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Compte rendu

Je signale, au passage, le compte rendu par Frédéric Roux de la deuxième édition de Sociologie des prénoms sur lectures.revues.org :

Cet ouvrage est la deuxième édition revue et corrigée, dans la célèbre collection « Repères », d’une synthèse, qui se propose de réunir un grand ensemble d’études sociologiques, historiques, anthropologiques mais aussi économiques dont le point commun est d’avoir le prénom pour objet central ou périphérique. L’auteur revendique d’emblée un point de vue à la fois « pluraliste » sur le plan méthodologique mais aussi « impérialiste », en mettant en avant le regard sociologique. Car il s’agit bien d’approfondir une intuition ancienne et déjà formulée par des écrivains selon laquelle le prénom est une fenêtre sur le monde social.
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De “simples statistiques” ?

Depuis quelques années, j’utilise les résultats nominatifs au bac pour donner à voir une des dimensions de l’espace social. Des prénoms différents sont en effet associés à des proportions différentes d’accès à la mention “Très bien”. Cela n’a rien à voir avec les prénoms eux-mêmes : des groupes sociaux différents utilisent des prénoms différents, et l’on sait que les résultats scolaires des enfants dépendent fortement des diplômes des parents.
Sociologie d’une évidence, mais encore fallait-il le montrer. J’ai mis en place un “mini-site”, le “projet mention” qui permet de savoir quelle est la proportion de mentions obtenue par les porteurs de tel ou tel prénom (plus de 1100 prénoms sont renseignés).
Temporellement, l’intérêt des non-sociologues pour ce travail est lié à la publication résultats du bac : un peu avant le 14 juillet.
Mais la semaine dernière, une avalanche de liens, partis d’un article sur un site, demotivateur.fr, a reproduit un petit (tout petit) “buzz”. Voici une partie des articles, par ordre chronologique : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21
Ces articles, recopiés, copiés, plagiés les uns sur les autres, proposent une lecture prospective de statistiques “constatatives”. Si n% des Adèle ont eu mention TB au cours des trois années précédentes, il est fort probable que n% (± m%) l’obtiendront cette année. En effet, la structure des goûts, qui reflète partiellement la structure sociale, évolue plus lentement que les saisons. Je pourrais, moi-même, faire cette lecture. Mais le démotivateur.fr et ses suiveurs vont plus loin, en escamotant la structure sociale, ils me font dire l’opposé de ce que j’écris. En proposant un “Top 10 des prénoms de filles qui ont eu les meilleurs résultats au bac…” et un “Top 10 des prénoms de filles qui se sont un peu laissé aller…” ils créent un palmarès, qui, malheureusement, est un faux palmarès (les “Philomène” ont encore plus de mentions TB que les “Adèle”). Un graphique a même été produit, par @FrancoisKeck sur twitter pour expliquer le raisonnement :

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Enfin, ces articles concluent par une formule très bizarre, très très bizarre :
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On trouve ainsi des formules comme : “rassurez-vous, ce ne sont que des statistiques”, ou “il s’agit de simples statistiques”. J’avoue avoir du mal à comprendre. Ce sont certes de “simples statistiques”, au sens où il y a création d’une proportion [1000 Adèle ont eu 8 ou plus au bac entre 2012 et 2014, et 200 ont obtenu une mention TB, ce qui fait 20% des Adèle]. Mais leur simplicité, ici, c’est leur force. Elles reflêtent des résultats réels. Que 2% des Cynthia ont obtenu une mention TB — et qu’il existe donc des élèves excellentes prénommées Cynthia — ne devrait pas “rassurer”. Cela reste 10 fois moins fréquent que pour les Adèle. Que veut donc dire l’expression : “ce ne sont que des statistiques” ? Si c’est pour souligner que si 20% des Adèle ont eu mention TB, cela signifie que 80% ne l’ont pas obtenu… cela reste un raisonnement statistique. C’est sans doute pour dire autre chose que cette expression est utilisée : pour entretenir la croyance à l’autonomie absolue de l’individu, car, après tout, “je ne suis pas une statistique”. Ces articles, en cherchant à rassurer (“il existe des Grégoire qui passe à l’oral”), passent sous silence ce qui constitue l’évidence sociologique, le poids de l’origine sociale dans le destin collectif.
Continuons avec des critiques de détail : le démotivateur.fr et les articles derivés ont réutilisé un graphique modifié par une personne qui ne connaissait pas les échelles logarithmiques et ne savait pas les lire, et qui a ajouté des couleurs et des chiffres qui n’ont aucun lien — mais vraiment aucun lien — avec les données.

Avec l’étude des résultats nominatifs au bac, j’avais essayé de faire de la sociologie simple, pédagogique. D’explorer un espace limité. Je m’aperçois qu’il faut, mille fois, se remettre à l’ouvrage [par exemple, à la radio], rendre mon propos plus clair, plus précis. Même s’il ne s’agit que du calcul d’une proportion et de la relecture d’un résultat établi par plus de 60 ans de sociologie de l’éducation.

L’eurovision, bonne à penser ?

[un texte, écrit en 2011, inachevé]

L’Eurovision, bonne à penser ? Pour différentes raisons, une quarantaine de chercheurs, en sciences sociales principalement, répondent par l’affirmative. Certains commencent même à s’organiser en « Eurovision research network » (http://www.eurovisionresearch.net/).
Mais bonne à penser quoi ? L’Eurovision n’est, a priori, qu’un concours télévisuel de chansons « inauthentiques » : leur réunion n’est due qu’à un processus bureaucratique, la nécessité depuis 1956 pour l’Union Européenne de Radiodiffusion de promouvoir ses activités principalement techniques. L’Eurovision n’est même pas bonne à penser le succès de la chanson de variété : si des groupes comme ᗅᗺᗷᗅ (lauréat en 1974 pour la Suède) ou des chanteuses comme Céline Dion (Suisse, 1988) y ont connu leurs débuts, elles sont bien rares, sur les quelque 1100 chansons ayant concouru, celles à avoir marqué la culture européenne.

L’intérêt des chercheurs réside plutôt dans ce que produit aussi l’Eurovision : des données statistiques et une réception multiple.

