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Résultats de la recherche sur : 'réseaux'.

Classes et réseaux

Max Weber commence par définir ce qu’il appelle une “situation de classe”, qui est associée à une “chance typique” résultant de l’accès à des biens et services permettant de se procurer des rentes ou des revenus. Puis il définit la classe sociale comme “l’ensemble de ces situations de classe à l’intérieur duquel un changement est aisément possible, pour une personne donnée, dans la succession des générations” [Economie et Société, Tome 1, Paris, Plon, 1995, coll. Pocket, p.391].
La traduction n’est pas simple, et je ne sais pas ce que Weber écrit dans la version originale. Mais il me semble que l’idée est ici de définir la classe sociale à partir de la mobilité des personnes entre “situations de classe”. C’est le flux entre situations, qui fait se rassembler les situations (et c’est ce rassemblement qui forme des “classes”) : une classe est ici un ensemble d’éléments presque équivalents du point de vue de la mobilité.
Le graphique suivant illustre ce que j’ai cru comprendre. Les points représentent des situations de classe (à partir d’une profession) et les flèches des passages intergénérationnels entre ces situations de classe. Plus le trait est épais, plus ces passages sont fréquents.

On peut tester l’idée à partir de nombreuses bases. Parce que j’avais l’enquête TRA sous la main (déjà explorée ici), voici ce qu’une exploration donne, pour le XIXe siècle. Les flèches indiquent que “les pères de telle profession ont souvent des fils de telle profession”. Les couleurs indiquent l’appartenance à une “communauté”, repérée par un algorithme (“walktrap.community”, avec igraph, dans R). [D’autres algorithmes auraient été possibles, mais je ne cherche pas ici à repérer le meilleur découpage.]

On repère bien, en violet, un gros groupe composé de domestiques, de journaliers, manoeuvres, sabotiers et bergers… Un deuxième groupe travaille la terre (fermiers, ouvrier agricole, laboureur) ou les frontières (marins, douaniers)… Les deux groupes verts regroupent des professions “mobiles” mais liées au travail agricole : l’occupation centrale étant “cultivateur” (CVR); et des professions plutôt commerciales immédiatement dérivées du travail de la terre (meunier, maréchal ferrant….) Le groupe bleu est doublement séparé du travail agricole (les professions fournissent des “outils d’outils” : tailleurs, marchand, menuisier, cordonnier, tonnelier) et contiennent des professions “nouvelles” (au XIXe) comme instituteur et employé. Un dernier groupe, en rose, contient les professions financières (rentiers, employés de commerce et négociants), qui fournissent les outils des outils des outils ?
La description n’est pas inutile… reste à savoir si ces “communautés” peuvent sérieusement être considérées comme des “classes”, ne serait-ce qu’au sens wébérien.
Pour aller plus loin, je recommande la lecture des billets de Pierre Mercklé, Réseaux sociaux contre classes sociales ou Les réseaux sociaux contre les classes sociales ? Pour en savoir un peu plus


Réseaux de sociologues : l’état actuel de la sociologie française

Plusieurs articles récents viennent éclairer l’état actuel de la sociologie française. Un article de Demazière, un autre de Stéphane Beaud. Je voulais apporter ma contribution au débat. Beaud et Demazières diagnostiquent la sociologie française depuis leur position, et les méchantes langues disent que ces articles reflètent moins l’état actuel de la sociologie française que l’état actuel de Beaud et Demazière. Mon approche est différente : de par mes fonctions au CNU, et intéressé par l’objectivation statistique de la discipline, j’ai recueilli le jury de soutenance de tous les candidats à la qualification en section 19 cette année (un peu plus de 500) [ce qui vient compléter l’étude de la proximité entre sections du CNU et permettra de mieux rédiger le rapport annuel de la section].
On sait, par les travaux de Godechot notamment [un exemple ici], que les jurys de soutenance permettent d’établir d’intéressants constats. Beaud, par exemple, à la fois par sa position institutionnelle, ses intérêts scientifiques, sa connaissance du comportement des collègues… n’invite pas n’importe qui aux soutenances de ses doctorantes. Et c’est la même chose pour tous les autres.
Ces invitations et co-participations permettent de dresser une sorte de carte de la sociologie française, en utilisant un algorithme qui rapproche les personnes qui s’invitent les unes les autres aux jurys de thèse.

