"L'idée qui soutient [les romans d'espionnage], c'est que, d'une certaine façon, il existe deux Histoires: une Histoire "blanche", comme on l'écrirait pour des enfants impressionnables, et où, hormis un écart de conduite accidentel, les hommes d'Etat de la planète pratiquent un jeu d'une totale limpidité, et une histoire "noire" tissée de fourberies grossières et de ruses basses et sans retenues." John Le Carré.
"Pour un mensonge, il faut être deux, un qui ment et l'autre qui écoute." Omer Simpson.
La mort de Stéphane Guyard, directeur de l'Ecole Normale Supérieure, n'avait rien de naturel. Une balayeuse l'avait retrouvé dans son bureau, à 7 heures du matin, déjà froid. Scientifique (physicien), Guyard avait été nommé directeur de l'Ecole Normale à la mort, dans des circonstances douteuses, de son prédécesseur, un littéraire. Guyard avait, au long de son mandat, oeuvré en faveur d'une plus large reconnaissance de l'Ecole dans le milieu universitaire français.
Mais voici qu'il avait été assassiné. Le commissaire Péroc, informé par le concierge du 45 rue d'Ulm, fut sur les lieux quelques minutes plus tard. Il savait qu'il allait devoir faire vite: les journalistes allaient "infailliblement" rapprocher cet assassinat de la mort de... du précédent, Péroc ne se souvenait plus de son nom. Il sentait venir la procédure d'étouffement, la troisième depuis un an. Dans le cinquième arrondissement habitaient "trop" de ministres et leurs familles, pensait Péroc. Passe encore que l'on étouffe la défenestration (suicide) de la maîtresse d'un ministre, mais les limites sont atteintes, et dépassées, quand l'opération d'étouffement est mise en oeuvre dans un cas où les personnes sont totalement responsables. Ici, le cas était encore différent: il serait impossible, pensait Péroc, d'empêcher la presse de s'intéresser à la disparition du directeur d'une des plus grandes Ecoles françaises... Et la famille de Guyard, s'il en avait une (Péroc n'en savait rien), n'avait aucune raison d'étouffer l'affaire, au contraire, toute la lumière devait être faite...
Mais alors, pourquoi Péroc avait cet étrange pressentiment? Peut-être était-il du au fait que l'incendie qui avait ravagé une partie du toit de l'Ecole Normale Supérieure n'avait toujours pas été élucidé: crime ou accident?
Il fut accueilli par le concierge et la femme de ménage, qui lui dirent que les médecins légistes étaient déjà là, qu'ils leur avaient conseillé d'attendre le commissaire. "LES médecins légistes" pensait Péroc, "depuis quand y-a-t il des médecins légistes... Et puis, qui les a prévenus??? Comment ont-ils pu arriver si vite?"
Un groupe d'homme sortit alors du bâtiment. "C'est pas des policiers! Putain, c'est des militaires!" Le plus gradé apparemment vint parler à Péroc:
"Vous êtes désaisis, ordre du président."
Christophe MacAbiaut avait toujours été en marge. Ce phénomène n'avait cessé de s'accentuer au long de sa jeune carrière (il avait 21 ans). Il n'avait aucun statut officiel, il se disait lui-même détective-agent-secret, comme pour souligner que le statut changeait de toute façon avec l'employeur. Il savait qu'ils étaient peu nombreux dans son cas, dans cette "situation", peu à connaître cette liberté et cette précarité, peu à avoir cette capacité à résoudre ce qui s'apparentait parfois à une équation... Mac faisait partie d'un corps d'élite, et il se demandait parfois s'il n'en était pas le seul membre.
Il fut contacté le matin du 26 septembre 1995, le lendemain de la mort de Guyard. Il ne savait pas qui l'avait contacté, mais il connaissait son ordre de mission: "déterminer l'assassin de Guyard". Dans le jargon des membres de ce qu'il serait possible d'appeler la confrérie des détectives-agents- secrets, "déterminer" était lourd de sens. Cela voulait à la fois dire "retrouver", mais aussi "éliminer" (si besoin était)... MacAbiaut se doutait des raisons qui avaient fait qu'il avait été choisi: l'année dernière, il avait "déterminé" l'assassin de Mallé, professeur de mathématique spéciales au Lycée Wallon de Valenciennes. MacAbiaut s'en était sorti avec brio. Et la nouvelle mission semblait être la suite logique de la précédente: tout se passait comme s'il avait intégré l'Ecole Normale Supérieure...
