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Les usages sociaux des prénoms

baronnestaffeNous autres sociologues connaissons mieux les prénoms tels qu’ils sont objectivés par l’état civil que les prénoms tels qu’ils sont utilisés quotidiennement.
Pour me faire une idée du paysage normatif, je collectionne, pour le moment, ce que les manuels de bonnes manières, les guides des bons usages et les recueils du bon ton proposent.
La Baronne Staffe, à la fin du XIXe siècle, décrit finement les différents usages possibles des prénoms ; si finement que cela semble parfois constituer une véritable obsession :

Un homme, qui n’est pas son parent, ne doit pas désigner une femme par son prénom, hors de sa présence ni en sa présence, à moins d’une très grande intimité. Encore fait-il bien d’employer le moins possible et même de ne pas employer du tout ce prénom, lorsqu’ils se trouvent tous deux avec des étrangers ou des gens qui ne les connaissent pas beaucoup. On tourne la difficulté en ne se donnant pas son nom. La femme agit de même à l’égard de l’homme.
source : Baronne Staffe [Blanche Soyer] Usages du monde, Paris, 1891, p.132, Librairie V. Havard.
permalien gallica

Le cas des “domestiques étrangers” mérite lui aussi une précision importante :

On n’a pas du tout le droit de donner leur prénom tout court aux domestiques étrangers, c’est-à-dire à ceux qui ne font pas partie de nos gens.
On dit très bien Mademoiselle Colette à la femme de chambre d’une personne de connaissance; mais, alors, si cette personne n’est pas mariée, on se garde de lui donner son prénom; en parlant d’elle à sa femme de chambre, à ses domestiques, on ne la désignera pas mademoiselle Louise, mais on lui donnera son nom de famille : mademoiselle Durand
source : Baronne Staffe [Blanche Soyer], Usages du monde, Paris, 1891, p.215, Librairie V. Havard.
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On trouve, un peu plus tôt dans le siècle, d’autres précisions. De Champgar (prénom inconnu) nous donne quelques indications sur les usages mondains, dans la famille :

Toutefois un homme bien élevé ne tutoiera jamais sa cousine, et il ne l’appellera par son prénom tout court que s’il existe une assez grande intimité entre eux; encore vis-à-vis des étrangers cette façon de parler est-elle peu convenable.
source : Champgar, Du ton et des manières actuels dans le monde, Hivert, Paris, 1854 (6e ed.), p.27-28
lien GoogleBooks

Ces propositions normatives étaient-elles suivies ? Etaient-elles mêmes partagées (ou n’existaient-elles que dans l’esprit de leurs promoteurs) ?
Au delà, un autre problème se pose. Les manuels de bonnes manières proposant des usages normatifs du prénom semblent peu nombreux. Or c’est dans la série que des tendances émergent. Pour étayer la thèse qui voudrait que le prénom a, au cours des derniers siècles, pris une importance qu’il n’avait pas, j’en suis pour l’instant réduit à une mauvaise comparaison avec Le nouveau savoir-vivre, convenances et bonnes manières de Berthe Bernage et Geneviève de Corbie (Paris, Gautier-Languereau, 1974), qui écrivent, page 143 :

On emploie de moins en moins d’appellation « bébé ». Tout petit, l’enfant est appelé et désigné par son prénom qu’il apprend ainsi à connaître et c’est beaucoup mieux.

Appeler ses parents par leur prénom

Dans son “traité d’anthroponymie française”, Les noms de famille de France (1949) Albert Dauzat écrit :

Appeler son père ou sa mère par son prénom serait considéré comme le comble de l’irrespect : on a précisément constaté comme un signe de dégénérescence familiale qu’un tel usage se soit établit récemment dans quelques familles…

Je ne sais pas quelles sont les sources de l’auteur : les familles dont Dauzat parle ne sont malheureusement pas nommées. Utiliser “Jean-Claude” plutôt que “Papa”, “Mireille” plutôt que “Maman” ne semble d’ailleurs pas s’être répandu outre mesure. Sauf, il me semble, autour de mai 68 et de familles soixante-huitardes.
On en trouve trace dans quelques romans qui aident à situer, historiquement, cet usage, mais c’est toujours une pratique critiquée. Une récipiendaire du Prix Fémina fait dire au narrateur d’un de ses romans :

Je suis surpris de la voir céder à la mode et appeler ses parents par leur prénom mais sans doute veut-elle du même coup les innocenter. Réduits à l’état d’égaux il retrouvent quelque humanité ; copains un peu faibles qu’il faut secourir.
source : Haumont, Marie-Louise. L’Éponge, Paris, Gallimard, 1980, collection « NRF »