Cliquez pour télécharger un fichier PDF zoomable (mais pas toujours très lisible)

Sur ce graphe présentant une sélection des données [1] vous constaterez qu’au Nord se trouve une certaine sociologie économique (autour de Flichy, Cochoy, Paradeise, Vatin, Grossetti, Segrestin, Licoppe) Weber et Steiner se trouvent un peu plus au sud de ces personnes.
Au Sud-Sud commence l’empire du STAPS, avec During, qui se poursuit au Sud-Est où se trouve plusieurs représentant de la sociologie/anthropologie du corps, ou ce qu’on appelle les “STAPS” : Andrieu, Héas, Le Breton, Bodin, Duret. Dans la même zone se trouve aussi plusieurs représentants de la sociologie du travail (Bercot, Lallemand, Demazière, Gadéa) : une représentation n’utilisant que deux dimension fait se superposer des personnes ayant peu de liens.
A l’Ouest se trouve les islamisants ou les spécialistes des relations interethniques Roy, Fregosi, Khosrokhavar, Gole, Streiff-fenart.
Au coeur de la constellation vont se trouver les politistes (Spire, Deloye, Gaiti, Offerlé, Sommier) et un groupe où je retiens les noms de Beaud, Mauger, Schwartz, Lagrave Marry, Carricaburu, Fabiani, Sapiro…
Au total, les liens multiples engendrés par les jurys de soutenances ne dessinent pas un monde fragmenté, où une faction serait ostracisée par toutes les autres. Au contraire, des liens multiples relient tout le monde avec tout le monde.
Certes la méthode ici utilisée a ses nombreuses limites : il faudrait, sur une période plus longue, mettre en valeur les liens répétés, ou les invitations rendues. Pour l’instant, mes données permettent de repérer certains liens habituels (qui sont épais, sur le graphe), mais ces liens sont peu nombreux (et tendraient à faire ressortir les politistes). Rendez-vous l’année prochaine pour une étude sur deux ans.
 
Notes : [1] n’ont été retenues que les individus invitées au moins 2 fois ou ayant été directeures d’au moins une thèse.


Des réseaux de prénoms

Les prénoms indiquent indirectement et grossièrement l’âge (un Téo est probablement plus jeune qu’un Maurice), le sexe (un Léa est très probablement une Léa), mais aussi l’origine nationale ou régionale d’une partie des ancêtres du porteur (une Samira n’a pas les mêmes parents qu’une Nolwenn).
Parce qu’il existe des entrepreneurs identitaires, intéressés par la stabilisation de formes culturelles, l’on trouve des dictionnaires de prénoms, arabes, occitans, turcs ou bretons. Mais toutes les formes culturelles n’ont pas leurs entrepreneurs. Comment “mettre ensemble” des prénoms qui ont toutes chances d’aller ensemble ?
Un article récent de Pablo Mateos et alii, publié dans PLoS One (Ethnicity and Population Structure in Personal Naming Networks), expose une méthode, qui s’appuie sur le fait qu’aux prénoms sont associés des noms de famille : Nolwenn est plus probablement une Le Kergourvehnec’h qu’une Aattabah. Et les Aattabah ont peut-être pour prénom Samira, Yanis et Inès.
En disposant d’une très grande liste d’individus, il est possible de recomposer des relations de proximité qu’entretiennent les prénoms (et les noms de famille). On peut résumer graphiquement cela ainsi (graphique issu de l’article cité plus haut) :

Le premier graphique représente un réseau “bimodal”, les deux suivants (B et C) les deux réseaux unimodaux que l’on peut déduire du premier, si l’on se concentre sur les noms de famille (B) ou les prénoms (C). Les auteurs de l’article exposent l’intérêt de cette méthode (et certaines des opérations nécessaires pour repérer les relations significatives entre prénoms).
Disposant d’une liste nominative de plus de 400000 bacheliers, j’ai appliqué une partie des recettes, et cela donne des choses plus ou moins intéressantes.
 
