Ayant appris à connaître Christophe MacAbiaut lors d'une de ses précédentes aventures, vous avez pleine conscience de son talent, mais ne pouvez encore comprendre quelle est la part de l'héritage. Depuis longtemps déjà, les MacAbiaut, entre l'Ecosse et la France, parcourent le monde du renseignement. Christophe, que je connais bien, m'avait parlé de son grand-père Shirley, et du rôle qu'il avait joué lors de la Seconde Guerre mondiale, mais n'avait jamais fait allusion aux mains ancêtres glorieux qui ont tissé le renom de sa famille. C'est par hasard que j'ai mieux connu l'histoire de Charles de MacAbiaut.
"Songe, songe Céphise, à cette nuit cruelle
Qui fut pour tout un peuple une nuit éternelle"
Andromaque, III,8 Racine.
Tout a commencé l'autre jour. Je travaillais sur la correspondance de Michaud, à la bibliothèque de l'Institut, lorsque je découvris une lettre étrange. A ma connaissance, c'est la seule lettre d'Arthaud à Michaud, référencée Bib. Maz. f.1257 Mic2, archivée en tant que lettre du professeur Maillard à Michaud.
L'important réside dans le contenu de cette lettre: Arthaud décrit à Michaud l'expédition menée par l'abbé de Choisy au Siam, à la fin des années 1680. Arthaud insistait surtout sur la disparition d'une partie de l'Ambassade de Choisy lors d'une tempête. Il demandait à Michaud de vérifier si la frontière birmano-sino-indienne ne gardait aucune trace de cette disparition: cinq personnes y avaient trouvé la mort.
Plus loin dans la correspondance de Michaud, à la cote Bib. Maz. f.1266, Mic5, on peut lire un brouillon de la réponse du poète à l'essayiste. Brouillon qui reste la seule trace de la réponse de Michaud. Il y parle d'une ethnie à la culture très particulière: une ethnie de poètes utilisant depuis longtemps l'alphabet latin, les Makabi'o.
Ce nom me fit sursauter. Makabi'o, MacAbiaut???
Christophe ne put me renseigner. Il me conseilla de me rendre au château de Gwinbeth, en Ecosse, où sont archivés les souvenirs de famille. Je n'avais malheureusement pas que ça à foutre, même si, ainsi, je pourrais rencontrer l'Ancêtre, Shirley McAbiaut. J'attendis qu'un voyage en Grande-Bretagne fût organisé. Je profiterais de cette excursion pour pousser vers le nord, vers l'Ecosse brumeuse et déserte, humide et solitaire.
C'est en janvier que j'arrivai donc chez Shirley McAbiaut. Pour un vétéran, il était encore vert, et vivait presque seul dans son grand manoir écossais. Il me fit visiter la propriété, dont les fondations remontaient au XIIe siècle, que les McAbiaut avaient toujours habité. Il avait été prévenu par son petit fils de mon arrivée et de mes recherches. Le vieux Shirley fut heureux de me montrer les archives de la famille, archives qui étaient, pour la plupart et depuis le XVe siècle -au moment où la famille MacAbiaut se scinde en une branche française et une branche écossaise-, rédigées en français et en Anglais, ou en gaélique. Au centre du manoir, et en sous sol, seul endroit qui échappait à l'humidité, étaient rangées les archives. Shirley venait de passer les dernières années à classer les documents. Au rayon XXe siècle, je fus honoré de constater que mes rapports concernant Christophe occupaient une bonne part de l'étagère.
Mais ce qui m'intéressait était le rayon XVIIe, dans lequel j'espérais trouver quelque chose sur un MacAbiaut qui serait devenu Makabi'o. Shirley répondit avec précision à mes questions: un certain Charles McAbiaut - dit "de MacAbiaut" en France- avait bien pris part à l'ambassade de Choisy en 1688. Il y avait d'ailleurs trouvé la mort, c'était l'avis des historiens. Mais Shirley n'en était pas sur. De longues années après la mort de Charles, un carnet, identique au sien, était parvenu à sa veuve. Un petit carnet, dans lequel Charles notait ses impressions, des maximes, certains poèmes... Or selon ce carnet, Charles serait mort bien après 1688, plutôt vers 1695.
