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Victorine Benoît

En cherchant d’anciennes listes nominatives de bacheliers, je suis tombé sur cet entrefilet, publié dans Le Figaro en 1875 :

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lien vers l’article sur Gallica

Le destin de cette bachelière fut-il de servir de “répétiteur” à ses enfants ?
Parce qu’il n’y a pas eu beaucoup de bachelières en 1875, il est assez aisé de retrouver son identité : il s’agit de Victorine Françoise Henriette Benoît. Elle obtient une bourse, en 1877, pour étudier la médecine. : elle obtient 300 francs, pendant plusieurs années.
« Sans vouloir encourager les femmes dans l’étude du grec et du latin », la commission départementale recommande une bourse annuelle de 1000 francs :
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source : Procès verbaux des séances du conseil général de la Vendée (23/12/1877)

Sur twitter, @hellaime m’indique qu’on retrouve Victorine Benoît en 1883 : elle a soutenu une thèse de médecine à Paris De la paralysie spinale infantile [lien].
Et Le Figaro rend compte de cette soutenance, en saluant la jeune doctoresse “Française, Française et Vendéenne” :
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lien vers l’article sur Gallica

Le Journal des Débats nous précise même que Victorine est d’une “honorable famille vendéenne”.
Une lettre de remerciements a été publiée par le conseil général de Vendée :
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Un journal féministe, La Femme (juin 1884) nous donne, quelques années plus tard, quelques informations sur les sœurs de Victorine, Gabrielle et Adèle, qui obtinrent toutes deux aussi le baccalauréat.

En 1886, le quotidien Gil Blas lui consacre un long portrait : Sous “Mademoiselle X… Docteur-Médecin” se cache de manière évidente Victorine Benoît (aînée de cinq enfant, père décédé, sœurs bachelières, originaire d’une région de l’Ouest, etc…) :
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Vers 1889, elle cherche à obtenir un poste de médecin des écoles primaires de filles, à Paris :

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lien vers l’article sur Gallica

On retrouve, un peu plus tard (en 1896), Victorine Benoît exerçant rue Miromesnil à Paris. Elle fait donc partie des rares doctoresses à exercer la médecine.
Avant cela, on pouvait la voir décrite comme une examinatrice, en 1892 :
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lien vers l’article sur Gallica

ou comme une personne “prodigant des soins intelligents et dévoués aux jeunes filles des écoles”.
Je n’ai pas trouvé aisément d’informations postérieures à 1896, mais selon la Préfecture de police elle exerce toujours, en 1918, rue de Miromesnil (à 71 ans). Les listes indiquent “Mlle” : Victorine Benoît ne s’est pas mariée.

Le cimetière des chiens

En 1898, une loi codifie les modes d’enterrement des animaux domestiques (à plus de 100 mètres des habitations, à plus d’un mètre sous terre). Cela semble avoir déclenché, en France, la création d’un cimetière pour chiens.

Cette loi avait un but hygiéniste, mais elle permettait aussi la “mise en objets” de changements de conception de l’animal domestique. Au cours du XIXe siècle se développe l’idée que le chien est un animal fidèle, au delà même de la mort de ses maîtres : des chiens sont décrits veillant la tombe de leur maître. Le chien devient l’un des symboles du deuil qui dure.
En même temps, les chiens en viennent à symboliser la vie domestique, la vie de famille : constance, compagnonage, confiance… permettent de décrire à la fois la vie domestique et les qualités du chien (qui a des vertus quasi-familiales).
Le chien devient peut-être alors véritablement un « animal domestique ».

Et sa mort est désormais vécue différemment. Mais comme les autres animaux, les chiens ne pouvaient (et ne peuvent toujours pas) être enterrés dans les cimetières pour humains : que les cimetières soient religieux ou laïcisés. La distance physique que l’Eglise (catholique) cherche à mettre entre hommes et bêtes est pour elle la conséquence de la distance entre deux ordres de la Création.

Des cimetières pour chiens furent alors créés.
 

