Identifier les chiens (3)
À partir de la fin du XIXe siècle, il apparaît à certaines personnes très important de pouvoir identifier individuellement les chiens, d’être certain qu’Azor est bel et bien l’Azor auquel on pense, et pas un autre. Les raisons sont multiples. Il s’agit, dans le cadre de l’engouement pour les “races pures” de chiens, de s’assurer de la pureté des reproducteurs (lices et étalons). Il s’agit aussi, pour les propriétaires, de pouvoir retrouver un chien qui aurait “divagué” et se serait retrouvé à la Fourrière, en instance d’exécution. Il s’agit enfin — j’arrêterai ici la liste — pour les assurances, de savoir quel chien est assuré, afin d’éviter les contestations.
Des techniques diverses ont été employées, qui avaient toutes pour objectif d’externaliser le crédit ou la confiance dans un dispositif. Photographies, descriptions fouillées, marquage au fer rouge… devaient permettre de transposer les caractéristiques individuelles des chiens dans des papiers ou d’associer une marque spécifique à un chien individuel.
Je vais m’intéresser ici à une technique d’identification qui a échoué, et qui avait pourtant tout pour plaire : l’empreinte nasale.
Comme l’écrit Etienne Létard (vétérinaire) en 1924 dans la Revue des abattoirs :
on a tenté de découvrir un procédé vraiment scientifique et certain de l’identification.
En 1922, Petersen, directeur du service de l’identité judiciaire de l’Etat de Minnesota, inaugurait une méthode que M. André Leroy a fait connaître en France, et très analogue au bertillonnage, ou prise d’empreinte des doigts, utilisée chez l’homme (…)
Létard, Etienne. “Les livres généalogiques”, Revue des abattoirs, 1924, p.192
Comme on le voit, cette méthode est un transfert direct d’une méthode d’identification policière des humains (l’empreinte digitale) vers les animaux, transfert opéré par un certain “Petersen” qui dirigeait le service chargé de l’identification des récidivistes. Ce procédé est repris par des vétérinaires, qui l’appliquent d’abord aux bovins, et, rapidement, aux chiens.
On trouve alors en France plusieurs vétérinaires qui, entre les années vingt et les années soixante, promeuvent cette méthode. Létard, comme on vient de le voir, mais aussi Dechambre, Leroy, Aubry…
Aubry est le plus prolifique de ces vétérinaires. Dès 1923, dans L’Eleveur, il se demande si “le procédé des empreintes digitales adopté par la police judiciaire à la suite des travaux du docteur Bertillon ne pourrait (…) pas être étudié et mise au point, pour l’identification des chiens”. Et on le retrouve écrire sur le même sujet dans Le Chasseur français en 1948 (“L’empreinte nasale du chien, précision nécessaire de son état civil”), et en 1949 encore dans le même magazine.
Les réflexions autour de cette méthode culmine à la fin des années 1930, quand Louis-Arthur David soutient une thèse de doctorat vétérinaire (à l’école d’Alfort). Thèse dans laquelle il tente de rationaliser cette technique.
Selon David,
l’empreinte nasale chez les canidés est non seulement un moyen d’identification, mais jusqu’à maintenant le seul vraiment efficace. Il est le seul à posséder les trois qualités requises pour une bonne identification. L’empreinte est en effet permanente, elle est individuelle, et indépendante d’une intervention manuelle quelconque
Ainsi, Médor n’est pas Azor… à vue de nez.
Cette méthode d’identification par les empreintes nasales est alors adoptée par la Société centrale canine, qui demande, pour l’établissement des pedigrees, plusieurs empreintes de truffe.
Mais au moment même où cette méthode, de technique virtuelle, devient technique actuelle, des critiques se font entendre. Dès 1948, dans L’Eleveur, J. Brégi (vétérinaire?) remarque ce qui fera échouer ce dispositif :
Il reste pour les empreintes de truffe à trouver le technicien de l’identité judiciaire qui codifiera leur classement en famille, avec nomenclature de quelques coïncidences bien choisies pour obtenir d’un coup d’oeil la vérification et la certitude (…) La chose n’est certainement pas plus compliquée que ce qui a été fait pour les empreintes digitales des quelques centaines de mille fichers du ‘Casier central’ de la Préfecture de Police
Et c’est même la diffusion de la technique qui causera sa chute : la Société centrale canine détenant des empreintes de truffe, elle devrait pouvoir certifier, en cas de doute, l’identité d’un chien. Mais elle en est incapable : à la fin des années soixante, les dénonciations se multiplient. “Le procédé n’est pas aussi merveilleux qu’on nous l’a dit” écrit Pierre Alaux, qui s’estime floué, dans La vie canine (avril 1970). Un vétérinaire, Théret dans un magazine de chiens (Field Trials) écrit en 1969 : “nous n’attachons personnellement qu’une bien faible valeur à la prise de l’empreinte de la truffe”. Un autre vétérinaire, Meynard, dans le Journal du chasseur écrit que “cette méthode ne semble avoir fourni dans la pratique que des résultats des plus inconstants”. Quéinnec, “président du club du levrier de course du midi de la France” et professeur de zootechnie à l’école vétérinaire de Toulouse écrit lui aussi dans La vie canine qu’il a “constaté depuis très longtemps l’inanité absolue des empreintes nasales”.
Ces prises de parole ne sont pas isolées. Une thèse soutenue en 1971 à l’école d’Alfort vient réviser la thèse de 1938 soutenu dans le même lieu.
Dans cette thèse, Françoise Hervé-Breau vient apporter sa caution au tatouage… technique d’identification qui avait déjà été, de toute manière, mis en place pour l’identification des chiens par un arrêté du ministère de l’Agriculture (16 février 1971).
L’empreinte nasale échoue pour de nombreuses raisons, mais en grande partie parce qu’il n’existe pas de corps de fonctionnaires formé à la prise uniforme de ces empreintes, ni de corps chargé de l’appariement entre empreintes à fin de reconnaissance et d’identification. L’état-civil n’est pas qu’une forme juridique, c’est un enchaînement d’actions et c’est le produit du travail d’agents “neutres, objectifs, bref détachés du corps social” écrit Gérard Noiriel en 1993.
[Les volets précédent de cette exploration des techniques d’identification des chiens sont ici : 1- le collier, 2- l’impôt, et l’identification contemporaine.]
Bibliographie indicative :
About, Ilsen, et Vincent Denis. 2010. Histoire de l’identification des personnes. Paris: Editions La Découverte.
Guillo, Dominique. 2008. « Bertillon, l’anthropologie criminelle et l’histoire naturelle : des réponses au brouillage des identités ». Crime, Histoire & Sociétés / Crime, History & Societies 12 (1): 97-117.
Noiriel, Gérard. 1993. « L’identification des citoyens. Naissance de l’état civil républicain ». Genèses 13: 3-28. doi:10.3406/genes.1993.1196.