Un peu plus tôt, le même regard critique se trouve exprimé par le personnage d’un roman d’une autre écrivaine

– Tu ne pourrais pas dire : papa ou mon père, comme tout le monde ? Appeler ses parents par leurs prénoms, c’est d’un genre ! Et si ton père claque, comme le mien ? Des Max, il y en a des flopées. Il ne te restera rien du tout.
source : Lemercier, Camille. Les fanas du ciné, Paris, Flammarion, 1977

C’est une mode, c’est se donner un genre. Cela transforme les parents en copains un peu faibles, cela annihile la famille… il semble bien qu’appeler ses parents par leurs prénoms soit revêtu d’un sens important pour les critiques.
Et si je souhaite en savoir plus et comprendre l’origine d’une telle pratique ? Mes premières recherches sont vaines : je n’arrive pas à comprendre d’où viendrait l’affinité entre l’esprit de 68 et le changement de termes d’adresses. Autant la sociologie et l’anthropologie ont étudié les prénoms, autant les termes d’adresse résistent encore à l’assaut des chercheurs.
En passant de “Papa” à “Jean-Claude”, en choisissant, sans doute consciemment, de se faire appeler “Jean-Claude”, les parents souhaitaient-ils inscrire leurs pratiques éducatives dans une sorte de démocratie… en suivant cette bible que fut Libres enfants de Summerhill ? Peut-être, mais le lien entre cette oeuvre et le choix du prénom comme terme d’adresse n’est pas clair (dans Summerhill, ce sont les éducateurs qui sont appelés, par les enfants, par leur prénom, pas les parents). Julie Pagis a rencontré des familles dans lesquelles les enfants appellent leurs parents par le prénom : elle analyse cela, m’écrit-elle, comme une “subversion des liens de parenté”.
Mais ex ante, existe-t-il des sources, du type “Guide autogéré des bonnes manières“, qui prescrivent aux parents de se faire appeler par un prénom plutôt que par un titre de parenté ? Trouve-t-on dans la littérature soixante-huitarde, des propositions normatives visant explicitement les modifications des termes d’adresse dans la famille ? Ont-ils suivi une règle, ces parents… et trouve-t-on trace objectivée de cette règle ? (ou du moins une proposition ou même des références indirectes…)…

*

Plus récemment, les homofamilles ont poussé à la réflexion sur ces termes d’adresse. Quand on a deux mamans ou deux papas, qu’on souhaite marquer la filiation — toujours incertaine juridiquement — alors ces termes prennent leur importance.
Et par ailleurs, Albert Dauzat en 1949 remarquait que les oncles et tantes pouvaient, sauf “rigorisme” être appelés par leur prénom, une pratique qui, elle, s’est répandue (et multipliée avec l’augmentation des divorces et des remises en couple : quand Tatie Mireille n’est plus avec Tonton Jean-Claude mais avec Jean-Michel… il est peut-être préférable d’abandonner une partie du titre).
La question des termes d’adresse au sein de la famille contemporaine — et des frontières que ces termes dessinent — reste à creuser : je suis certain qu’elle l’a été et que j’ai juste raté les références évidentes (c’est pour cela que les commentaires existent).

PS : je suis au courant des travaux de Segalen et Zonabend ; je sais aussi que Tiphaine Barthélémy s’est penché sur ces questions. D’autres ? Des desinglystes par exemple ?
Pour aller plus loin : Denis Guigo, “Les Termes d’adresse dans un bureau parisien“, L’Homme, Année 1991, Volume 31, Numéro 119, p. 41 – 59 (disponible sur persee.fr)

note : on trouve, comme toujours, un peu de tout sur internet, et notamment des discussions sur les termes d’adresse :

  • sur la phobie du mot maman
  • ou Il m’appelle par mon prénom, je ne sais pas comment réagir face à ça : “Je ne suis ni la voisine ni une amie ou une tante à la limite. Je suis sa maman”,
  • ou encore Elle m’appelle par mon prénom : “depuis 2 soir, rachel (…) demande plusieurs fois “maman” et après hurle “yayoole?”… (ce qui ressemble à carole…mon prénom) ça me blaisse énorméement.. et j’en pleure..
  • la solution d’après mamanprof : «Ben nous, on a fini par se résoudre à s’appeler mutuellement “papa” et “maman” devant Gaël pour qu’il n’y ai pas de confusion ! J’avoue qu’à 28 ans ça fait bizarre… Un jour, ce sera “papi” et “mamie” devant les petits enfants, on rigolera moins !»