Graphe (illisible)

 
Extrait 1 : au coeur de la composante principale

 
Extrait 2 : une composante “ethnique”

 
Extrait 3 : une autre composante “ethnique”

 
Cette méthode peut se comprendre comme une méthode de classification automatique : l’on part d’une liste de “Jean Dupont” et l’on aboutit à mettre en évidence des groupes de prénoms qui sont indirectement liés entre eux (par le nom de famille).
Et cette classification combine ici deux choses : d’un côté le choix des parents pour un prénom (choix qui exprime tout une série d’éléments, principalement le goût pour telle ou telle sonorité, mais aussi des attachements identitaires); de l’autre une forme héritée (on ne choisit pas son nom de famille, très souvent encore le nom de famille de son père).


Des cartes, et des réseaux, et un mystère

J’ai trouvé un sondage eurobarometre amusant (Eurobarometer 73.3, New Europeans) à l’adresse suivante http://ec.europa.eu/public_opinion/archives/ebs/ebs_346_en.pdf. Cette question m’a particulièrement intéressé : «QB10T : quels sont les pays autres que (NOTRE PAYS) auxquels vous vous sentez le plus attaché ?»
Si l’on ne garde que le pays le plus cité, l’on peut obtenir le graphe suivant :

Les Belges, les Luxembourgeois, les Portugais, les Italiens, les Néerlandais, les Espagnols se sentent plus attachés à la France qu’à un autre pays (en dehors du leur). Les Français se tournent vers l’Espagne (comme les Royaumunistes et les Italiens).
On peut essayer de représenter le graphe précédent en le greffant sur une carte de l’Europe.

C’est une manière de mettre en lumière le fait que, souvent, les pays auxquels les citoyens européens se sentent attachés sont des pays qui leur sont géographiquement proches. Les exceptions : la russophilie des Bulgares, l’italomania des Roumains… n’en ressortent que plus.
Le mystère auquel ces données nous confrontent, c’est bien d’expliquer, maintenant, pour quelle raison étrange la France n’a plus gagné l’Eurovision depuis 1977.

  Pratiquons l’open-data : eurobarom2011QB10T (format XLS). Ces deux images ont été faites avec R et divers “packages”, igraph et maptools.


Réseaux “aléatoires”, suite

J’ai essayé de comprendre un peu plus précisément les résultats du billet précédent.
Partons d’un réseau bimodal représenté, ci-dessous, sous la forme d’une matrice puis d’un graphe :

La Matrice

x1 x2 x3 x4 x5 x6 x7 x8
a 1 1 0 0 0 0 0 0
b 1 1 0 0 0 0 0 0
c 0 1 1 1 0 0 0 0
d 1 1 0 0 0 0 0 0
e 0 0 0 0 1 0 0 0
f 0 0 0 0 1 1 0 0
g 0 0 0 0 1 0 0 0
h 0 0 0 0 0 0 1 1
i 0 0 0 0 0 0 1 1

Le Graphe


On peut comprendre ce réseau comme une description d’événements (X1 à X8) auxquels participent (ou non), les personnes “a”… “i”.
Ce réseau est un peu spécifique : Le premier et le deuxième “événement” (X1 et X2) réunissent les mêmes personnes (a, b et d), la personne “c” participant au 2e événement seulement. J’observe, dans les invitations de pasteurs repérées sur les affiches pentecôtistes, le même genre de “réinvitations”.
Ce qui m’intéressait était de comparer ce réseau avec des réseaux qui auraient une structure similaire. Par “structure similaire”, j’entends “les marges des matrices sont les mêmes” : l’événement X a n participants dans le réseau de départ et dans le réseau auquel on le compare.
Un problème similaire s’est posé en “écologie quantitative” (ou écologie des communautés) : on peut imaginer que la matrice, plutôt que de représenter un réseau, représente une “communauté” (en colonne, les espèces — présentes ou non –, et en ligne, des lieux échantillonés). On en trouve, par exemple, un usage dans cet article
Partitioning of functional diversity reveals the scale and extent of trait convergence and divergence ou dans cet autre article Using biodiversity deconstruction to disentangle assembly… :

