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Lien marchand

Denis Colombi, sur son blog, “Une heure de peine”, après avoir parlé (il y a quelques mois) du don de sperme, aborde la question, délicate, des dédicaces de bandes dessinées : L’ambiguité du lien marchand.

D’ailleurs, à picorer son blog, l’exploration des marchés s’y décèle comme leitmotiv. L’occasion de faire un lien vers un article sur Viviana Zelizer, par Jeanne Lazarus.

Sperme européen

En 2005, la Food and Drug Administration des Etats-Unis a interdit l’importation de sperme européen, en raison des risques liés à la Vache folle. “Mad Cow Rules Hit Sperm Banks’ Patrons” titre le Washington Post.
L’article est centré sur une femme qui, après avoir été inséminée par le sperme d’un ingénieur danois aux yeux bleus, cherchait à avoir un autre enfant du même donneur. Mais la compagnie américaine est en rupture de stock de sperme danois (apparemment le plus demandé).
Le tout est très intéressant et pose des questions sur la commodification de certaines parties du corps : le sperme est sans doute, avec le sang et ses dérivés, beaucoup plus inscrit dans un marché global que le coeur ou les reins. Le choix du Washington Post de choisir comme angle d’attaque les restrictions d’importation (souvent lues comme des formes de nationalisme) me semble pertinent : il oppose une agence étatique et un désir individuel…
A lire, donc.
(D’ailleurs, c’est le genre d’article qui risque de se retrouver, sous une forme modifiée, dans Libé ou Le Monde très prochainement.)

Guides, communauté, propreté

Le Guide Musardine du Paris Sexy, j’ai eu l’occasion d’en parler (ici par exemple) propose depuis quelques années une sélection d’officines faisant commerce, à un degré ou à un autre, du sexe. Il a peu de concurrents, sinon le Guide du Kokin (sic), qui en est à sa deuxième édition, et France Coquine, édité par Le Petit Futé depuis 1998, et qui s’intéressent à la France entière (et aussi à la Belgique).
La longévité du guide France Coquine et la stabilité de ses rédacteurs en fait une source d’information intéressante. Les adresses recueillies sont intéressantes ; mais le projet est probablement d’une plus grande ampleur.
Dans les années 1950-1960, les premiers guides touristiques à destination spécifique d’un lectorat homosexuel proposent une mise en liste et une mise en carte des bars et autres lieux de sociabilité. Martin Meeker, dans Contacts Desired, a étudié en ce sens une série de guides gays américains : “Not until the early 1960s with the publication of the guidebooks could a national sexual geography be known with any specificity — and a specificity that could be known on a mass scale.” (Meeker, p.216) Un travail d’objectivation est donc réalisé par des “communautés sexuelles” elles-mêmes, et se trouve au cœur de leur entreprise de construction identitaire.
Il me semble que ces guides français du commerce sexuel s’inscrivent dans le même contexte : ils permettent à la fois une entrée dans un monde peu connu, un parcours possible dans ce monde, et une cristallisation, selon certains principes, des frontières de ce monde. Prenons par exemple l’édition 2005 de France Coquine :

Sensibles aux différents problèmes rencontrés par les professionnels du monde libertin (autorisation d’exister, autorisation d’ouverture tardive, amalgame entre lieux de libertinage et lieux de prostitution, censure de couverture de magazine, etc.) l’idée nous est venue de créer un syndicat afin de fédérer, de professionnaliser et de responsabiliser les dirigeants travaillant dans ce secteur d’activité.
[…] Le but du [Syndicat Interprofessionnel des Exploitants d’Enseignes Libertines] S.I.E.E.L est de fédérer les établissements accueillant le public libertin, les boutiques pour adultes, les médias de la presse de charme et les sites web pour adulte afin de défendre la liberté d’exister, de travailler et de protéger le public libertin. L’adhésion au S.I.E.E.L. ne sera proposée qu’aux établissements ayant un numéro Siret, autrement dit, il ne sera pas ouvert aux associations loi 1901.
Les adhérents du S.I.E.E.L. devront especter un cahier des charges strict comme par exemple, la propreté, la mise à disposition gratuitement des préservatifs, le respect des tarifs affichés, la non vente de prestations corporelles (massages et autres), etc…

Ce guide propose donc bien la délimitation de frontières professionnelles. Il est encore plus explicite quand il décrit l’expérience possible des clients des sex shops et construit à partir de ces expériences un groupe de magasins à ne pas fréquenter. Guide France Coquine Petit Fute

Cette sélection est […] basée sur deux critères qui nous semblent essentiels à savoir, la qualité de l’accueil et surtout l’hygiène car nous avons constaté que certains établissements qui proposent une arrière salle ou un sous-sol pour la projection de cent films et plus en cabines vidéo sont de véritables repères à microbes voire plus. Quant aux odeurs d’urine ou même pire, dans cerains cas, c’est à la limite du « gerbable »… OK, ce sont les clients qui salopent tout, comme nous l’ont affirmé les tenanciers, mais si c’était correctement entretenu dans la journée, ces endroits resteraient fréquentables. D’ailleurs certains arrivent, tant bien que mal, à garder leurs magasins et cabines relativement propres. Il fallait le dire !
source : Guide de la France Coquine, Paris, 1998, p.58