Il pleuvait, ça faisait un mois qu'il pleuvait. Un mois qu'il tournait en rond, la pluie ayant interrompu certaines de ses activités. Il se trouvait dans la cour d'entrée de l'Ecole. Il y voyait l'antichambre idéale pour un crime. D'aussi loin qu'il se souvienne, il avait toujours éprouvé envers les crimes comme une attirance, surtout quand il faisait abstraction de la peine des proches, quand il arrivait à tout abstraire pour ne garder que des "formes" et des "relations". Les crimes, enfin ceux auxquels il était confronté, mêlaient de nombreux intérêts: ceux des criminels, à toujours prendre en compte, ceux de la victime, et enfin ceux des personnes qui employaient le détective; il en oublia presque son propre intérêt. Son intérêt ou son secret? Petit, il voulait être écrivain, mais il avait trop d'imagination et, s'il avait plaisir à commencer une histoire, il avait un mal énorme à la finir, à trouver une conclusion, à faire en sorte que tous les éléments s'ordonnent... Cela l'avait poussé à faire ce qu'il faisait: il concevait sa vie comme un roman policier, genre qu'il adorait, mais comme un roman policier d'un type spécial, en quelque sorte comme un sous-genre: alors qu'il n'y avait pas plus réel que le monde dans lequel il vivait, les intrigues qui s'y déroulaient semblaient étrangères.
Jack Lattemanne vint à lui, cligna grossièrement de l'oeil pour lui montrer qu'il était dans le secret des dieux, qu'il savait qui était cet adolescent attardé, légèrement voûté, aux bras trop longs, -et à l'oeil torve, avait ajouté MacAbiaut quand, un jour, on lui avait demandé de se décrire, dans une de ces rédactions, de ces "compositions françaises", qu'il n'arrivait jamais à terminer de manière cohérente, qui finissaient immanquablement par faire intervenir monstres et princesses à délivrer, comme pour se délivrer lui même du dragon de son imagination... Lattemanne était depuis hier vizir à la place du vizir. De directeur adjoint, il était devenu directeur à part entière, mais de façon temporaire, jusqu'à ce que le décret paraisse.
"Bonjour monsieur MacAbiaut... Je crois que vous êtes au courant de la situation... C'est embarrassant pour l'Ecole. Dès demain, la mort de Guyard sera rendue publique. Suivez-moi... La réunion des conscrits va commencer, vous allez y assister. Vous serez conscrit à l'Ecole le temps de résoudre votre enquête. Ca peut vous aider je ne sais pas..."
Lattemanne lui remit une fiche qui expliquait quelle serait son nouveau statut. A voir ce bristol, Mac reconnut la marque distinctive des services de la présidence: une couverture parfaite, économique -un maximum d'information pour un risque minimum-, mais comme d'habitude inadaptée. Mac s'en rendrait compte assez vite. Il entra dans le grand amphithéâtre un peu avant Lattemanne, qui commença son discours par l'annonce de la mort de Guyard. Alors que Guyard était un petit sec barbu, Lattemanne était un grand gros chauve qui ressemblait un peu à un présentateur de télévision qui se serait spécialisé dans les enterrements de rois, mais qui parlait du nez. Son prénom, Jack, lui venait de sa mère -il n'en avait jamais dit plus. Son père avait été physicien, mais qui donc s'en souvenait hors de la communauté formée par les physiciens de la rue d'Ulm et les historiens recroquevillés sur une érudition maniaque. Christophe MacAbiaut avait pu se renseigner sur Lattemanne avant de venir Rue D'Ulm. Il lui vint alors à l'esprit une de ces réflexions idiotes qu'il adorait développer en rêvant, le soir: "la vie ressemble à un roman à clé, mais on n'a pas les clés. C'est pour ça qu'on la nomme la réalité: c'est un joli mot qui va à ravir à la chose, mais on n'en sait pas plus. Mais dès qu'on voit les clés, dès qu'on commence à savoir qu'il y en a, alors cet aspect -il avait une envie furieuse de souligner ce mot dans sa pensée : "cet aspect" - s'évanouit, et on se trouve devant une fiction..."