We generated 1000 random matrices by a quasi swap algorithm (Miklós & Podani, 2004) using the function ‘commsimulator’ in vegan for R (Oksanen et al., 2007). The null matrices were subsequently uploaded into a custom-coded (…)

Ce problème, sous des formes plus proches des miennes, s’est aussi posé à des sociologues travaillant sur des réseaux sociaux. Jean Finez, travaillant sur la co-participation aux comités d’administration (les liens interlocks), a tenté d’en comprendre la logique en les comparant à des réseaux aléatoires de même structure Solidarités patronales et formation des interlocks [halshs] :

nous comparons le réseau des interlocks à des réseaux générés aléatoirement de manière à mettre en évidence ses spécificités et à ne pas mésinterpréter des propriétés qui relèvent en fait des contraintes juridiques et organisationnelles. Nous avons généré 50 réseaux aléatoires bimodaux, construits de manière à posséder de nombreuses caractéristiques identiques à celles du réseau interlock. […]
Dans chaque réseau aléatoire bimodal, les conseils d’administration sont choisis par les individus par un tirage dans une loi uniforme. En outre, les réseaux ont été construits de manière à partager de nombreuses caractéristiques avec le réseau interlock de l’élite de premier ordre. Premièrement, comme dans le réseau réel, chaque réseau aléatoire est composé de 27 sommets « dirigeants » et de 40 sommets « entreprises » reliés par 91 liens dirigeants-entreprises. Deuxièmement, chaque dirigeant est présent dans 3 à 5 conseils d’administration et chacune des 40 entreprises ne peut accueillir plus de 18 dirigeants.

J’ai donc utilisé, dans le package “vegan”, l’instruction commsimulator (méthode “quasi swap”), qui génère une matrice aléatoire respectant les marges de la matrice de départ.

Souvent, l’instruction va donner quelque chose de ce genre : Il n’y a plus que 2 composantes (par rapport au réseau de départ, il y a moins de “ré-invitations”.)
Si l’on génère 10 000 réseaux, l’histogramme du nombre de composantes est celui-ci :

A quelques 500 reprises, des réseaux à 3 composantes apparaissent. Et, surprise, à 3 reprises, des réseaux à 4 composantes (très rares, donc, dans cette configuration).
Voici ce réseau à 4 composantes respectant les contraintes de départ :

Dans cet exemple, les “ré-invitations” sont maximales.


Des réseaux religieux d’invitations

Les données recueillies à partir d’une collection de 150 affiches d’églises africaines sont très riches. J’ai déjà montré ici qu’on pouvait y déceler des indications d’implantation géographique, ou une “politique du titre” qui manifeste l’existence d’une hiérarchisation poussée.
Ces affiches donnent aussi des informations “réticulaires” : les pasteurs pentecôtistes passant une partie de leur temps à s’inviter les uns les autres, à pratiquer le “partage de la chaire”, un réseau apparaît. Voici une représentation graphique de ce réseau d’invitations. Vous remarquerez, en plissant les yeux, une grosse composante et de nombreuses petits groupes. Le nombre de composantes est de 60.
La question que je me pose est : mais comment donc un tel réseau est généré ? Est-ce qu’il peut être simplement déduit de certaines contraintes ?
Pour commencer à apporter une réponse, j’ai demandé à R de générer des réseaux aléatoires qui respectent 2 contraintes.

  • 1/ si dans le réseau observé l’individu (i) participe à (n) événements, il en va de même dans le réseau généré
  • 2/ si dans le réseau observé l’événement (j) a réuni (m) personnes, il en va de même dans le réseau généré