Ce carnet est maintenant archivé. Shirley me le montra.
"Je n'ai jamais pris le temps de le lire, le XVIIe siècle ne me passionne pas. Mais j'ai lu vos rapports sur mon petit fils: votre point de vue est un habile contrepoint aux affirmations parfois fantaisistes de Christophe, me dit Shirley avec un accent écossais discret. Si vous arrivez à retracer la mort de Charles, écrivez en donc un article, il enrichira l'histoire de la famille."
C'était un petit carnet en cuir, encore souple malgré les trois siècles qui nous séparaient de son rédacteur, le dernier carnet de Charles. Sa vie avait été mouvementée, en cela commune à celle de quasiment tous les MacAbiaut. Shirley m'en résuma les gros traits: il était né en 1662, marié en 1682, trois fils, une fille. Il aurait été poussé dans une embuscade par le duc de Simoneuse, lors du passage du fleuve XXXXXXXX.
Je n'ai pas l'habitude de lire l'écriture manuscrite du XVIIe, une écriture très souple, ronde, très liée, dans laquelle chaque mot semble être issu d'un autre et rejoindre le suivant dans une sorte de danse. Mais, dans la semi pénombre du manoir écossais, je m'habituai assez rapidement à celle de Charles de MacAbiaut.
Les premières pages constituaient un recueil de maximes, assez mauvaises: "L'amour est une pomme [le mot "fraises" est raturé] qui ne nourrit que des vers."
"Le visage d'une jeune fille est aux finances royales ce que Versailles est à Paris."
Maximes que je soupçonne n'être en réalité que messages codés, il ne faut pas perdre à l'esprit le fait que MacAbiaut était, sinon agent-secret, du moins agent discret du roi.
Ensuite, le carnet semble devenir journal. Charles fait allusion à l'ambassade de Choisy, qui doit rejoindre le Siam et entrer en contact avec le roi. Il dit n'emporter que quelques livres, un recueil de fables de La Fontaine, un autre des poètes de la Pléiade, quelques pièces de Jean Racine.
Quelques pages sont arrachées, et c'est en plein Siam que je retrouvai Charles: l'écriture se fait plus serrée, comme si l'agent royal était angoissé. Et ce qu'il écrit n'est pas de nature à appaiser des soupçons: il avait la certitude de vivre ses derniers jours. Il écrit que Simoneuse a déjà tenté de le tuer, qu'il va recommencer. Mais aucune faiblesse dans ce journal: ce fut sans doute avec résignation et courage que Charles vécut cette menace. Il retrace ensuite les festivités du départ.
C'est ensuite quelqu'un d'autre qui semble écrire. Quelqu'un qui se ferait passer pour de MacAbiaut. Le rédacteur commence par écrire, d'une écriture très serrée et maladroite, qu'il a échappé de peu à la mort, que ses hypothèses concernant Simoneuse se sont vérifiées. Lors du passage du fleuve XXXXX, Simoneuse avait acheté des mercenaires, qui n'attaquèrent que MacAbiaut et sa suite. Ils le laissèrent pour mort.
Mais il n'était pas mort, et quelques indigènes le sauvèrent. Cela fait maintenant plusieurs semaines qu'il est parmi eux, accueilli et honoré, et s'il recommence à écrire, c'est pour entraîner ses doigts après la réduction de sa fracture, et pour relater une expérience étrange.
A lire ces quelques pages, que je viens de résumer, je suis persuadé que c'est bien Charles qui en est l'auteur: les mêmes tournures, le même style, les mêmes pauvres maximes. Charles ou alors un habile faussaire.