L’architecture du concours produit chaque année une série de données complexes dont la forme est relativement stable d’une année sur l’autre (les changements dans le règlement introduisant quand même régulièrement des modifications dans le système de vote). Ces données, ce sont les votes des pays pour d’autres pays (et leur chanson), c’est-à-dire des manifestations agrégées du goût musical.

Ces données donnent matière à de nombreuses interrogations sur la qualité des produits. Le caractère régulier et formaté de l’épreuve et la relative similitude dans le temps des participants rend possible la manifestation d’un jugement de goût conçu implicitement comme sous-jacent à d’autres éléments.
Le paradoxe est en effet qu’à l’Eurovision, il apparaît qu’on ne vote pas véritablement pour la « meilleure » chanson : il est possible de déceler les biais qui limitent le succès total de la « meilleure » chanson.

Passons en revue ces « biais ».

L’épreuve proposée, bien qu’assurant formellement une égalité de traitement (chaque chanson est limitée à trois minutes), révèle des entorses faites à l’égalité : le pays organisateur y est souvent favorisé, recevant un peu plus de votes que prévu. La prime à l’organisateur est estimée à trois points supplémentaires par votant.
Bien que le rang de passage de chaque artiste soit sélectionné au hasard, passer en tout premier ou passer à la fin de l’émission permet de recevoir plus de votes et donc de gagner quelques places au classement final. Cet effet a été accentué par une modification intervenue à la fin des années 1990 : l’abandon du vote par panel de spécialistes et le passage au vote du public (par téléphone ou SMS) [Clerides & Stengos, 2006; Haan et al., 2005]. Le public, appelé à voter pendant quelques minutes, semble mieux se souvenir des chansons qu’il vient d’entendre. Au cours des 31 dernières années, en moyenne, le rang final des 2 chansons qui suivent la première est 14, celui des trois dernières est 10, soit un gain de 5 places.

L’existence de votes par affinités est sans doute l’élément le mieux mis en lumière par de nombreux articles, qui s’appuient sur la mise en scène des votes, où des pays votent pour d’autres pays (et non pas des individus pour des chanteurs, ou un panel pour une chanson). « Sweden, twelve points » a pu déclarer le Danemark à plusieurs reprises. L’ensemble des votes (et des non-votes, les fameux « France, zero point », jamais prononcés) se conçoit alors comme l’analogue de déclarations d’amitié « entre pays ». Les nombreux articles publiés sur ce thème s’accordent grosso modo sur l’existence de cliques, ou de relations favorisées entre pays, qui vont évoluer avec le temps. Dans les années 1980 et au début des années 1990, Yair [Yair, 1995; Yair & Maman, 1996] repère des blocs, l’Europe du Nord (Danemark, Suède, Finlande, Norvège…) s’opposant à l’Europe méditerranéenne (comprenant entre autres Israël, la Turquie, la Grèce et l’Italie). Les études plus récentes, effectuées après l’entrée dans l’Eurovision des pays d’Europe centrale issus de la décomposition des démocraties populaires, mettent en évidence d’autres cliques : balkaniques ou autres.

Les votes des trois dernières années du concours (2008, 2009 et 2010) peuvent être représentés de manière synthétique sur les cartes suivantes. Les traits noirs représentent les votes « 10 points » et « 12 points » reçus ou donnés. La couleur des légendes des pays est issue d’un algorithme de recherche de « communautés » . En 2008, quand le concours se tient en Serbie (et que la Russie gagne), tout comme en 2009 (quand la Norvège gagne), l’ancienne Yougoslavie apparaît encore fortement liée.

Figure 1 : en 2008
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Figure 2 : en 2009
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En 2010, l’Allemagne arrive à recueillir suffisamment de votes (principalement de ses voisins) pour remporter le concours.

Figure 3 : en 2010
reseau-carte-2010
Comment comprendre ces « blocs » ? La proximité géographique joue un rôle (des pays qui partagent des frontières semblent préférer leurs chansons aux autres), des langues proches, une communauté de religion aussi. Certains essaient d’identifier le poids du vote des diasporas émigrées, principalement en prenant en compte la taille de la population turque dans différents pays d’Europe.

L’ensemble de ces travaux essaie donc d’identifier des « biais » à l’évaluation de la « qualité » des œuvres chantées. Une fois tous ces biais mesurés, certains [Clerides & Stengos, 2006] proposent un classement « contrefactuel », en neutralisant l’effet des biais. La « qualité » est alors ce qui reste, une fois annulés les effets structurels (du rang) et effacées toutes les attaches sociales entre pays. De ces articles se dégage alors une conception implicite du goût, qui pourrait être une forme nette, et non pas la manifestation d’une forme d’encastrement. Peut-on vraiment « aimer » une forme pure, une chanson qui ne serait que la forme d’une chanson ?

Cette tentative pour détacher les chansons des ancrages sociaux n’est pas seulement réalisée par des chercheurs. C’est aussi une stratégie suivie par les producteurs eux-mêmes. La stratégie est double :
1- Elle consiste d’un côté à choisir des formes perçues comme générales : l’anglais, ainsi, devient la langue de chant indépendamment de la langue vernaculaire des pays (19 des 24 finalistes chantaient en anglais en 2010). Ce choix avait été précédé par l’usage, peu fréquent mais mémorable, de langues fictives, pour la totalité de la chanson (comme deux chansons belges Sanomi et O Julissi et une chanson néerlandaise Amambanda dans les années 2000) ou pour les refrains : La, la, la, Diggi-Loo Diggi Ley, Boom Bang-a-Bang, Ding-A-Dong ou A-Ba-Ni-Bi.
2- Elle consiste aussi, à l’inverse, à utiliser des formes identitaires nationales formelles (costumes régionaux, patois ou dialectes) héritées des constructions nationales du XIXe siècle. Ces formes sont détachées des contraintes quotidiennes (personne ne porte de costume national sauf en situation de représentation), mais inscrivent les candidats dans l’espace de la « world music ». Que des candidats français chantent en des langues minoritaires, breton en 1996, corse en 2011, participe de ce mouvement de détachement.