Les réseaux générés “aléatoirement et sous contraintes” ont une particularité : leur nombre moyen de composantes n’est pas proche de 60, il est proche de 41. Les réseaux “aléatoires” relient beaucoup plus les individus (alors que chaque individu participe au même nombre d’événements et que chaque événement réuni le même nombre de personnes, par comparaison avec le réseau observé).
Mes pasteurs pentecôtistes noirs, donc, semblent ne pas “inviter au hasard”, mais choisir une “distance” moindre que les “pasteurs aléatoires”. De ce fait, ils créent un monde un peu plus “troué” que celui du modèle.
Note : Je ne sais pas si je dois vraiment mettre cela en ligne. En effet, je ne maîtrise pas totalement ce dont je parle et j’ai peut-être fait n’importe quoi… J’expose donc maintenant la méthode utilisée. Je démarre d’une matrice d’adjacence, nommée “mat”, qui indique “qui participe à quoi” :
E1 E2 E3 E4
P1 1 0 1 0
P2 1 1 0 0
P3 0 1 0 1
P4 0 0 0 1
P5 0 0 0 1
P6 1 1 1 0

Dans laquelle E1 est l’événement n°1, P1 la personne n°1 (qui ici, participe à E1 et E3).
Dans le logiciel R, le package “vegan” dispose d’une commande :
b< -commsimulator(mat, method="quasiswap")

Methods quasiswap and backtracking are not sequential, but each call produces a matrix that is independent of previous matrices, and has the same marginal totals as the original data.

Cette commande permet de générer des matrices qui ont les mêmes marges que les matrices de départ (ce qui fait que chaque événement aura le même nombre de participants et chaque personne participera au même nombre d'événements).

Suites : Voici un synthèse du nombre de composantes après avoir généré 1000 réseaux aléatoires :

La probabilité de tomber sur un réseau à 60 composantes (avec les contraintes de départ) est donc bien faible.


Réseaux musicaux

A quoi est dû le succès ? Aux qualités intrinsèques de l’oeuvre ? D’autres caractéristiques ne joueraient-elles pas ?
Cette question ne trouvera pas facilement de réponse : avant tout parce que mes collègues sociologues rechignent à étudier de trop près les goûts populaires. Combien de thèses sur des acteurs comme Bernard Ménez (par comparaison avec Jean Vilar) ? Sur des chanteuses comme Catherine Lara ? Et combien sur le théâtre de boulevard ? Combien de thèses sur la variété populaire utilisant les mêmes outils que ceux que Bourdieu utilisait dans Homo Academicus ? Il y a de bons articles sur la bande-dessinée (Boltanski). Sur le Rap, le Jazz, et d’autres styles aptes à l’élévation distinctive… Mais je n’en connais pas sur la variété, sur les artistes invités par Drucker à la grande époque de Champs Elysées [car il y eu une grande époque…]
C’est probablement parce que la hiérarchie sociale dicte en partie les intérêts sociologiques (on me souffle qu’une thèse est en préparation qui s’intéresse aux carrières de Bourdieu, Derrida et Foucault…) C’est aussi que la popularité de la variété ne se prête pas facilement à l’objectivation. Il n’y a pas d’académie (ni de chanteurs de variété à l’Académie française, à part Giscard). Pas d’intellectuels organiques (sauf Drucker ?). Pas même d’association des artistes de variété (la SACEM a un autre but, je crois). Il est en fait difficile de mesurer la popularité, quoi qu’on en dise. Qui croit sérieusement que les chiffres de vente annoncés reflêtent les ventes réelles ? Et qui a la base de données exhaustive de ces ventes ?

Prenons donc un chemin de traverse.
Le concours de l’Eurovision nous donne accès — via wikipedia — à une base de données. En cherchant un peu, il serait possible de comparer le succès que remporte un “groupe” par rapport à une personne toutes choses égales par ailleurs, de repérer l’effet de la langue ou du sexe, ou encore de l’ancienneté du pays dans le concours.
L’intérêt des données de l’Eurovision, écrivait perfidement Kieran Healy il y a quelques années, c’est l’absence de qualité intrinsèque de toutes les chansons : la popularité n’est donc ici pas “polluée” par la qualité. Il n’y a que de la merde, plus ou moins populaire. [Je mets ABBA de côté, ils jouaient dans une autre ligue.]
Je vais m’intéresser ici à la composition des votes lors de la dernière épreuve, samedi dernier, parce que je ne peux pas tout faire, non plus. Que voit-on ?
Une toile d’araignée, certes, mais que l’algorithme Kamada-Kawai construit d’une certaine manière. Les votes, en fait, rapprochent certains pays et éloignent d’autres pays. La RFA (ou Allemagne, mais j’en suis resté à la Grande Epoque du Mur) est au centre : sa chanteuse a remporté le concours. Les perdants sont sur la frange extérieure : ils n’ont reçu aucun vote, ou presque.