Les indigènes avaient en premier lieu recueilli MacAbiaut parcequ'il avait besoin de soin, mais ils comptaient le renvoyer dès que possible, au prochain passage d'une caravane... Ils habitaient une région assez hostile, loin des routes commerciales, et ils avaient été étonné du passage dans leur région de l'Ambassade de Choisy, riche, bruyante, nombreuse.
Mais quand Charles, une fois réveillé et capable de parler, avait tenté d'établir un dialogue, il avait commencé par se nommer: or les indigènes entendirent "makabio", ce qui, dans leur langue, signifie "l'envoyé". Ses interlocuteurs furent étonnés: l'homme blanc ne savait dire qu'un mot, il n'avait pas l'air de comprendre plus. Les indigènes n'étaient pas étonnés: ils savaient que leur langue était très compliquée. C'est en partie pour cela qu'ils étaient resté en dehors des circuits commerciaux: il n'y avait pas d'interprètes chez les autres peuples, et eux ne désiraient pas apprendre d'autres langues, trop fiers. Il en était résulté un peuple isolé, fier, nostalgique d'une grandeur passée. Mais ce peuple n'avait plus qu'une littérature agonisante, une littérature en vase clos, une poésie sans rythme.
Charles voulait apprendre, voulait communiquer, voulait savoir où il se trouvait. Il essaya d'apprendre, mais ne put que bafouiller quelques mots. Il décida alors d'établir un dictionnaire, son carnet lui servirait à cela. Il commença par dresser un inventaire des sons et une manière de les transcrire. Ce furent surtout les voyelles et les nasales qu'il étudia de près: citons
" Je garderai la lettre "a" pour le son qui se rapproche le plus du "a" français.
"ö" pour le "eu"
"i" pour le "i"
"o" pour le "o"
"ü" pour le "u" de "rue, grue, bossu..."
"â" pour les sons "en", "em", "an"... de "manger, ambassade..."
"î" pour les sons "in", "un", "im" de "imposteur, thym, Rhin, rein..."
"u" pour le son "ou"
"ô" pour le son "on" de "ongle...."
"ä" pour le son "é", "è", "ai", "ei"...
"ç" pour le son "ch" "
Charles pensait ainsi pouvoir retranscrire sans grandes trahisons la langue de ce peuple sans écriture, sans alphabet. La tâche du Français fut dure. Il s'appliqua pendant longtemps à retranscrire les mots, la grammaire, les expressions, sur son carnet, s'étonnant parfois que personne ne veuille apprendre le Français.
Enfin il fut capable de converser. Son étonnement alors grandit. Lui pour qui La Fontaine et Racine étaient des hommes de valeur, des génies, découvrait qu'il n'y avait pas de poète dans ce peuple. Il posa des questions, et on lui répondit que les légendes étaient là de tout temps, que les nouvelles légendes étaient toujours moins intéressantes que les anciennes. Seul un homme, un vieillard, semblait créer de nouveaux textes poétiques. Mais il était toujours insatisfait de se créations. Il expliqua à MacAbiaut qu'il n'arrivait pas à trouver de rythme pour dire ses textes, que la fierté de son peuple cachait en réalité une honte énorme: ils étaient maudits des muses!
Ce vieillard, qui avait pour nom Palikao, avait, durant sa jeunesse, voyagé et s'était intéressé à d'autres peuples. Il avait écouté les poètes âglosaksô, qui exportaient leur succès loin autour d'eux... Et en avait conclu l'incapacité de son peuple à élaborer une poésie forte et vivante.
Après avoir dit cela à Charles, il lui demanda s'il avait souvenir de la poésie de son peuple. Charles lui montra les livres, que ses sauveteurs avaient sauvés en même temps que lui. La lecture que Charles fit de ces poésies, et de quelque tirades raciniennes, firent fondre en larme Palikao. "Je ne comprend pas, mais c'est ce rythme qu'il nous faut." Le soir même, il réunit tout le village pour une audition publique.