Un spectacle « kitsch » ?

Ces pratiques de détachement soutiennent les accusations de kitsch portées à l’encontre de l’Eurovision : ce spectacle n’a rien d’authentique et ne pourrait être apprécié qu’au second degré. Dans le champ des cultural studies, cette accusation a été placée au centre de plusieurs articles [Allatson, 2007; Baker, 2008; Coleman, 2008; Georgiou, 2008] qui examinent l’attitude ironique des consommateurs d’Eurovision. C’est que la musique de variété n’a pas, contrairement à d’autres styles musicaux, connu de processus de légitimation et qu’il semble difficile (aux personnes interrogées par ces chercheurs) d’en parler autrement qu’ironiquement.

En sociologue, et s’intéressant moins aux discours qu’aux pratiques, Philippe Le Guern [Le Guern, 2007] s’intéresse à la « faute de goût » en se penchant sur une association française de fans de l’Eurovision. En passant de l’autre côté de la barrière, il nous fait comprendre comment les associations de fans contribuent à produire l’événement lui-même. Ainsi l’Union Européenne de Radiodiffusion, l’organisateur de l’événement, sous-traite auprès d’associations nationales de fans la diffusion des billets permettant d’accéder à la salle de spectacle. Une partie du temps de travail des organisateurs du concours est consacrée à la gestion des contacts avec les fans.
« En résumé, l’attention accordée aux fans par l’équipe organisatrice peut s’expliquer par le sens des intérêts bien compris : d’une part, le Concours souffre d’un déficit de légitimité au sein de l’UER même si sa visibilité médiatique est incontestable ; il est considéré selon l’expression de l’un de ses responsables comme « un mal nécessaire ». Or, les fans constituent un public particulièrement actif et leur seule présence confère un statut particulier à la manifestation (…) Leur implication donne du sens au Concours. D’autre part, leur érudition en matière de chansons et d’Eurovision les désigne tout naturellement comme des experts auxquels l’UER et les chaînes de télévision peuvent faire appel : certains préparent les fiches des commentateurs » [Le Guern, 2007, p.244]
Pour certains fans, donc, l’activité est très sérieuse.

Le spectacle n’est pas kitsch pour tout le monde. Raykoff [Raykoff & Tobin, 2007] souligne ainsi que le degré d’engouement national pour l’Eurovision varie en raison inverse de l’ancienneté de présence dans le concours, les « anciens » (qui sont aussi ceux qui participèrent au Traité de Rome mettant en place l’Europe politique) étant moins enthousiastes que les « nouveaux » issus des élargissements progressifs ou du passage des démocraties populaires aux démocraties libérales. « Countries that joined the EU in the 1980s (Greece, Spain, and Portugal) and 1990s (Austria, Sweden, and Finland) still show a fair amount of enthusiasm for the ESC, but they are often outdone by East European countries emerging from a half-century of political, economic, and social isolation. »
Prendre au sérieux l’Eurovision, c’est, si l’on suit le raisonnement jusqu’à ses limites, affirmer sa place citoyenne dans l’Europe contemporaine.

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Photo visiticeland@hotmail.com, licence Creative Commons

Un raisonnement similaire est parfois utilisé pour rendre compte de l’engouement manifeste de certains homosexuels pour l’Eurovision. Les groupes, les chanteurs et les chanteuses ont depuis une trentaine d’années multiplié les allusions à l’homosexualité (de manière explicite récemment), mais ce n’est pas uniquement cet aspect qui intéresse les chercheurs. Robert Deam Tobin [Raykoff & Tobin, 2007] écrit ainsi que la popularité de l’Eurovision au sein des « communautés queer » (lesbiennes, gays, bisexuelles ou trans) a quelque chose à voir avec le « sentiment de citoyenneté alternative » offert par ce spectacle, qui est soutenu par une organisation européenne transnationale, l’UER.
« While gays, lesbians, bisexuals, and transsexuals may have earned the right to distrust the nation state, they have increasingly found an ally in the new supranational structures of Europe. Various pan-European political institutions have been a driving force in whatever progress has been made in this situation of queer people in Europe. »
Le soutien des revendications des minorités sexuelles est devenu une partie de l’identité européenne et permettrait de comprendre l’affinité entre homosexualité et Eurovision, qui n’est pas qu’une affinité culturelle.

Sur cette photo prise lors de la « Amsterdam Pride », la chanteuse photographiée est arrivée 15e au concours de l’Eurovision en 1966.

Selon Dafna Lemish [Lemish, 2004], il est possible d’y voir l’équivalent homosexuel de la coupe du monde de football : « the ESC is to gay men what sport events are to heterosexual men, as several interviewees stated », l’occasion d’une soirée amicale devant la télévision, voire, en cas de succès national, de fête publique. Mais l’engouement homosexuel (s’il existe) semble se réaliser sous une forme qualifiée de « camp », terme anglais pouvant être défini comme un engagement avec la marginalité culturelle réalisé avec une intensité plus importante qu’habituellement requise, un choix conscient mais quelque peu distancié pour le mauvais goût (un « rapport savant » aux « cultures populaires »). La légitimité n’est jamais entièrement du côté de la consommation d’Eurovision. Ainsi les fans étudiés par Philippe Le Guern, s’ils sont presque tous homosexuels, sont aussi très souvent issus des fractions populaires des classes moyennes, la posture camp révèlerait ici autant la position des agents que celle des produits culturels dans l’espace social et dans l’espace des produits culturels :

« On ne peut (…) pas totalement comprendre la passion qu’éprouvent certains fans si on ne la
met pas en relation avec l’appartenance de classe ou la trajectoire culturelle : on le voit bien, lorsqu’ils se situent socialement et lorsqu’ils situent leurs goûts, c’est autant par rapport à l’ensemble de la société qu’en se référant à un espace déterminé par l’appartenance homosexuelle ; or, ils décrivent cet espace à la fois comme une communauté de destin mais aussi comme un espace où (…) le rapport à la culture n’est pas nécessairement plus égalitaire ou moins hiérarchisé. » [Le Guern, 2007, p.259-260]