On peut essayer de mettre un peu de sens dans ce graphique. J’ai donc simplifié le précédent, en ne représentant que les votes de “twelve points” et “ten points” (mais les autres votes sont pris en compte dans la construction du réseau). Les rapprochements semblent avoir une base géopolitique :


Les patatoïdes permettent de se rendre compte que l’Eurovision n’est que la continuation de la diplomatie par d’autres moyens [si je pouvais placer une référence aux deux corps du Roi je le ferai ici]. Le bloc russe [je suis gaulliste sur ce point là, l’URSS n’étant que le corps mortel de l’immortelle corps russe], bien que scindé, plissé et morcelé, a des pratiques de votes similaires. Le monde balkanique se recompose dans la variété. L’Europe des démocraties libérales est unitaire (ce qui montre bien, s’il le fallait encore, que ce que raconte Esping-Andersen est un peu fumeux).

Je ne fais ici que reprendre l’analyse proposée il y a déjà six ans par Kieran Healy, qui, malheureusement, avait écrasé ses données en voulant constituer une base de grande ampleur (1975-1999). En effet, des périodes plus courtes sont nécessaires pour saisir les conséquences de l’éclatement de l’URSS (en créant plein de petits pays avec droit de vote).

Précisions : Vous venez de lire un billet ironique. Mais rien n’empêche d’étudier statistiquement l’Eurovision, ses principes de votes, les conditions du succès… Il devrait être possible, à mon avis, d’élaborer ainsi une stratégie gagnante pour la France, qui, souvenez-vous n’a gagné qu’une seule fois. Non les carottes, ne sont pas cuites. Rendez-nous vite, Marie Myriam!


Quelques réseaux d’invitations académiques (suite)

[Suite]
Il y a quelques jours, j’ai présenté le réseau composé par les jurys de maîtrise au département de sociologie de l’université Paris 8 (entre 1968 et 1983). Dans le département apparaissaient deux pôles (qui se sépareront ensuite). L’étude d’un autre département, par Marie-Pierre Pouly (qui vient de soutenir une thèse sous la direction de Stéphane Beaud) donne ce réseau [que M.-P. Pouly représente sous une forme matricielle dans ses travaux, mais que j’ai transformé ici en graphe] :

[La légende et les principes de lecture se trouvent dans le billet précédent : le graphe est construit sur le même principe]
Ce département apparaît plus éclaté que le département de sociologie, dont les membres entretenaient — somme toute — de nombreux liens croisés d’invitations aux jurys de maîtrise. Ici, ce que l’on voit, et que l’étude historique assure, ce sont des stratégies d’évitement, entre un pôle qui aspire à la noblesse de la vraie littérature (anglaise, pas américaine), un pôle de linguistes et un autre plus proche de la civilisation.
Pour en savoir plus sur l’utilisation de la sociologie des réseaux pour l’étude du monde académique, je ne peux que vous renvoyer vers les travaux d’Olivier Godechot.


Quelques réseaux d’invitations académiques

La vie académique est faite de conflits politiques, épistémologiques et statutaires. Elle est aussi faite de collaborations nécessaires. Une étude de ces collaborations pourrait sans doute mettre en évidence la cristallisation des conflits. Prenons Paris 8. Sous la direction de Charles Soulié une histoire de Vincennes est en cours de finalisation. Un étudiant de master, Frédéric Carin, a ainsi relevé la composition des presque 450 maîtrises soutenues entre 1968 et 1984 au département de sociologie.
Après un petit passage sous “R” (avec le package “sna”), on peut obtenir de beaux graphes, objectivant sous une forme synthétique ces invitations croisées. Dans le graphe suivant, les ronds rouges correspondent aux individus (et leur taille au nombre de personnes avec qui ils sont en relation de soutenance). Les traits noirs ou gris correspondent au nombre d’invitations (les traits sont noirs quand les invitations ont été supérieures à 2, la taille des traits est proportionnelle au nombre de soutenances en commun).