Féminisme
Des femmes furent à l’avant-garde de la création des cimetières pour animaux. Des femmes bourgeoises, urbaines, qui s’identifiaient, émotionnellement, avec la souffrance animale, et critiquaient ainsi le matérialisme, la science (quand elles s’opposaient à la vivisection) et le pouvoir masculin.

A New York, nous apprend « Le Journal des débats » (3 avril 1896), « C’est une femme de bien qui a eu l’idée de cette pieuse entreprise ; elle a pensé que nous n’avions pas jusqu’ici assez d’égards pour la dépouille de nos fidèles amis : “Je suis, disait-elle à un reporter, de ceux qui croient que les chiens, les bons chiens, ont une âme” (…) ».
A Londres, le cimetière pour chiens de Hyde Park est aussi une création féminine, bien décryptée par Philipp Howell dans un article.

En France, Adrienne Neyrat fonde le journal L’Ami des bêtes à la fin de l’année 1898. C’est à l’époque une jeune femme (dont nous savons très peu de choses) qui s’est engagée avec la société protectrice des animaux pour une amélioration du travail de la fourrière parisienne (qui ramasse les chiens errants et les euthanasie). On retrouve “Mademoiselle Neyrat” dans un « Almanach féministe » de 1900, signe, peut-être, qu’elle appartenait à des réseaux à la fois féministes et de défense des animaux.

asnieres05Le cimetière des chiens d’Asnières a été créé au même moment (1899), par Marguerite Durand, l’une des organisatrices du féminisme fin-de-siècle en France et un “avocat cynophile” par ailleurs éditeur du mensuel “L’Ami des chiens” (à ne pas confondre avec “L’ami des bêtes). Durand elle-même ne dissociait pas ses activités féministes (son journal, La Fronde) et ses activités nécro-capitalistes. Son journal, La Fronde est associé au cimetière : par des publicités régulières, quasi-quotidiennes à certains moments, mais aussi en exposant les maquettes des premiers monuments funéraires dans le hall de ses bureaux (voir le Journal des débats, 04/02/1900).

Les liens entre ces cimetières et le féminisme sont encore peu élucidés, mais ils sont forts et probablement pas le fruit du hasard. Est-ce parce que ces animaux deviennent alors véritablement “domestiques” ? Est-ce parce qu’exiger une publicisation de cette “domesticité” dans l’espace public, par un cimetière, exigeait des compétences en affinité avec le féminisme alors en développement ?
Comment comprendre cette implication féministe dans les cimetières pour chiens ?

Une hypothèse serait que seules des femmes disposant d’un accès à l’espace public pouvaient avoir suffisamment de capitaux pour créer, dans l’espace public, une sorte d’extension de l’espace domestique, pour inscrire le souvenir d’un animal domestique dans un lieu public. Si l’entretien de la domesticité était, au XIXe siècle, confié principalement aux femmes, l’extension du deuil à l’espace public n’était possible qu’à travers certaines femmes.

Au delà des fondatrices, il semble que les utilisateurs de ces cimetières ont été, souvent, des utilisatrices. La majorité des animaux enterrés à Hyde Park l’étaient par des femmes d’après Ph. Howell.

 

Critiques et railleries
Il me semble nécessaire de réfléchir sur les critiques portées à ces cimetières. Et, plus spécifiquement, de réfléchir sur les railleries.

En voici quelques exemples :
asnieres02Dans un article de 1910 publié dans L’Echo du Centre, le journaliste Paul Eudel commence par « Ne riez pas. Cette nécropole existe, j’en reviens. »

S’il est avéré que l’enfouissement monumentalisé des animaux était une pratique féminine, alors les critiques, masculines, sont des rappel à l’ordre : les sentiments exprimés par des femmes doivent rester d’ordre privé :
La Presse, 17/10/1905, décrit ainsi une « nécropole pastiche où s’exhalent des plaintes dont la naïveté et l’excès de douleur portent irrésistiblement à la gaieté » (…) « c’est moins leur “compagnon” ou “leur meilleure amie” que dix ans de leur propre existence que ces gens pleurent là. »

Mais c’est du monde catholique romain que viennent les critiques les plus conséquentes. Le quotidien La Croix abonde en articles raillant le cimetière des chiens.