Conclusion

Le caractère récurrent et régulier du concours télévisuel, diffusé depuis 1956, la stabilité de ses formes, en font un objet aisément utilisable par les sciences sociales. Un objet aux facettes multiples qui n’a, pour l’instant, pas été constitué comme « phénomène social total » malgré ses évidentes dimensions juridiques, culturelles, sociales ou économiques. D’un côté inscrit dans la culture populaire comme un spectacle un peu démodé, il fait l’objet d’une réception interprétative immédiate, celle des fans, des spectateurs, des journalistes, fonds de commerce des cultural studies. Une autre facette, moins connue sauf par les travaux de Le Guern, concerne l’organisation matérielle de ce spectacle à la fois éphémère et récurrent. Enfin la « quantophrénie » a trouvé dans le grand nombre de chansons, aux caractéristiques comparables (pas plus de 3 chanteurs, pas plus de 3 minutes, strictement rattachées à un pays), et les données quantitatives produites chaque année (la matrice des votes de chaque pays envers les finalistes), son petit bonheur.

bibliographie

Allatson, P. [2007], ‘Antes cursi que sencilla’: Eurovision Song Contests and the Kitsch-Drive to Euro-Unity. Culture, Theory and Critique, 48[1], p.87.
Baker, C. [2008], Wild Dances and Dying Wolves: Simulation, Essentialization, and National Identity at the Eurovision Song Contest. Popular Communication: The International Journal of Media and Culture, 6[3], p.173.
Clerides, S. & Stengos, T. [2006], Love thy Neighbor, Love thy Kin : Voting Biases in the Eurovision Song Contest.
Coleman, S. [2008], Why is the Eurovision Song Contest Ridiculous? Exploring a Spectacle of Embarrassment, Irony and Identity. Popular Communication: The International Journal of Media and Culture, 6[3], p.127.
Georgiou, M. [2008], « In the End, Germany will Always Resort to Hot Pants »: Watching Europe Singing, Constructing the Stereotype. Popular Communication: The International Journal of Media and Culture, 6[3], p.141.
Haan, M.A., Dijkstra, S.G. & Dijkstra, P.T. [2005], Expert Judgment Versus Public Opinion ? Evidence from the Eurovision Song Contest. Journal of Cultural Economics, 29[1], p.59-78.
Le Guern, P. [2007], Aimer l’eurovision, une faute de goût ? Réseaux, 141-142, p.231-265.
Lemish, D. [2004], « My Kind of Campfire »: The Eurovision Song Contest and Israeli Gay Men. Popular Communication: The International Journal of Media and Culture, 2[1], p.41.
Raykoff, I. & Tobin, R.D. éd. [2007], A Song for Europe. Popular Music and Politics in the Eurovision Song Contest, Hampshire (Royaume-Uni): Ashgate.
Yair, G. [1995], [`]Unite Unite Europe’ The political and cultural structures of Europe as reflected in the Eurovision Song Contest. Social Networks, 17[2], p.147-161.
Yair, G. & Maman, D. [1996], The Persistent Structure of Hegemony in the Eurovision Song Contest. Acta Sociologica, 39[3], p.309-325.

Porno… graphies

Les rythmes académiques de publication sont plutôt lents. Au temps de la recherche il faut ajouter celui de l’écriture, celui de l’évaluation, de la réécriture, de la mise en page, des corrections, de l’insertion dans un numéro de revue… Le tout est plus ou moins rapide. Parfois, plusieurs textes sont publiés au même moment, et c’est ce qui m’est arrivé ce mois-ci, quand trois textes ont finalement vu le jour :

  1. Deep tags: toward a quantitative analysis of online pornography a été publié dans le premier numéro de Porn Studies. C’est un article auquel j’ai participé, avec Antoine Mazières, Mathieu Trachman, Jean-Philippe Cointet et Christophe Prieur.
  2. La notice “Sex-shops” dans le Dictionnaire des sexualités dirigé par Janine Mossuz-Lavau
  3. Police économique : le petit commerce pornographique sous l’œil de la police, 1965-1971 est un petit article paru dans Regards croisés sur l’économie. [j’ai plusieurs “tirés à part électroniques” pour celles et ceux qui souhaitent lire l’article]
  4. Et j’ai mis en ligne sur hal-shs une version préliminaire de Les économies de l’obscénité qui avait été publié en 2012 dans un ouvrage collectif.

Les auteurs prolifiques (et moins intéressés par l’empirie), eux, ont une autre stratégie éditoriale : toujours alterner la réédition en poche d’un ancien livre avec la sortie d’un nouveau livre, pour se trouver, toujours, sur la table d’une librairie. Je n’y suis pas encore.

Jeux d’identité

La promotion du Nouvel an de la Légion d’honneur contient une liste nominative intéressante.
Les seconds et troisièmes prénoms — prénoms invisibles — y sont révélés dans toute leur splendeur. L’historien Christophe Prochasson, chevalier, s’appelle aussi René et Eugène : « M. Prochasson (Christophe, René, Eugène), recteur de l’académie de Caen ; 31 ans de services. »
D’autres choix parentaux apparaissent aussi : « Mme Ferroud, née Biju-Duval (Clotilde, Marie, Jeanne-d’Arc), directrice de la recherche au Conservatoire national des arts et métiers ; 27 ans de services. » Jeanne-d’Arc, un beau prénom ? Plus facile à porter que le 3e prénom de Mme la secrétaire de chef de poste, « Mme Renoux, née Lala Harisoa (Fidèle, Marie, Hermine de Jésus) ». En l’honneur de qui a été prénommée « Mme Sabatier, née Terme (Marie-Louise, Thérèse, Napolie) » ? Probablement en l’honneur de Zaza Napoli… ou plus probablement en l’honneur de Napoléon (qui épousa Marie-Louise [i.e. Maria Ludovica Leopoldina Francisca Theresa Josepha Lucia…]).
La liste nominative montre aussi la fluidité onomastique : de nombreux légionnaires utilisent comme façade publique un nom ou un prénom qui peut ne pas se trouver sur l’acte de naissance (l’invisible étant souvent, ici, l’identité civile). Les alias apparaissent aussi splendides que les seconds prénoms. Voici une sélection :