Charles écrit dans son carnet que de ce jour date la création d'un nouveau peuple. Les indigènes ressentirent ce soir là qu'ils ne pouvaient être des hommes s'ils n'avaient pas de poésie. Ils adoptèrent le rythme et l'accentuation française, en allongeant les dernières syllabes des mots, en tentant d'adoucir l'accentuation des premières syllabes... Tous se mirent à parler "à la française" et dès le lendemain, le premier poème naquit. MacAbiaut, l'Envoyé, le retranscrit dans son carnet:
"Säpürzôglöträodädiâlöroniks
Lâgoasösöminüisutiîlâpadofor
Mîrävöväspäralbrüläparlöfäniks
Könörököiöpadösinärärâfor."
Mac en fait une analyse succincte: pour lui ce poème glorifie l'envoi de la poésie aux hommes et rend grâce aux Dieux.
Le Français enseigna ensuite des règles de versification plus complexes, et leur fit découvrir le sonnet, merveille parmi les merveilles. Puis il entreprit d'apprendre à écrire à certains. Ce fut long et difficile, mais il réussit. Il fut plus facile de se procurer du papier chinois. Et la première Encyclopédie Poétique fut mise en chantier.
Le carnet de MacAbiaut se termine peu après. Une feuille a été collée, où Charles écrit à sa femme:
" Agnès, je vais bientôt quitter ce monde. Ne m'en veut pas d'avoir vécu loin de toi si longtemps, alors que j'aurais pu revenir en France. J'ai mieux vécu ici, à enseigner la poésie et découvrir une poésie nouvelle, qu'en France, à servir un roi ingrat.
C'est trois ans plus tard qu'Agnès de MacAbiaut, entre temps devenue duchesse de Simoneuse -elle s'était remariée avec le cousin du "meurtrier" de Charles, qui avait hérité du titre de duc de Simoneuse lors de la déchéance de son cousin lors de son procès en traîtrise, mais tout cela est une autre affaire, la première enquête de Sophie de MacAbiaut, fille aînée de Charles-, reçut le carnet de son mari. Elle ne sut jamais si ce carnet était de sa main ou de celle d'un faussaire génial et doté d'une imagination débordante.
Sophie de MacAbiaut a rédigé quelques pages à ce sujet: selon elle, le carnet avait voyagé de mains en mains depuis le pays des Makabio. Le carnet avait été remis à une caravane, qui s'était arrêtée dans ce territoire ouvert depuis peu au commerce, territoire prospère et lieu de repos, où l'on pouvait, des soirées durant, entendre des contes exotiques dans de nombreuses langues du monde, où l'on pouvait écouter, nostalgique, la poésie de son peuple récitée avec âme et talent. Sophie avait entendu dire que c'était l'auteur de ce carnet qui avait réussi à changer ce peuple, à faire de ces fiers embastillés de prospères et curieux conteurs. La caravane avait poursuivi son voyage jusqu'en Perse, où une autre l'avait relayée, le carnet précieusement gardé par des marchands arabes "pour qui contes et poèmes sont le sel de la vie". Son histoire devient plus trouble ensuite, jusqu'à ce qu'il refasse surface chez les MacAbiaut de France.
Je ne savais que penser. J'avais lu d'une traite le carnet, et j'étais redescendu dans les archives des McAbiaut pour lire le rapport de Sophie. Il faisait maintenant nuit noire, mais l'aube ne tarderait plus. Je sortis un instant. L'Ecosse était recouverte de neige fraîche. Après avoir longuement respiré, je rentrai et cherchai, dans les couloirs du manoir, un portrait de Charles de MacAbiaut. Il était dans la bibliothèque. Assis, en costume militaire, il semblait perdu dans la lecture d'Andromaque, Acte III scène 8:
" Sôjö sôjö Säfiz a sätö nüi krüäl
Ki fü pur tu î Pöpl ünö nüi ätärnäl"
© Baptiste Coulmont, 1995
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