La Croix, 3/4/1907 : « Nous avons le cimetière des chiens à Asnières. Des toutous ont leur concession à perpétuité alors que de pauvres orphelins n’ont pas la consolation d’aller pleurer longtemps sur la tombe de leurs parents, enfouis dans la fosse commune. (…) L’Amouracherie du toutou est une des formes modernes de l’humaine stupidité et une grotesque déviation du sentiment. »

La Croix, 16/09/1938, dans un article intitulé : « L’adoration des bêtes » :

(…) cela ne justifie nullement le sentimentalisme (bêbête) (…) dont [les bêtes] sont parfois les bénéficiaires et jusqu’à un certain point les victimes (…). Etes-vous jamais allés au cimetière des chiens, près d’Asnières, dans une petite île charmante qui aurait mieux à faire que d’abriter les monuments d’une sottise dépravée ?
(…) Un autre bas-bleu va plus loin encore. En des vers héroïquement chevillés, il demande à Dieu de partager l’éternité de sa chatte disparue : “Plutôt que d’aller en paradis sans elle, je préfère la rejoindre en enfer pour toujours…” On n’en finirait pas de citer les horreurs et les folies qui s’entassent dans cette singulière nécropole.

La Croix, 13/08/1940 « Cynélatrie », par Paul de L’Isle :

(le fidèle serviteur) Honneur à toi ! Mais le petit chien-chien de luxe, le toutou, afffreux pékinois ou chien d’une autre râce abâtardie ! C’est un trait de notre génération de vaincus : le chien remplaçant, au foyer, l’enfant dont on ne veut pas (…) Le chien qui a son cimetière à Asnières, avec des tombes, des inscriptions, des fleurs, quel scandale !

Ici, le cimetière des chiens devient l’expression d’un “peuple de vaincus” (la date, aout 1940, est à considérer…)

L’un des angles de la critique s’appuie sur le caractère commercial du cimetière et l’inégalité qu’il entraîne.

Louis Michon, dans Le Correspondant, en 1902, écrit :

[les créateurs du cimetière des chiens d’Asnières] ne songent qu’au gain et à leurs profits personnels. Ne disaient-ils pas, en effet, en 1900, lorsqu’ils émirent les actions de la « Nécropole zoologique, qu’acheter leurs titres c’était faire tout à la fois une bonne action et une bonne affaire ? » Et c’est pour cela qu’ils font payer très cher au propriétaire de l’animal défunt le terrain qu’ils lui concèdent. Il y a, en effet, toute une catégorie de prix suivants que l’on veut enterrer la bête dans la fosse commune ou dans un caveau privé.
(…)
[et plus loin, p.1098] Il est très délicat d’apprécier à sa juste valeur la générosité des donateurs ; leur sensibilité affectée n’a souvent aucun rapport avec la vraie charité publique. Certains trouveront étrange que des animaux aient une si belle sépulture, alors que de pauvres vieux hommes, qui ont travaillé toute leur vie, sont enfouis dans la fosse commune sans le moindre souvenir, sans même une croix.

L’écrivain catholique Léon Bloy est sans doute le critique le plus dur. Dans Le sang du pauvre, il écrit :