M. le Prof. Scheid (Jean, Nicolas, Léon dit John)
Mme Weygand, née Didier (Nicole, Jeanne, Marie dite Zina)
Mme Chrétien, née Manfredi (Lowely dite Lovely)
Mme Puybonnieux, née Boussarie (Alice, Renée dite Renée)
Mme Schmid (Lucile-Marie, Caroline, Michèle dite Lucile)
Mme Vernant, née Naïman (Danielle dite Dinah)
M. Chalhoub (Antoine dit Anthony)
M. Obadia (Amram dit Victor)
Mme Shan (Xiao-Yang dite Michelle)
Mme Rastoin (Nathalie, Catherine, Marthe dite Natalie)
Mme Errécart (Marie-Thérèse, Marcelle dite Maïté)

mise à jour : 622 légionnés et plus de 1450 prénoms. Les prénoms les plus répandus cette année sont :

Prénom Nombre
Marie 84
Jean 39
Pierre 38
Jacques 28
Michel 28
François 25
Henri 24
Louis 23
Philippe 21
Claude 18
Jeanne 18
Alain 17
Bernard 17
Françoise 17
Dominique 15
Anne 13
Gérard 13
Jacqueline 13
Marcel 13
René 13
Yves 13
André 12
Christine 12
Geneviève 12
Hélène 12
Joseph 12
Marguerite 12
Michèle 12
Paul 12
Robert 12
Jean-Pierre 11
Christian 10
Isabelle 10
Patrick 10

« Tenir le haut de l’affiche » en accès libre

La Revue française de sociologie a placé mon article, « Tenir le haut de l’affiche. Analyse structurale des prétentions au charisme » en accès libre. Il est disponible ici en PDF : http://www.rfs-revue.com/sites/rfs/IMG/pdf/RFS-2013-3-B-_Coulmont.pdf.
L’article revisite la sociologie wébérienne du charisme en insistant non pas sur la reconnaissance par une population dominée charismatiquement, mais sur la reconnaissance entre porteurs de charismes.
Je ne peux que vous encourager à le lire, à le discuter, à le partager… Je rappelle que les données initiales (200 affiches pour des événements évangéliques) sont elles aussi disponibles sur flickr.

Redonner de la chair

Dans « Tenir le haut de l’affiche » (article publié récemment dans la Revue française de sociologie), j’ai pris le contrepied des études ethnographiques sur les églises chrétiennes issues des immigrations africaines. Je me suis limité à des matériaux frustes mais nombreux, des affiches pour des événements religieux (200 affiches). Ce pas de côté devrait pouvoir être compris comme un contrepoint, l’ajout d’une nouvelle perspective de recherche à la douce mélodie de la “thick description“.
Bernard Boutter, dans un billet récent, revient sur mon article en explicitant certaines des raisons possibles de l’association entre deux pasteurs : l’un passant de Rennes à Paris, l’autre de Paris à Toulouse. Il souligne aussi le rôle joué par deux “nœuds” : le rassemblement autour d’un site internet et une fédération internationale d’églises. En faisant cela il redonne de la chair à des acteurs que j’avais consciemment dépersonnalisés.

Sous le loup de Fantômette

Pour savoir un peu qui se cache sous le loup de Fantômette

Retour sur une expérience renouvelée

L’année dernière, en 2012, mon billet sur les mentions au bac avait été largement relayé. J’avais ensuite tenté de réfléchir un peu à cette réception. Cette année, au début du mois d’avril 2013, suite à un billet sur les prénoms sur-représentés par série du bac, une chose similaire s’était produite. Et j’y avais réfléchi, encore.
Il y a une semaine, j’ai rapidement analysé les résultats au bac 2013 qui venaient d’être publiés… et mon billet a rapidement été relayé. Alors, forcément, il y a un truc. Soit je dispose d’attachées de presse très compétentes, soit il y a un truc.
Il y a un truc [même si les attachées de presse de La Découverte sont très compétentes.]

Qu’ai-je fait ? Après avoir récupéré les données, je mets en ligne un billet dimanche en fin d’après-midi. Dans l’idéal, je l’aurais mis en ligne samedi en fin d’après-midi, mais je n’ai pas réussi à tout récupérer à temps. Pourquoi le samedi ? Je me dis que si le billet est repris sur “twitter” au cours du week-end, des journalistes l’auront vu et pourraient en parler le lundi. J’avais fait cela le 30 mars pour le billet sur les séries du bac. J’avais en effet toutes les chances de penser que ce qui était arrivé en juillet 2012 pouvait se reproduire — peut-être à une plus petite échelle — en juillet 2013, et autant prendre les devants en permettant une meilleure réception. Eviter l’idée selon laquelle le prénom “détermine” quoi que ce soit m’était chère.
Mais ce n’est visiblement pas la peine : le billet est mis en ligne dimanche, et les journalistes ont commencé à m’appeler lundi matin.

Immédiatement après avoir mis en ligne le billet, je twitte ceci :
pas-de-surprise
Je ne twitte pas “grande découverte”, mais “pas de surprise”.
Et ce fut ma seule contribution à la diffusion.

Poursuivons par une petite objectivation : le volume des visites sur le site coulmont.com
Le volume annuel tout d’abord :
bw-coulmont-year-201307
Cela indique assez bien le caractère exceptionnel, mais renouvelé, de l’intérêt porté aux billets sur les prénoms et le bac.

Le volume journalier ensuite :
bw-coulmont-7days-201307
A la différence de juillet dernier, le traffic a surtout été concentré sur le lundi. Une analyse plus détaillée montrerait que c’est moins le billet en lui-même que le document PDF qui a été visité. Cela se perçoit un peu sur le tableau des “pages vues” et des “hits” que je reproduit ci-dessous :

visites-bac2013-coulmont
Sur ce tableau, l’on estime mal le poids de “twitter”, car ce site multiplie les URL différentes en t.co. Europe1 semble en faire de même, avec 4 URL différentes.