Ce graphe fait sens quand on l’associe à une histoire du département de sociologie : l’on y distingue deux pôles de coopération, pôles encore en lien entre 1968 et 1983, et qui s’autonomiseront par la suite. Le pôle nord, autour de Terray-Rey-Lazarus-Benzine-Poulantzas, est celui des anthropologues, qui vont fonder un département d’anthropologie ou quitter Paris 8 (Quiminal partira à Paris 7, Poulantzas se suicidera…). Le pôle sud, avec Castel-Gaudemar-Defert-Dufrancatel-Passeron-Martinon, constitue le pôle “sociologique” (une partie quittera aussi rapidement Paris 8). Il est fort probable que ces pôles correspondent aussi à des options politiques (PC/autre) ou à des “clientèles” différentes.


Réseaux musicaux

Les outils de la sociologie des réseaux permettent bien de visualiser, entre autres, les pratiques de citations. On voit apparaître des acteurs centraux, des personnes très citées, des personnes citant beaucoup. J’ai essayé, rapidement, de voir si les citations dans “L’Enquête sur l’évolution littéraire” de Jules Huret (1891) permettait d’objectiver une partie du monde littéraire de l’époque… Mais j’ai travaillé trop rapidement [avec le logiciel R]. Cela ne donne rien de bien joli :

Même une sélection d’un sous-réseau, suivant certains critères, ne donne pas d’image suffisamment synthétique pour être immédiatement explicative.

Si, donc, un-e étudiant-e s’intéressant à la socio-histoire de la culture, au monde littéraire de la fin du XIXe siècle… voulait faire un mémoire de master… je l’accueillerai avec plaisir ! et l’encadrerai (sans grande compétence) avec joie.
Car la sociologie des réseaux appliquée aux disciplines inspirées donne des choses intéressantes :

Deux articles récents se penchent sur la place des réseaux dans la constitution d’un “monde social” ou d’une “scène musicale”.
Karim Hammou s’intéresse aux invitations dans les chansons de rap, le featuring, dans un article intitulé “Des raps en français au « rap français ». Une analyse structurale de l’émergence d’un monde social professionnel” (Histoire et mesure, 2009, vol.24, n°1).
L’article m’a intéressé pour trois raisons :
Je n’ai pas lu énormément de sociologie des réseaux, mais j’ai apprécié la multiplicité des illustrations : quoi qu’en disent certains des auteurs que j’ai lus, les sociogrammes sont très utiles pour la démonstration. Visualiser des acteurs centraux et d’autres plus marginaux se fait plus facilement avec un petit dessin, surtout quand ce qui importe n’est pas l’établissement de théorèmes d’analyse structurale, mais l’usage des outils de la sociologie des réseaux pour la compréhension des données.
featuring-hammou

J’ai aussi apprécié l’aspect diachronique : les liens ne sont pas pérennes et s’élaborent dans le temps. L’article de K. Hammou montre que les liens se font et se défont, que des acteurs qui apparaissent centraux à un moment (comme MCSolaar) prennent de la distance ensuite.
Et, dernier point apprécié aussi, l’étude porte sur le rap (et pas sur la musique classique, le jazz ou un autre style plus légitime).

Un autre article, écrit par un sociologue britannique, Nick Crossley, a pour titre “The man whose web expanded: Network dynamics in Manchester’s post/punk music scene 1976–1980” (Poetics, Volume 37, Issue 1, Pages 24-49). La problématique est très proche de celle de K. Hammou, mais il me semble que ses sources, ses données, son matériau empirique… est moins solide (Crossley s’appuie sur des sources secondaires, des sites de fans, des biographies…).
crossley-punk

It is widely acknowledged that the Manchester scene took off in the late 70s, and it is my contention that this ‘take off ’ consisted in the formation of a network between a ‘critical mass’ of key actors who, collectively, began to make things happen in the city.

Dans un article que je n’ai pas pu lire [Pretty connected: the social network of the early UK Punk Movement, Theory, Culture and Society 25 (6) (2008), pp. 89–116.] Crossley semble faire la même chose avec la scène punk londonienne.