(…) c’est une sensation plus que bizarre de visiter le Cimetière des chiens (…) Il va sans dire que c’est le cimetière des chiens riches, les chiens pauvres n’y ayant aucun droit. (…)
La monotonie des « regrets éternels » est un peu fatigante. La formule de fidélité, plus canine que les chiens eux-mêmes : « Je te pleurerai toujours et ne te remplacerai jamais » surabonde péniblement. Néanmoins le visiteur patient est récompensé. (…)
« Mimiss, sa mémère à son troune-niouniousse »
On est forcé de se demander si la sottise, décidément n’est pas plus haïssable que la méchanceté même. Je ne pense pas que le mépris des pauvres ait jamais pu être plus nettement, plus insolement déclaré (…) Il y a là des monuments qui ont coûté la subsistance de vingt familles. (…) Et ces regrets éternels, ces attendrissements lyriques des salauds et des salaudes qui ne donnneraient pas un centime à un de leurs frères mourant de faim !
[les photographies] presque toutes sont hideuses, en conformité probable avec les puantes âmes des maîtres ou des maîtresses.

 

Lutter contre la critique
asnieres04On peut alors comprendre une bonne partie de l’aménagement du cimetière comme une réponse aux critiques.
Le Journal des débats, 16/04/1900 : « une souscription est ouverte pour ériger un tombeau au chien de guerre Moustache », auquel l’armée napoléonienne a rendu des hommages lors de sa mort. [Note : c’est en 2006 qu’une plaque sera érigée en l’honneur de Moustache]

Le Figaro, 07/10/1909, rubrique de Henri Rochefort, au sujet d’un chien courageux, Deder. « Maintenant quelle décision prendrait le gouvernement si Deder, tombé au champ d’honneur, mourait des coups de coûteau auxquels il s’est si généreusement exposé ? Il serait inique de l’enterrer – selon l’expression familière – comme un chien. »

Le Figaro, 26/06/1920 au sujet d’un cheval ayant gagné plusieurs courses célèbres et s’étant cassé la jambe « Il avait encore un bel avenir devant lui, de brillants lauriers à cueillir, et il va reposer à Asnières dans le cimetière des chiens où une plaque rappellera ses hauts faits sur le turf »

La lutte contre la critique et les railleries mobilise plusieurs éléments :
asnieres03Elle souligne qu’il existe de « grands » chiens. Grands dans le monde civique comem les fameux saint-bernards ou les chiens militaires qui ont sauvé ou aidé des humains. Marguerite Durand semble en avoir été consciente : elle fera construire des monuments distinguant ces animaux (monument à « Barry », souscription pour le chien « moustache »). Grands dans la cité de la réputation, par association : les “chiens de célébrités” sont mentionnés. Certes leur célébrité « dérive » de celle de leurs maîtres, mais il échappent à la seule importance domestique, pour être connu au delà d’un cercle restreint.
Plus récemment, le cimetière a pris une nouvelle importance. Il est plus grand que la somme des petits êtres qui s’y trouvent. En 1987, la ville d’Asnières le rachète, et essaie depuis d’en faire une attraction touristique.

 
Spiritualité et religion
Ce cimetière propose une étrange absence de symboles religieux. Cette absence était explicitée dans des publicités pour le cimetière. Dans La Fronde peut-on lire :

« L’administration informe le public
1° Qu’elle ne permettra ni cérémonie, ni décoration ayant l’air de pasticher les inhumations humaines, ce qui serait manquer au respect dû aux morts ; les croix, notamment, sont rigoureusement interdites.

Et rappelée dans le règlement intérieur (dans les années vingt) :

Règlement du cimetière des chiens
(…) Art. 5 Tous emblèmes religieux et tous monuments affectant la forme des sépultures humaines sont absolument prohibés dans le cimetière zoologique. (…)

Cette clause est moquée par Léon Bloy :

Pour ce qui est de la “forme absolument prohibée des sépultures humaines”, tout ce qu’on peut en dire, c’est que cette clause est une bien jolie blague. Un myope, incapable de déchiffrer les inscriptions et non averti, pensera nécessairement qu’il est dans un cimetière, païen à coup sûr et fort bizarre, mais humain, et l’on ne voit pas ce qui pourrait l’en détromper.