En 2003, la description est un peu plus précise encore :

Nous ne nous attarderons pas non plus sur la propreté surtout dans bon nombre de sex-shops qui proposent la « multi-projection » en mini-salles ou en cabines individuelles qui n’ont d’individuel que le nom car dans la majorité des cas, les portes sont défoncées et les murs troués. Pour égayer le tableau, il faut aussi parler des odeurs nauséabondes (urine, excrément, sperme, etc.). En attendant, il y en a qui aiment puisque ces établissements font du monde et contrairement aux idées reçues nous y avons croisé pas mal de personnes habillées assez « classe » qui ont sans doute un faible pour « l’hyper-glauque »… Bref, les sex-shops parisiens feraient bien de prendre exemple sur leurs confrères de province !
source : France coquine… et Belgique, guide de l’univers libertin 2003-2004, Paris, 2003, p.122

La question de la propreté n’est pas seulement posée par les observateurs ou les rédacteurs de guides. Le maintien de la propreté des magasins est une tâche laissée au bas de l’échelle des sex-shops, c’est un sale boulot. Les vendeurs acceptant d’être interrogé à ce sujet par des étudiants en sociologie sont donc ambivalents dans leur réponse et vont décrire principalement tout un ensemble de techniques d’évitement, qui font sens dans le cadre de leur activité, mais qui conduisent parfois à des résultats… disons, contre-productifs :

Comme j’vous ai dit, nous on suit nos cabine tout au long de la journée. Vous arrivez le matin, la cabine, bon, elle va sentir le propre. Maintenant, c’est sûr, que vous arrivez à dix heurs ou à onze heure du soir, ça va sentir un peu la transpiration, euh, les déjections, donc euh voilà. Mais elles sont propres. C’qui faut savoir, c’est : comme on les fait tout le temps, logiquement, on a toujours des cabines propres, le sceau il est vidé, le papier est fait, le cendrier il est fait. Bon si y’a un truc par terre, c’est pas euh… le mec qui est dans la rue, il va marchre sur un mégot, c’est vrai que bon, là, heu… nan, nan, c’est toujours euh… C’est toujours propre.
source : entretien réalisé par F.L. et L.M.

Un autre vendeur racontera une technique assez intéressante :

A chaque personne, je fais un tour [dans la cabine] pour voir. D’autres n’éjaculent pas forcément, y’a des papiers hygiéniques qui sont là. Quelqu’un qui est bien propre part avec son truc ou part dans les toilettes et puis s’en va. Et quand je vais dans la cabine, il n’y a presque rien. Mais y’a des personnes pour se foutre de celui qui travaille là, ou bien qui n’est pas poli. Il éjacule sur l’écran. Il faut attendre un peu, mettre un peu le chauffage, et laisser sécher.
source : entretien réalisé par N.F. et A.C.

Mettre le chauffage et laisser sécher, transformer l’excrétion en quasi-poussière, c’est mettre la souillure à distance, mais cela risque d’accentuer odeurs et inconfort pendant un moment, et conduire aux scènes décrites par le guide de la France Coquine.

Le sale boulot

La sociologie du travail s’intéresse assez souvent au “sale boulot”, en ce qu’il permet de comprendre une partie des classifications internes à un métier. Dans un mémoire de maîtrise de sociologie (Master 1) de l’université Paris V (qui sera soutenu en septembre 2005) sur les sex-shops parisiens, Irène Roca-Ortiz décrit l’une des spécificités du sale boulot auquel sont confrontés les vendeurs et les vendeuses. Voici, ci dessous, un extrait de son mémoire (un paragraphe intitulé “Les tâches corollaires à la vente”) :

Travailler dans un magasin implique d’autres activités que la vente, notamment ce qui concerne la gestion du stock et l’entretien du magasin. Ces activités accessoires peuvent être perçues comme pénibles. Ainsi, la gestion du stock, le rangement et l’étiquetage de celui-ci peut prendre une grande partie du temps de travail, notamment lors des jours de livraison. Dans tous les commerces, mais peut être particulièrement au sex-shop, il faut « attendre le client ». Si ce temps d’attente est souvent rempli par d’autres tâches corollaires à la vente, l’attente constitue aussi une activité en soi, qui peut s’avérer ennuyeuse.
Mais c’est le nettoyage des salles et des cabines de projection présentes dans la plupart des sex-shops qui suscite plus de réactions. Ces tâches de nettoyage moins conventionnelles car liées aux résidus de la masturbation des clients ne sont pas particulièrement appréciées. Leur gestion par le personnel révèle la hiérarchie interne du métier. Dans certains magasins, le nettoyage est accompli par des hommes de ménage qui sont parfois, après un temps, promus vendeurs. Dans d’autres magasins, le nettoyage est l’objet d’une rémunération complémentaire. Ce n’est pas le cas partout : dans le sex-shop de la rue Saint-Denis où j’ai fait mon terrain l’entretien de la propreté est assuré par les vendeurs, sans complément de salaire. Comme l’endroit propose des services de projection de films en salle collective et en cabine, l’entretien est fait avec des gants de latex et avec des produits désinfectants, plusieurs fois par jour si nécessaire. Les cabines de projection sont nettoyées après le passage de chaque client. Même si la plupart du temps les clients sont respectueux des lieux, les poubelles n’en sont pas moins remplies de mouchoirs tâchés de sperme. En revanche, le nettoyage de la salle de projection collective demande plus d’effort, comme le souligne l’un des vendeurs, John :

