens bien)… certains modes d’actions, et certaines cibles, sont repris.
Deuxième élément : la fin des années soixante-dix est l’époque d’une lutte féministe pour renforcer la répression du viol (Janine Mossuz Lavau en donne le contexte dans Les lois de l’amour). Des manifestations sont organisées afin de montrer aux parlementaires la détermination qui soutient les revendications. “Non au viol commercialisé” est l’un des slogans de ces manifestations, unissant dans une même catégorie viol et pornographie. Les commerces sexuels (cinémas porno et sex-shops) apparaissent désormais à une partie des mouvements féministes comme des initiateurs de violences sexuelles. Ces boutiques du cul add insult to injury : les mouvements, souvent de gauche ou d’extrème gauche, refusent toute commercialisation — commodification — de la sexualité, présentée comme une sphère séparée… Si tout est politique, tout ne peut être soumis aux lois du capitalisme.
Troisième élément, conjoncturel mais important : il faut souligner l’influence de pratiques théorisées, européennes et américaines, de manifestations de nuit. Reprendre l’espace nocture, “Take back the night” disent des femmes qui souhaitent s’approprier ce qui apparait comme un bastion masculin (phallocrate) et dangereux, la ville, la nuit. Or un lien existe entre “la ville la nuit” et les sex-shops. Les sex-shops, à la fin des années soixante-dix, sont ouverts tards la nuit (les patrons se sont rendus progressivement compte que des horaires “habituels” 10h-20h, étaient moins rentables). Et ils sont situés dans les espaces urbains qui apparaissent comme les plus masculins. Commerces spatialisés ET commerces de la nuit : ils sont les symboles de ce qu’il faut reprendre.
 

En 1978 et 1979, les manifestations parisiennes et provinciales de la “journée des femmes” s’attaqueront donc presque systématiquement aux sex-shops. Le procédé est presque partout le même… sans que cela signale nécessairement une organisation a priori de ces dégradations.
À Lyon, le Progrès raconte :

Ces représentantes du MLF, minettes en blue-jeans pour la plupart, quelque peu nostalgiques des grandes « manifs » d’Outre-Atlantique, tenaient le haut du pavé de la rue de la République.
Rue Thomassin, devant un sex-shop et un cinéma affichant un film porno, quelques manifestantes munies d’un casque de motard brisèrent des vitrines.
Une halte place des Terreaux où quelques militantes brûlaient cérémonieusement des affiches de magazines à scandale.
(je souligne)

À Pau, la correspondante de Rouge, le journal de la Ligue communiste révolutionnaire, écrit : «Cris de victoire, on n’a plus peur. Après l’agression violente de la part d’un patron de cinéma porno, on lui renverse un pot de colle sur la tête !» (février 1978). Dans le même journal, un mois plus tard, à Bordeaux, le correspondant parle du “bombage” d’un sex-shop : c’est de bombe de peinture que l’on parle le plus souvent…
À Paris, une participante, peut-être aussi journaliste à Libération raconte :

retrouvailles à 150 au Châtelet, avant d’aller remonter la rue St Denis. Là ce n’est pas triste. Les femmes devant, une trentaine d’hommes derrière, ravis d’en suivre plus d’une ! Moins ravis sont les proprios des sex shops, des cinémas pornos et des night clubs. Les uns voient leurs façades bombées, leurs bouquins jetés dans la rue, les autres – du moins certains d’entre eux – leurs portes enfoncées. Les videurs surgissent, en rage. « Putains », « mal baisées », « lesbiennes », « on va toutes vous niquer ». Les femmes rigolent, plutôt heureuses d’être dans la rue.
source : Libération, 10 mars 1978

Mais l’attentat qui a laissé le plus de traces, parce qu’il a été réalisé à l’explosif, qu’il a été suivi d’une revendication en bonne et due forme, et aussi parce que les auteures sont restées anonymes — jusqu’aujourd’hui — est le suivant :

Dans un message envoyé jeudi à l’AFP un groupe de femmes qui s’appellent « les allumeuses de réverbère » revendique l’attentat au plastique commis dans la nuit du 7 au 8 mars contre le mensuel « F magazine » et celui commis contre le cinéma Galaxie dans le 13e arrondissement. « Nous souhaitons un joyeux anniversaire à toutes les femmes, disent-elles, et nous leur offrons à cette occasion quelques feux d’artifice dont les locaux de F magazine, emblème de la récupération de nos luttes, et un cinémat porno de la place d’Italie. »

F Magazine était une tentative (éphémère) d’ancrer le féminisme non plus seulement dans les réseaux d’entraides politiques et extra-capitalistes, mais de l’institutionnaliser en recourant aux armes capitalistes (publicité, salaires, ventes…) de la presse magazine. Horreur pour les Allumeuses de réverbère qui y voient un affaiblissement de la pureté de la lutte. En plastiquant la même nuit un magazine féminin et un cinéma pornographique, elles établissent un lien matériel entre ces deux entreprises.

En 1979, l’action est devenue “traditionnelle”. Quelques jours avant la manifestation, un article de Libération rappelle même aux lectrices les hauts-faits de l’année passée, une manière de souligner que leur absence cette année serait un mauvais signe :

l’an dernier le défilé-promenade République-Nation du samedi 5 mars avait suscité bien des déceptions et provoqué quelques jours après une manif nocturne rue St Denis au cours de laquelle les sex shops avaient passé un sale quart d’heure.
source : Libération, 7 mars 1979

L’Aurore a envoyé un journaliste (sûrement pas le plus misogyne, mais pas loin…), qui s’en prend à coeur joie aux manifestantes :

bien vite, les furies, perdant toute mesure, se sont déchaînées jusqu’à prendre la place de la République pour le marché de Brive La Gaillarde. Après avoir bloqué un car de police secours, transportant un blessé, elles ont cassé la vitrine d’un sex-shop et se sont mises à chasser tout ce qui ressemblait à un mâle.

