La sociologie du travail s’intéresse assez souvent au “sale boulot”, en ce qu’il permet de comprendre une partie des classifications internes à un métier. Dans un mémoire de maîtrise de sociologie (Master 1) de l’université Paris V (qui sera soutenu en septembre 2005) sur les sex-shops parisiens, Irène Roca-Ortiz décrit l’une des spécificités du sale boulot auquel sont confrontés les vendeurs et les vendeuses. Voici, ci dessous, un extrait de son mémoire (un paragraphe intitulé “Les tâches corollaires à la vente”) :
Travailler dans un magasin implique d’autres activités que la vente, notamment ce qui concerne la gestion du stock et l’entretien du magasin. Ces activités accessoires peuvent être perçues comme pénibles. Ainsi, la gestion du stock, le rangement et l’étiquetage de celui-ci peut prendre une grande partie du temps de travail, notamment lors des jours de livraison. Dans tous les commerces, mais peut être particulièrement au sex-shop, il faut « attendre le client ». Si ce temps d’attente est souvent rempli par d’autres tâches corollaires à la vente, l’attente constitue aussi une activité en soi, qui peut s’avérer ennuyeuse.
Mais c’est le nettoyage des salles et des cabines de projection présentes dans la plupart des sex-shops qui suscite plus de réactions. Ces tâches de nettoyage moins conventionnelles car liées aux résidus de la masturbation des clients ne sont pas particulièrement appréciées. Leur gestion par le personnel révèle la hiérarchie interne du métier. Dans certains magasins, le nettoyage est accompli par des hommes de ménage qui sont parfois, après un temps, promus vendeurs. Dans d’autres magasins, le nettoyage est l’objet d’une rémunération complémentaire. Ce n’est pas le cas partout : dans le sex-shop de la rue Saint-Denis où j’ai fait mon terrain l’entretien de la propreté est assuré par les vendeurs, sans complément de salaire. Comme l’endroit propose des services de projection de films en salle collective et en cabine, l’entretien est fait avec des gants de latex et avec des produits désinfectants, plusieurs fois par jour si nécessaire. Les cabines de projection sont nettoyées après le passage de chaque client. Même si la plupart du temps les clients sont respectueux des lieux, les poubelles n’en sont pas moins remplies de mouchoirs tâchés de sperme. En revanche, le nettoyage de la salle de projection collective demande plus d’effort, comme le souligne l’un des vendeurs, John :
« Moi et Hugo c’est pile ou face, soit il fait en haut et je fais en bas. En général celui qui est le plus gâté est celui qui fait en bas, ben le cinéma, en général, c’est pas top, hein, à nettoyer, hein… quand on fait l’orgie… les préservatifs (…) après y en a qui font sans préservatifs, donc forcément on a le compte qui revient par terre… »
L’aspect qui me semble le plus important dans le nettoyage concerne la protection de soi de la « souillure ». Les gants de latex et les produits désinfectants sont utilisés par tous ceux doivent nettoyer les cabines. L’effort de protection face à la « souillure sexuelle » est chargé de sens. John a su particulièrement bien expliquer ses efforts :
« Mais nous on a des gants, moi je touche à rien, j’ai ma petite pince. Je fais « hop ! », ça ramasse, « tac », mon balai, je le prends, je le mets où, mais c’est bon, je touche à rien, hein ! Sinon je pourrais pas. (…) Le pire au départ, c’est, tu sais quoi, sincèrement, c’est les sacs ! Parce que tu prends le sac, où y a que des mouchoirs [je ris], non mais, tu prends le sac [il théâtralise ses gestes], tu prends le sac tu remues, pour refermer après ça fait boum ! [pour l’odeur] Non, mais oui, au départ je respirais avec le nez… [il rit] je respirais, boum ! t’as cette montée de, cette odeur ! (…) Et là, c’est là, quoi ! là faut supporter, là… mais bon. Faut faire avec, quoi (…) mais bon… on a pris l’habitude donc, maintenant on respire par la bouche non par le nez… parce que sinon… »
Comme John, Fatia, vendeuse dans un autre sex-shop, trouve l’expérience de l’odeur assez éprouvante :
« On met des gants, donc on touche pas directement, c’est pas euh… Le seul truc qui peut être dégoûtant c’est l’odeur. Les seuls trucs répugnants c’est les odeurs, et puis les hommes des fois, ben, ils sont maladroits, et ils visent pas là où ils devraient viser, mais bon… Je me dis aussi qu’y a des infirmières qui sont mal payées, et qui lavent les malades qui sont incontinents, qui nettoient la merde, et à côté ça c’est rien… Bon, c’est pas top mais ça paie bien, hein ? c’est une fois qu’on ouvre le sac que c’est dur [il faut pas respirer…] Mais des fois c’est dur, hein ! pas seulement l’odeur là, mais l’odeur des clients aussi. Y a des clients que, ben, on dirait qu’ils se lavent pas, c’est à la limite des fois du vomissement ! »
Dans le magasin où travaillent Michèle et Fatia, le nettoyage n’est pas obligatoire, les vendeuses reçoivent une « prime de nettoyage » non négligeable (150€) si elles acceptent de le faire. Cette prime semble apporter une reconnaissance symbolique à l’activité.
« On a aussi une prime de ménage, si t’as pas envie de le faire tu le fais pas… Tu laves pas le sol, tu laves pas les cabines… et puis si tu le fais, c’est tout benef’ pour toi… et puis nettoyer les cabines, c’est pas sorcier » Michèle
C’est au moment de la signature de son contrat de travail que l’employé-e accepte ou refuse cette activité. La « prime de nettoyage » étant intéressante économiquement, l’activité est acceptée la plupart du temps. Comme il s’agit de cabines qui sont nettoyées après chaque client, les employé-e-s se repartissent entre eux le travail. Or, Fatia souligne que :
« Tout le monde veut prendre la prime pour faire le ménage, mais personne veut faire les tâches ! Mais on est là, on voit qui fait quoi… Et ben, la petite nouvelle elle est pas encore allée nettoyer les cabines, hein !»
Source : ROCA ORTIZ, Irène. 2005. Les sex-shops à Paris, Mémoire de Master 1 en sciences humaines et sociales, sous la direction de Philippe Combessie, Université René Descartes – Paris 5.
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