Je n’ai pas pu récupérer, comme je l’avais fait l’année dernière, les discussions sur “twitter”, même si j’ai essayé de les suivre. Mon sentiment est que, initialement, les “twittos” utilisent l’URL du billet ou du PDF, mais que rapidement, cette URL se perd dans l’ensemble des URL dérivées (presse en ligne).

  1. Slate : Bac 2013 et prénoms: 20% des Adèle et des Diane ont eu une mention très bien, contre 2,5% des Sabrina [deux journalistes me contactent quelques minutes après que Slate ait mis en ligne l’article, en citant explicitement Slate comme étant à l’origine de leur appel]
  2. Le Monde, blog “big browser” : PALME D’OR – Pour une mention « très bien » au bac, mieux vaut s’appeler Adèle
  3. Rue89 : Baccalauréat : mieux vaut s’appeler Ulysse qu’Enzo
  4. aufeminin.com : Baccalauréat 2013 : Quel prénom pour quelle mention ?
  5. Elle.fr Les Diane et Adèle font mieux que les Sabrina au bac 2013
  6. 20minutes : Bac 2013: 20% des Adèle et Diane ont eu une mention «très bien», contre 2,5% des Sabrina
  7. LCI.fr Bac 2013 : quand le prénom est déterminant pour la mention
  8. Direct Matin : Mention au bac. Mieux vaut mieux s’appeler Diane ou Adèle
  9. L’Express.fr Pour avoir la mention “très bien” au bac, mieux vaut s’appeler Diane que Sabrina
  10. Sud Ouest : Bac : 17% des Juliette et 2,5% des Sabrina ont obtenu une mention “très bien”
  11. Europe1 : Bac 2013 : Diane, un prénom à mention
  12. RTL : Bac : dis moi ton prénom, je te dirai ta mention
  13. La Nouvelle République : “Insolite” Bac 2013 : les prénoms qui donnent des mentions
  14. lefigaro.fr Bac 2013 : dis moi ton prénom je te dirai ta mention
  15. plurielles.fr Diane, Adèle, Quitterie : ces prénoms qui récoltent des mentions “Très Bien”
  16. youmag.com Mieux vaut s’appeler Adèle que Rudy pour avoir son bac avec mention très bien [j’aime bien ceci « Des résultats qui vont sans aucun doute relancer la polémique lancée lors de la précédente divulgation de cette étude en avril 2013 où beaucoup, comme Magic Maman s’insurgeait [sic] contre ce type d’étude qui véhicule “une fois de trop la théorie du déterminisme social” »]
  17. blog-examen : Bac 2013 : la mention dépend-elle du prénom ?
  18. psycho-enfants.fr : Bac 2013 : certains prénoms « réussissent » mieux que d’autres
  19. LaLibre.be [Belgique] : Pour réussir ses études, mieux vaut s’appeler Diane ou Adèle [On apprécie le «En France, c’est devenu un classique après chaque annonce des résultats du bac. Le sociologue Baptiste Coulmont…»]

Quelques indices signalent l’intérêt des lecteurs (comme ce “palmarès” des articles les plus partagés de lemonde.fr) :
lemonde-bac2013

Le 9 juillet (mardi), les réactions continuent.
D’abord, les journaux gratuits “20 minutes”, “Direct matin”, “Metro”… publient des petits articles sur les prénoms et le bac. Mais, et c’est intéressant, une Sabrina et un Kévin sont conviés par les blogs du Nouvel Obs pour exposer leur point de vue

  1. Le Nouvel Obs : Bac 2013 : dis-moi comment tu t’appelles, je te donnerai ta mention
  2. Je m’appelle Sabrina et mon prénom n’a rien à voir avec ma mention “Assez bien”
  3. Bac 2013 et prénoms : je m’appelle Kevin, on me prend pour un crétin mais…
  4. Et un jeune collègue, N. Docao [oui, j’ai atteint l’âge où je peux parler de “jeunes collègues”] décrypte Bac 2013 et étude sur les prénoms : les médias s’emballent, Kevin et Sabrina trinquent

Ce que dit Nicolas Docao m’intéresse : l’attention (passagère) accordée à mes travaux est liée à ceci : “s’il est un bien symbolique dont l’individu est affublé en dehors de toute procédure de choix, il s’agit bien de son prénom. (…) Qu’on l’apprécie ou qu’on le déteste, le prénom dépasse tout choix individuel” Et relier ce non-choix à un statut acquis (la réussite au bac) pose problème, cela d’autant plus que le prénom est vécu comme un résumé du soi.
Je relève aussi quelques articles publiés le 9 juillet :

  1. BFMTV Bac 2013: quel prénom a obtenu le plus de mentions Très bien?
  2. 7sur7.be [site belge] Les prénoms qui prédisposent à réussir le bac
  3. ParoleDeMamans.com [sic] Les prénoms pour réussir le bac !
  4. grazia : Faut-il s’appeler Diane ou Adèle pour avoir une mention au bac ?
  5. La Côte (Suisse) : Tu veux avoir la mention au bac? Appelle-toi Juliette ou Grégoire mais pas Brian! [avec un rappel de la théorie de l’habitus de Pierre Bourdieu]
  6. zurbains : Bac 2013 : à chaque prénom sa mention ! [mention “passable” à ceci : «Au-delà des chiffres, vous aurez compris qu’une interprétation de ces résultats n’a que peu de sens.»]

Une chose m’a surpris dans ces articles, l’idée selon laquelle “comme chaque année, le sociologue Baptiste Coulmont publie son étude sur les prénoms…”, idée qui n’apparaît pas seulement dans les articles, mais aussi sur twitter :
tous-les-ans-twitter
Dans le monde contemporain, les “traditions” s’implantent finalement très rapidement, dès la deuxième année.