Dans une « Lettre à une copine de province », dans Libération, on peut lire :

Après la gare de l’Est, une halte violente : le sex-shop de l’angle de la rue du Fbg Saint Denis et du Bvd Magenta. Un groupe a quitté la rue, s’est jeté à pavé rompu sur les vitrines plexiglas que (sic) ont du mal à craquer. Cette action a été diversement appréciée, certaines ont râlé, puis on est reparties (sic).

 

Tous ces extraits laissent percer l’image d’un Paris ville violente. Et isoler les actions féministes du contexte de la période fait perdre une partie du sens des pratiques. Il faut, pour en prendre conscience, lire la presse parisienne en 1978 : la violence d’extrême-gauche est répandue et visible (cocktails molotov, voitures qui explosent, fusillades). La violence d’extrême droite l’est aussi (bagarres dures entre étudiants, violences policières…). L’expression des idées politiques par le petit attentat “autonome” est presque légitimée et n’apparaît pas incongrue. Ainsi Françoise d’Eaubonne — déjà mentionnée plus haut — dans un ouvrage de lecture de la guérilla urbaine écrit les mots suivants :

on [les féministes] n’a pas encore réfléchi sur la nécessité de nous réapproprier l’agressivité, ou plutôt, simplement, sa possibilité (…). Le virage s’amorce; peut-être sera-t-il formidable. renonçant au laudatif commentaire de la non-violence du gentil renard à queue coupée, quelques humoristes — excellent, l’humour avec l’action — ont commencé à plastiquer les sex-shops sous le nom d’Allumeuses de Réverbères. Entreprise considérablement plus saine que celle des militantes du «Programme commun des femmes» (…)
source : Françoise d’Eaubonne, Contre violence ou la résistance à l’Etat, 1978

Le recours à la violence ironique n’est pas compris par tout le monde. Les réactions des féministes à ces actions vigoureuses ne sont pas — et loin de là — uniformes. Des critiques se laissent entendre : en filigrane, les trotskystes de Rouge rendent les “mecs” responsables de certains cailloutages et des dégats matériels. D’autres font part de leur incompréhension, comme dans le courrier des lectrices de Femmes en mouvements (avril 1978) revue pourtant sympathique envers les mouvements “autonomes” :

Au sujet de l’attentat contre le cinéma porno, rapproché de la manif du 8 mars dans la rue Saint Denis, je trouve cela très ambigu. Comment peut-on se déclarer « heureuses d’être dans la rue » quand c’est rue Saint Denis, poursuivies par des maquereaux, même si on a la compensation d’en avoir aspergé quelques uns de peinture.

Le féminisme organisé, ces années là, est loin d’être univoque.

Après 1979, je n’ai, pour l’instant, pas trouvé de traces d’autres “bombages” organisés et féministes de sex-shops. La seule action aperçue est une tentative de décembre 1981, qui tourne court. Trois jeunes femmes (elles ont moins de 25 ans) d’extrême-gauche féministe tentent de brûler un magasin :

Les féministes se font terroristes : trois activistes en jupon ont été arrêtées dans la nuit de lundi à mardi, le cocktail Molotov en bandoulière.
« On voulait faire sauter une sex-shop de la rue Godot de Mauroy », ont-elles avoué.
C’est dans cette rue, réputée pour ses boutiques spécialisées et ses dames exerçant le « plus vieux métier du monde », que les policiers ont intercepté les premières féministes adeptes de l’action violente. Il était 2h30 mardi lorsqu’une patrouille de policiers remarqua, à l’angle de la rue des Mathurins et de la rue Godot-de-Mauroy, une 304 mal garée, les plaques minéralogiques couvertes de boue. Le moteur de la voiture tournant, sa conductrice au volant, les deux portières ouvertes.
Intrigués, les policiers se cachèrent dans une porte cochère pour observer la jeune femme prête à démarrer mais attendant visiblement des passagers. Ils virent arriver très vite deux jeunes filles portant chacune une bouteille à ma main. Passant à l’action aussitôt, les gardiens de la paix mirent la mains sur les trois demoiselles qui portaient en fait des cocktails Molotov.
source : article d’un quotidien, décembre 1981

Ces personnes seront condamnées à de la prison avec sursis.

Les actions de 1978-1979 sont rapidement intégrées dans l’histoire féministe. Dans la revue Le Temps des femmes, en 1982, un dossier sur la pornographie est introduit de cette manière : « Souvenez-vous, dans les années 75, des militantes féministes dévastent des sex-shops et des cinémas pornos. Un joli nom de guerre… les allumeuses de réverbère… certaines d’entre nous y étaient, elles en gardent un bien bon souvenir. » Dans une histoire du MLF à Lyon [Chronique d’une passion : le mouvement de libération des femmes à Lyon, l’Harmattan] la manifestation de 1978 est mentionnée…

Ce texte est une première version : n’hésitez pas à me signaler toute erreur, matérielle ou d’interprétation… Si vous aviez des photos de ces actions, si vous y avez participé, contactez-moi !