« Moi et Hugo c’est pile ou face, soit il fait en haut et je fais en bas. En général celui qui est le plus gâté est celui qui fait en bas, ben le cinéma, en général, c’est pas top, hein, à nettoyer, hein… quand on fait l’orgie… les préservatifs (…) après y en a qui font sans préservatifs, donc forcément on a le compte qui revient par terre… »

L’aspect qui me semble le plus important dans le nettoyage concerne la protection de soi de la « souillure ». Les gants de latex et les produits désinfectants sont utilisés par tous ceux doivent nettoyer les cabines. L’effort de protection face à la « souillure sexuelle » est chargé de sens. John a su particulièrement bien expliquer ses efforts :

« Mais nous on a des gants, moi je touche à rien, j’ai ma petite pince. Je fais « hop ! », ça ramasse, « tac », mon balai, je le prends, je le mets où, mais c’est bon, je touche à rien, hein ! Sinon je pourrais pas. (…) Le pire au départ, c’est, tu sais quoi, sincèrement, c’est les sacs ! Parce que tu prends le sac, où y a que des mouchoirs [je ris], non mais, tu prends le sac [il théâtralise ses gestes], tu prends le sac tu remues, pour refermer après ça fait boum ! [pour l’odeur] Non, mais oui, au départ je respirais avec le nez… [il rit] je respirais, boum ! t’as cette montée de, cette odeur ! (…) Et là, c’est là, quoi ! là faut supporter, là… mais bon. Faut faire avec, quoi (…) mais bon… on a pris l’habitude donc, maintenant on respire par la bouche non par le nez… parce que sinon… »

Comme John, Fatia, vendeuse dans un autre sex-shop, trouve l’expérience de l’odeur assez éprouvante :

« On met des gants, donc on touche pas directement, c’est pas euh… Le seul truc qui peut être dégoûtant c’est l’odeur. Les seuls trucs répugnants c’est les odeurs, et puis les hommes des fois, ben, ils sont maladroits, et ils visent pas là où ils devraient viser, mais bon… Je me dis aussi qu’y a des infirmières qui sont mal payées, et qui lavent les malades qui sont incontinents, qui nettoient la merde, et à côté ça c’est rien… Bon, c’est pas top mais ça paie bien, hein ? c’est une fois qu’on ouvre le sac que c’est dur [il faut pas respirer…] Mais des fois c’est dur, hein ! pas seulement l’odeur là, mais l’odeur des clients aussi. Y a des clients que, ben, on dirait qu’ils se lavent pas, c’est à la limite des fois du vomissement ! »

Dans le magasin où travaillent Michèle et Fatia, le nettoyage n’est pas obligatoire, les vendeuses reçoivent une « prime de nettoyage » non négligeable (150€) si elles acceptent de le faire. Cette prime semble apporter une reconnaissance symbolique à l’activité.

« On a aussi une prime de ménage, si t’as pas envie de le faire tu le fais pas… Tu laves pas le sol, tu laves pas les cabines… et puis si tu le fais, c’est tout benef’ pour toi… et puis nettoyer les cabines, c’est pas sorcier » Michèle

C’est au moment de la signature de son contrat de travail que l’employé-e accepte ou refuse cette activité. La « prime de nettoyage » étant intéressante économiquement, l’activité est acceptée la plupart du temps. Comme il s’agit de cabines qui sont nettoyées après chaque client, les employé-e-s se repartissent entre eux le travail. Or, Fatia souligne que :

« Tout le monde veut prendre la prime pour faire le ménage, mais personne veut faire les tâches ! Mais on est là, on voit qui fait quoi… Et ben, la petite nouvelle elle est pas encore allée nettoyer les cabines, hein !»

Source : ROCA ORTIZ, Irène. 2005. Les sex-shops à Paris, Mémoire de Master 1 en sciences humaines et sociales, sous la direction de Philippe Combessie, Université René Descartes – Paris 5.

D’autres billets sur des sujets connexes : “tupperware sex toys parties”, localisation des “sex shops”, histoire administrative du contrôle de ces magasins, jurisprudence récente…