La discussion s’est poursuivie aux États-Unis, certes de manière un peu moins médiatique :

  1. Le blog themonkeycage.org, tenu par un groupe éminent de politistes étasuniens, relaie mon travail, sous la plume d’Erik Voeten : Kevin Rarely Gets “Très Bien”
  2. et ce billet est à son tour repris par Kevin Drum sur le site du mensuel Mother Jones It’s Not Just Kevin Who Rarely Gets “Très Bien” : il n’y a pas que Kevin qui ait du mal à obtenir la mention “Très bien”, écrit …Kevin… Drum [Drum est un commentateur politique qui apprécie les statistiques. A-t-on cela en France ?]
  3. et, de manière indirecte sur un des blogs du Washington Post, Wonkblog [wonk est un mot qui désigne l’expert public un peu “nerd“]

Pendant ce temps, en France, quelques quotidiens publient [en version “papier”] des articles reprenant les conclusions du graphique (Le Progrès, L’Est républicain). Ces articles sont mentionnés dans le cadre de la Revue de presse du matin sur LCP. Et Ségolène Royal a du répondre à une question dessus (c’est vers la fin de la vidéo) :

Des journalistes du “20h” de France 2 ont fait un reportage (j’y suis interviewé). Le reportage a été diffusé le 11 juillet.

Ce reportage suscita plusieurs commentaires indignés sur “twitter” :
twitter-fr2-comm
Et enfin, le 12 juillet (vendredi), mon travail est rapidement abordé dans une chronique de l’émission Télématin :

Que retenir de tout ça ?

Je ne dirai presque rien ici des erreurs de lecture, je renvoie au billet de Nicolas Docao. Ces erreurs de lectures (“le prénom détermine…”) sont en lien avec ma démarche : les prénoms personnalisent, individualisent presque, une cérémonie nationale collective, la publication des résultats du bac. Camille a réussi… une Camille a réussi… les Camille ont réussi… 11% des Camille ont réussi… Le langage opère des raccourcis entre catégories (hétérogènes) et individus… et l’on a parfois affaire à de quasi-antonomases (les noms propres, ici certains prénoms, ne sont pas tout à fait utilisés comme noms communs, mais on n’en est pas très loin). Un jeu intéressant (pour mes travaux) se déploie entre fonction identificatrice du prénom (son rattachement à une personne précise, dans un contexte donné) et sa fonction connotatrice (puisque des qualités collectives, ici la réussite mesurée par le taux de mention, sont attachées aux prénoms, si bien que les porteurs du prénom, sans porter individuellement ces qualités, peuvent y être associés).
Je retiendrai ici surtout, d’abord, qu’il est possible de renouveler ce qui apparaissait comme une expérience particulière, un enchaînement d’articles et de reportages sur une réflexion sociologique autour des ressorts la réussite scolaire. Mais que ce renouvellement ne se fait pas à l’identique. L’année dernière, deux relais avaient été cruciaux : une dépêche AFP et un article en deuxième page du Monde. Cette année ce fut plus diffus et moins légitime. L’enchainement fut celui-ci :
(1)twitter–>(2)”pure players” [i.e. presse uniquement en ligne]–>(3)quotidiens gratuits–>(4)presse régionale–>(5)télévision
Pas à l’identique pour une autre raison : certaines personnes ont ressenti de la lassitude face à ce qu’ils avaient déjà lu ou entendu l’année précédente. Il n’est donc pas certain que ce travail sera autant relayé, si l’année prochaine je réitère l’analyse des résultats nominatifs au bac. De mon côté, l’infrastructure est déjà en place, automatisée, depuis le code R pour scrapper les résultats jusqu’à la production de deux “mini-sites”, celui qui indique les prénoms ayant le même profil et celui qui présente, de manière lisible, le “nuage des prénoms“… Il ne reste plus qu’à organiser une conférence de presse alors ?