C’est sans doute pour assurer une sorte de « neutralité » du cimetière face aux différentes religions que les symboles religieux sont interdits dès le début, à un moment historique où l’Etat, en France, constitue un espace appelé “laïc”. C’est aussi à replacer dans le contexte de lutte entre Eglise (catholique) et Etat, en France, à la fin du XIXe siècle (la loi de Séparation date de 1905) : il devait sembler important à Marguerite Durand de ne pas plus exciter une Eglise très combattante.

Mais le peu de références religieuses ouvre aussi un espace à des formes non orthodoxes de spiritualité, où les animaux ont des âmes, où le sentiment religieux peut se développer à l’extérieur des institutions de la chrétienté. Les contraintes sont toujours productrices ou génératrices, et pas uniquement répressives.

Pour comprendre la place que ces êtres morts occupent, il peut être intéressant de se pencher sur les épitaphes, les inscriptions sur les pierres tombales :
Pour l’ethnologue Guy Barbichon, l’affection est manifestée dans ces inscriptions, mais « les formes d’expression de cette affection se sont notablement transformées » : « d’une relation d’affection où s’exprime la différence entre l’humain aimant et l’animal aimé à une relation d’affection où s’exprime l’indifférenciation entre les deux êtres ». Il remarque le passage du « cher petit animal » (dont on parle à la troisième personne) au « petit chéri » auquel on parle directement, le passage de l’évocation indirecte d’un cher petit animal à la tendre interpellation d’un être chéri (l’égal de celui qui dit son affection).
Barbichon, toujours : « Il était, et il reste admis par nos cultures que des humains parlent à leurs morts. L’effacement de la frontière homme-animal a permis que la même pratique s’étende aux animaux disparus. »

 

Conclusion mineure
Ce cimetière nous dit des choses sur le statut moral des animaux dans notre société, sur l’évolution de ce statut au cours des deux derniers siècles.
Il nous dit aussi que, même si pour les sociologues, l’animal est hors du monde social considéré (il n’a ni état civil, ni catégorie socio professionnelle…), il n’en va pas de même pour une partie de la population.
 

Bibliographie
Howell, Philip. “A Place for the Animal Dead: Pets, Pet Cemeteries and Animal Ethics in Late Victorian Britain”, Ethics, Place and Environment , Vol . 5, No. 1, 5–22, 2002
Barbichon, Guy. “Les chiens meurent aussi”, Panoramiques, 1997, n°31, p.149-159
Documents sur Gallica
Dossier “Cimetière…”, Archives Marguerite Durand à la Bibliothèque Marguerite Durand

 
Ailleurs sur internet
The Pet Blog; le blog de Marie-Dominique Aeschlimann ; de belles photos sur JPG-magazine.

Les usages sociaux des prénoms

baronnestaffeNous autres sociologues connaissons mieux les prénoms tels qu’ils sont objectivés par l’état civil que les prénoms tels qu’ils sont utilisés quotidiennement.
Pour me faire une idée du paysage normatif, je collectionne, pour le moment, ce que les manuels de bonnes manières, les guides des bons usages et les recueils du bon ton proposent.
La Baronne Staffe, à la fin du XIXe siècle, décrit finement les différents usages possibles des prénoms ; si finement que cela semble parfois constituer une véritable obsession :

Un homme, qui n’est pas son parent, ne doit pas désigner une femme par son prénom, hors de sa présence ni en sa présence, à moins d’une très grande intimité. Encore fait-il bien d’employer le moins possible et même de ne pas employer du tout ce prénom, lorsqu’ils se trouvent tous deux avec des étrangers ou des gens qui ne les connaissent pas beaucoup. On tourne la difficulté en ne se donnant pas son nom. La femme agit de même à l’égard de l’homme.
source : Baronne Staffe [Blanche Soyer] Usages du monde, Paris, 1891, p.132, Librairie V. Havard.
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Le cas des “domestiques étrangers” mérite lui aussi une précision importante :