Mes enquêtés s’appellent Robert

Les prénoms découpent des groupes, des classes d’équivalences basées sur la similarité des prénoms… mais ces groupes sont tous de taille restreinte, souvent très petits (actuellement, le prénom le plus donné ne représente qu’un à deux pour cent des naissances). Et ces groupes « descendent » rapidement jusqu’à l’individu lui-même (puisque de nombreuses personnes, 10% pour les enfants nés dernièrement, portent un prénom quasi-unique).
Les « groupes-prénoms » forment une catégorie individualiste pour d’autres raisons, liées aux usages contemporains des prénoms, symboles de l’identité personnelle. Depuis l’après-Seconde Guerre mondiale, le prénom est devenu d’utilisation quotidienne (pour le monde du travail, voir Guigo, 1991). Des sociologues ont remarqué cette “montée du prénom dans les mœurs” (Carbonnier, 1957), les manuels de bonnes manière aussi (qui cessent d’interdire l’usage répandu des prénoms comme terme d’appel)… et il est progressivement entré — en contrebande ? — dans des compte-rendus de recherches sociologiques.
Dès les débuts de la sociologie américaine, les prénoms (et les diminutifs) sont utilisés par les sociologues de Chicago. On en trouverait des exemples dans Le Hobo de Nels Anderson, dans Street Corner Society de William F. Whyte (même si ce dernier, techniquement, n’est pas « de Chicago » et qu’il a tendance à utiliser des surnoms ou des diminutifs).
Rien de tel en France, et pendant longtemps : Les ouvrages publiés par le « Centre d’études sociologiques » aux éditions du CNRS, dans les années 1950-1960, n’utilisent pas les prénoms alors que des entretiens sont réalisés [je n’ai vérifié que quelques ouvrages, de Touraine, Guilbert&Jamati, Crozier, Chombart…].
Paradoxalement peut-être, quelques années plus tard, les tenants de l’individualisme méthodologique n’ont pas recours au prénom : leurs individus sont interchangeables. Crozier (dans Le Phénomène bureaucratique ou dans L’Acteur et le système) non plus n’utilise pas les prénoms (les individus sont indexés par leur titre ou leur fonction, « un directeur »).
Au début des années 1970 et avant, les prénoms sont très peu utilisés. Les travaux de Bourdieu sur le Béarn qui datent du début des années 1960 (rassemblés dans Le bal des célibataires) utilisent des initiales pour identifier des informateurs. Bernoux, Motte et Saglio, dans leur enquête par observation participante réalisée en 1969 n’utilisent pas de prénoms mais identifient les ouvriers par des lettres (qui ne sont pas des lettres initiales, mais des lettres présentées dans l’ordre alphabétique : le premier ouvrier présenté est A., le deuxième est B., etc…) (Bernoux et al., 1973). Renaud Sainsaulieu, dans L’identité au travail, quelques années après (l’ouvrage est publié en 1977), n’utilise qu’un seul prénom, « Yvon », pour individualiser un ouvrier. Tous les autres sont présentés à partir de leurs caractéristiques sociales (Sainsaulieu, 1988) sans personnification. Avec Colette Pétonnet, en 1979, “on est tous dans le brouillard”, car elle ne semble pas avoir de politique d’anonymisation/identification explicite : elle utilise indistinctement initiales, prénoms, surnoms, noms de famille, « Madame » suivi d’un prénom féminin, « Madame » suivi d’un prénom masculin… (Pétonnet, 2012). On trouve quelques prénoms dans les « vignettes » / « encadrés » de La Distinction (Bourdieu, 1979), mais surtout des initiales.distinction-prenom
Mais à partir des années 1980, les prénoms entrent dans la panoplie des sociologues s’intéressant à la réalité comme « ensemble indécomposable de co-occurrences historiques » (Passeron page 32). Ils apportent non seulement la possibilité d’identifier d’un individu étudié tout au long du texte (la « Sophie » présentée en introduction est certainement la même « Sophie » qui intervient au long de l’ouvrage). Ils apportent aussi un « effet de réel » (Passeron, 1991, p.207, citant Barthes) : « objet ni incongru ni significatif » qui « ne révèle à l’analyse du récit aucune valeur fonctionnelle ou structurale ; il n’est pas non plus justifié par une fonction littéraire » (quand le prénom n’est pas celui d’un personnage récurrent). « Soustraits à la structure sémiotique du récit, ils acquièrent un signifié de connotation ».
darmon-prenomLe « Monde privé des ouvriers » d’Olivier Schwartz (1990) utilise systématiquement le prénom, mais souvent en combinaison avec le nom de famille (s’intéressant à des ménages, le lien entre les personnes est établi pour le lecteur par le nom de famille). L’ethnographie contemporaine – disons celle de l’École de Jourdan – utilise très souvent les prénoms, parfois (notamment pour les personnages les plus jeunes, sans utiliser le nom de famille) : « François, Thierry et Mathieu » chez Nicolas Renahy, dont le livre (Les gars du coin), commence ainsi « Octobre 1998, un vendredi soir. Après une journée de travail difficile dans la scierie qui l’emploie comme manœuvre, Hervé veut se changer les idées ». Dans La France des petits-moyens, Cartier, Coutant, Masclet et Siblot ont recours à des stratégies variées de prénomination : il existe des personnes sans prénom (« Mme Pageot ») et des personnes possédant un prénom et un nom « Stéphanie Bensoussan », (identifiées dans les entretiens par le prénom).
L’un des critères suivis par les ethnographes, c’est visiblement d’appeler par son prénom dans le texte celles et ceux qu’on appelle par leur prénom au cours du déroulement de l’enquête, signe, s’il en était, de l’usage quotidien de ce terme d’appel.
Du côté de la sociologie non ethnographique, c’est à dire sans enquête de longue durée impliquant une fréquentation suivie des enquêtés, les prénoms tendent aussi à être de plus en plus utilisés.
L’évolution individuelle la plus remarquable est sans doute celle de Jean-Claude Kaufmann : ses premiers ouvrages utilisent des noms de famille uniquement (La vie HLM en 1983), ses ouvrages intermédiaires (comme La trame conjugale en 1992) une combinaison prénom–nom de famille, et ses derniers ouvrages n’utilisent que les prénoms (Premier matin, 2002). Le basculement intervenant lors de la rédaction du livre sur les seins nus (Corps de femmes, regards d’hommes).
La misère du monde, publiée en 1993 sous la direction de Pierre Bourdieu, fait un recours intense aux prénoms. Plus de 9 entretiens sur 10 identifient les enquêtés par leur prénom (les enquêtés les plus âgés ont un nom de famille, mais pas de prénom).
lahire-identificLa sociologie lyonnaise des dispositions autour de Bernard Lahire repose sur une étude fine de cas individuels, conçus comme « combinaisons singulières de contraintes (dispositionnelles et contextuelles) » (Lahire, 2006, p.18), sur la mise en évidence de l’hétérogénéité des pratiques individuelles. Cette sociologie, dans l’écriture, fait recours à des « portraits sociologiques » qui commencent, de manière répétée, par « Arielle a 40 ans. Elle est titulaire d’un DEA » (p.153), « Marcel a 55 ans. Il est titulaire du certificat d’études primaires » (p.233) « Hélène a 28 ans. Elle dit avoir le niveau bac +4… » (p.307) [mais de manière surprenante, les prénoms ne sont pas repris dans la « liste des personnes interviewées » p.745 sq., l’indexation se faisant par un code alphanumérique].
Un dernier exemple : Le cadre des Cadres (1983), celui dont l’entretien inaugure et clôture l’ouvrage de Boltanski, reste identifié par une intiale, « M. ». Mais dans La condition fœtale (2009), Luc Boltanski utilise des prénoms pour identifier les femmes avec qui ses assistantes se sont entretenues (Chloé, Leïla…) une note, p.130 précise que « tous les prénoms figurant dans les entretiens ont été modifiés », sans que l’on sache pourquoi des prénoms ont été utilisés.
Cette exploration initiale laisse entendre que l’usage des prénoms se diffuse dans les compte-rendus de recherche. Influence tourainienne : le « retour de l’acteur » s’apercevant dans ces prénoms individualisant, personnifiant… ? Influence des traductions des textes de l’Ecole de Chicago ? il faudrait pouvoir établir une chronologie plus fine concernant la production sociologique française.
C’est pourquoi j’ai mis en place un formulaire que vous pouvez remplir : si vous avez remarqué une forme d’identification particulière, dans un ouvrage ou un article de sociologie publié entre 1960 et 1995, qui utilise prénom ou initiales, ou nom de famille, ou identifiant alphanumérique… merci de me l’indiquer. Indiquez aussi votre nom, pour apparaître dans les remerciements si jamais un texte issu de cette recherche est un jour publié.

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