On n’a pas du tout le droit de donner leur prénom tout court aux domestiques étrangers, c’est-à-dire à ceux qui ne font pas partie de nos gens.
On dit très bien Mademoiselle Colette à la femme de chambre d’une personne de connaissance; mais, alors, si cette personne n’est pas mariée, on se garde de lui donner son prénom; en parlant d’elle à sa femme de chambre, à ses domestiques, on ne la désignera pas mademoiselle Louise, mais on lui donnera son nom de famille : mademoiselle Durand
source : Baronne Staffe [Blanche Soyer], Usages du monde, Paris, 1891, p.215, Librairie V. Havard.
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On trouve, un peu plus tôt dans le siècle, d’autres précisions. De Champgar (prénom inconnu) nous donne quelques indications sur les usages mondains, dans la famille :

Toutefois un homme bien élevé ne tutoiera jamais sa cousine, et il ne l’appellera par son prénom tout court que s’il existe une assez grande intimité entre eux; encore vis-à-vis des étrangers cette façon de parler est-elle peu convenable.
source : Champgar, Du ton et des manières actuels dans le monde, Hivert, Paris, 1854 (6e ed.), p.27-28
lien GoogleBooks

Ces propositions normatives étaient-elles suivies ? Etaient-elles mêmes partagées (ou n’existaient-elles que dans l’esprit de leurs promoteurs) ?
Au delà, un autre problème se pose. Les manuels de bonnes manières proposant des usages normatifs du prénom semblent peu nombreux. Or c’est dans la série que des tendances émergent. Pour étayer la thèse qui voudrait que le prénom a, au cours des derniers siècles, pris une importance qu’il n’avait pas, j’en suis pour l’instant réduit à une mauvaise comparaison avec Le nouveau savoir-vivre, convenances et bonnes manières de Berthe Bernage et Geneviève de Corbie (Paris, Gautier-Languereau, 1974), qui écrivent, page 143 :

On emploie de moins en moins d’appellation « bébé ». Tout petit, l’enfant est appelé et désigné par son prénom qu’il apprend ainsi à connaître et c’est beaucoup mieux.

De la circulation des prénoms

L’étude de “la mode dans les noms de baptême” a intéressé divers érudits (et curieux) au cours du XIXe siècle et au début du XXe siècle. On trouve une discussion intermittente et de plusieurs années dans L’intermédiaire des chercheurs et des curieux, entre 1901 et 1908. Dans ce trimensuel composé de questions et de réponses envoyées par courrier, tout commence le 30 octobre 1901 :

Ne serait-il pas intéressant de dresser ici la statistique des prénoms usités aux siècles derniers et de nos jours, en notant ceux qui étaient d’un usage plus fréquent aux diverses époques ?

… demande un certain Coton.
Mais assez rapidement, la discussion s’oriente vers certains prénoms qui apparaissent, aux lecteurs de l’époque, étranges et de mauvais goût. Des rumeurs circulent. Une féministe, Hubertine Auclert, aurait appelé son fil “Lucifer”… Elle se voit obligé de répondre :

Madame Hubertine Auclert nous demande l’insertion de la lettre suivante :

Paris, 2 décembre 1901.
Monsieur le Directeur

Je lis avec stupéfaction dans l’article sous ce titre : La mode dans les noms de baptême, signé Duclos des Erables et publié par l’Intermédiaire des Chercheurs et Curieux du 30 novembre :
Que je me suis vu refuser la permission de donner à mon fils des prénoms burlesques et ridicules.
Or, non seulement je n’ai pas de fils, mais je n’ai même jamais eu d’enfants…
Je vous prie, monsieur le directeur, de bien vouloir faire rectifier l’erreur de votre rédacteur ; car vous comprendrez que ce n’est pas parce que je réclame lesdroits politiques pour mon sexe, que je puis me laisser attribuer les opinions et les actes ridicules de toutes les femmes ; et que si les anti-féministes trouvent habile de me calomnier, je dois, dans l’intérêt de la cause que je m’efforce de servir, rectifier leurs fausses allégations.
Veuillez agréer, monsieur le Directeur, l’assurance de ma considération la plus distinguée.
Hubertine Auclert.

Après de longs échanges de lettres sur les orthographes de Clothilde et Clovis, un rappel à l’ordre :

De trop savantes dissertations nous écartent de l’objet principal de la question. Ce qui serait intéressant à montrer ; c’est la cause qui a fait adopter, (…) de nos jours, généralement tels noms plutôt que tels autres. Pourquoi Jean est-il si aristocratiquement porté quand il était, hier, laissé au paysan ou à l’ouvrier ? Pourquoi, la mode est-elle, en ce moment, aux Madeleine et aux Germaine qui menacent de détrôner le succès de Marie et de Louise. Il y a là une influence. D’où vient-elle? On a vu le nom d’Alphonse, si bien porte jadis, subitement subir une éclipse après la pièce de Dumas fils.
C’est de ce côté qu’utilement nous pourrions orienter cette enquête. Elle comporte une statistique des noms de baptême les plus répandus pour une époque, et la recherche de l’abandon de certains noms ou de leur vogue.
Y.
L’intermédiaire des chercheurs et des curieux, vol.49, 1904, col.596-597

En 1907 encore (tome 56), le sujet revient :

Dans une lettre datée du 17 fructidor an VI, Bernardin de Saint-Pierre s’exprime ainsi :
Je ne saurais aller dans les promenades que je n’entende de tous côtés : « Ne courez pas. Virginie ! Allons un peu plus vite, Virginie! Attends, attends, Virginie ! » Il me semble que la génération future, du moins pour les filles, sera ma famille. Les Paul ne sont pas, si communs.
Ton ami,
De Saint-Pierre.

Voilà donc l’origine de la popularité de ce nom, qui a fait couler bien des pleurs!

On en revient donc à l’influence supposée de la littérature sur les pratiques de nomination. Mais quand un auteur, lui-même, s’interroge, la réflexion devient circulaire, et le cercle, vicieux. Alexandre Dumas fils écrit ainsi ces lignes suivantes, au sujet de sa pièce “Monsieur Alphonse” :

Pourquoi les noms de Joseph, de Jean, de Victor, d’Antoine, de François évoquent-ils plus l’image d’un domestique que les noms de Guy, de Raoul, de Marc et de Gontran ? Nous demandons son nom à un paysan, il nous répond Jean, Thomas, Nicaise. Ce nom paraît tout simple. Supposez qu’il nous réponde Valère, Agénor, Gaston ou Raphaël : nous voilà étonné et comme frappé d’une dissonance et d’une aberration.
Alexandre Dumas, fils, Théâtre complet, vol. 8, p.365, Paris, Calmann-Lévy, 1898, disponible sur Gallica

Parfois même, ô vice encerclé, l’auteur du roman se place comme narrateur — à moins que ce ne soit l’inverse. Victor Hugo, dans Les Misérables (tome 1, Livre 4, fin du chp.2) écrit ainsi :

la Thénardier ne fut plus qu’une grosse méchante femme ayant savouré des romans bêtes. Or on ne lit pas impunément des niaiseries. Il en résulta que sa fille aînée se nomma Eponine. Quant à la cadette, la pauvre petite faillit se nommer Gulnare; elle dut à je ne sais quelle heureuse diversion faite par un roman de Ducray-Duminil, de ne s’appeler qu’Azelma.

Au reste, pour le dire en passant, tout n’est pas ridicule et superficiel dans cette curieuse époque à laquelle nous faisons ici allusion, et qu’on pourrait appeler l’anarchie des noms de baptême. À côté de l’élément romanesque, que nous venons d’indiquer, il y a le symptôme social. Il n’est pas rare aujourd’hui que le garçon bouvier se nomme Arthur, Alfred ou Alphonse, et que le vicomte—s’il y a encore des vicomtes—se nomme Thomas, Pierre ou Jacques. Ce déplacement qui met le nom «élégant» sur le plébéien et le nom campagnard sur l’aristocrate n’est autre chose qu’un remous d’égalité. L’irrésistible pénétration du souffle nouveau est là comme en tout. Sous cette discordance apparente, il y a une chose grande et profonde: la révolution française.

La Révolution et un “remous d’égalité” viendrait donc mettre des prénoms plébéiens sur l’aristocrate.

N’ayons pas peur de l’anachronisme ni de décourager les lecteurs et jetons-nous un siècle après Dumas fils, près de deux siècles après l’époque des Misérables afin de repérer certains des usages pratiques des prénoms littéraires.
Sur un forum internet, en 2007, la jeune mère de Arwën (f) et Eowyn (m) écrit : Besoin d’aide prénom Seigneur des Anneaux

Alors bon, moi j’étais sure que mon zom voulais Galadriel, mais finalement ça le botte pas trop.

J’ai fait ma petite recherche (que sur le pavé S des A, on vas chercher sur le Simarillion quand notre amie nous l’aura rendue), et ça donne :

Déorwine
Elbereth
Fréawine
Fria
Galadriel
Eléowine
Goldwine
Winfola
Woses
Celeborn

Autant vous dire que à part Galadriel (que j’adore) je vois pas du tout, rien ne nous plaît.
(…)
Donc là y a Estel qui nous plaît (sachant qu’Arwën devais s’appeler Estel mais on a craquer sur Arwën entre temps !), ou Lobélia qui reste plus dans l’originalité que l’on recherche… Mais c’est le nom d’une femme de Hobbit, ce qui plaît moins à zom.

Notes : j’ai trouvé certaines des références (mais pas celle du hobbit) dans Baudelle, Yves, « Les connotations sociales des prénoms dans l’univers romanesque », Roman, histoire, société, U. Lille 3, 2006.

Le Figaro sur Gallica

contre obesiteLe Figaro est enfin copieusement sur Gallica. Conformément à la tradition gallicanne, le tout est très difficile d’accès et de circulation… Mais bon, on y arrive, surtout quand on arrive à tomber sur la page de navigation par année :
Le Figaro, 1854-
On peut y lire, jour après jour, en 1905, les débats sur la loi de séparation des Églises et de l’État :
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Vos crimes ? Vous avez brûlé Savonarole, Jean Huss ! emprisonné Galilé ! et favorisé mon adversaire aux dernières élections ! (dessin de Forain, décembre 1905, Le Figaro)
Interrogé par un journaliste du Figaro, un évêque déclare : “Un jour viendra où le peuple de France sera ingouvernable, parce que l’école sans Dieu, la mauvaise presse, qui flatte les grossiers appétits, et le suffrage universel qui les introduit dans la nation, auront supprimé toute autorité”
eveque separation figaro
Autres journaux :
La Croix (pour la fin du XIXe siècle) : Réaction à la Séparation :

M. Loubet a signé la loi de séparation (…) consommant définitivement le crime national qui vient de se commettre (…)

Charite La Croix antisemitesAu moment de l’Affaire Dreyfus, on remarquera, en permanence dans La Croix, dessins et articles antisémites. Ainsi cet extrait du 10 décembre 1898 :
 
« (…) une foule nombreuse avait envahit la salle, les marchands juifs occupaient le premier rang. Un grand nombre d’entre eux, montés sur les bancs, empêchaient le public de voir la vente. Les brillants, pierres précieuses, chaînes, etc. des victimes avaient été accaparées par les fils de la Synagogue (…) M. l’abbé Odelin (…) a voulu se rendre acquéreur d’un lot de chapelets(…) . Les juifs le lui ont disputé jusqu’à 41 francs…»
 
Or, argent, juifs malpolis (et recevant leur richesse de l’étranger… pire ! de l’Angleterre), pauvres “victimes” françaises dépouillées par les “fils de la Synagogue”… Cet entrefilet de La Croix conjugue en quelques paragraphes les stéréotypes les plus fréquents (avarices, avidité, absence de civilisation, inféodation internationaliste…).