Mac n'avait encore aucune idée de ce que pouvait bien signifier ces réflexions, mais il se dit que c'était toujours déjà ça de pensé, que ça ferait un beau paragraphe dans ses Mémoires.
Après Lattemanne parlèrent les différents directeurs des départements de l'ENS.
"Salut, moi c'est Anne.
-Moi, c'est Christophe.
-On va être un an voisins... T'as rien ramené? continua-t-elle en jetant un regard dans la chambre de Mac.
-Non, j'ai tout laissé à l'hôtel."
Mac avait été pris de court par sa couverture, il n'avait pas prévu d'être conscrit à part entière, de devoir dormir "sur le site d'Ulm" et avait laissé ses vêtements et ses accessoires d'Agent-secret chez lui. Prétendument "à l'hôtel", sa couverture: élève en provenance de l'étranger, absent des statistiques officielles pour d'obscures raisons de minitel... Ca a l'air "beurk" comme couverture, mais c'était loin de l'être: depuis longtemps déjà, les couvertures, même les plus perfectionnées, se détectent en moins de deux minutes d'interrogatoire, alors il fallait savoir inventer très vite et ne jamais se couper, mentir dans la plus grande cohérence possible. Mais de toute façon, on finit toujours par s'emmêler les pinceaux... Mac et Anne n'eurent pas le temps de parler longtemps dans les couloirs de l'internat, que, déjà des élèves plus âgés parcouraient les couloirs pour appeler les conscrits au "pot". Mac savait que le "pot" désignait la cantine de l'ENS, il avait lu Rue d'Ulm d'Alain Peyrefitte. Au pot, les conscrits eurent droit au discours d'un obscur délégué, chargé de leur expliquer les subtilités du "Mégathérium", le voyage d'intégration de l'Ecole normale supérieure. Le voyage aurait lieu dans quelques jours, et Mac pensait bien en avoir fini avec cette affaire d'ici là. Des pistes commençaient à apparaître
En premier lieu, Christophe commença par ne rien négliger: tout le monde pouvait être coupable: depuis celui qui l'avait choisi pour ce travail jusqu'à Monsieur N'importe-Qui. Mac avait une tendresse particulière pour Lattemanne: "Il est peut-être complètement cinglé, il a peut être liquidé Guyard qui tardait à lui laisser sa place..." Mais il pensait aussi que Guyard avait peut-être été victime d'un crime crapuleux, un crime peut-être en relation avec ce mystérieux incendie... "Il faudrait que je consulte les rapports de police..." Mais avant tout, Mac se faisait sa petite idée: "C'est quelqu'un de l'Ecole, j'en mettrais ma main à couper"
"AAAAIIIIIEEE!!!!!" Mac venait de recevoir de l'acide ou de l'eau bouillante sur la main. Réflexion faite, ce n'était que de l'eau froide, mais sur le coup, ç'avait fait très mal. Il avait crié si fort - il avait toujours eu du mal à se contrôler-, que le délégué avait cessé de parler et que tout les regards convergeaient maintenant vers le trouble-fête. Tout le monde pouvait voir ce grand dadais essayer de sourire bêtement -un don inné chez lui- et d'expliquer honteusement par gestes ce qui venait de lui arriver: il avait raté sa bouche et le verre lui était tombé sur le bras. Une partie de l'assemblée étouffait très mal un fou rire. Le délégué ne trouvait plus rien à dire, lui qui peu auparavant encore était lancé dans une tirade sur le rôle de l'Ecole dans la formation d'un esprit équilibré et patati et patata: il avait appris, en khâgne à parler en long et en large, mais l'à-propos lui était étranger...
Ils finirent par manger, c'était quand même pour cela qu'ils étaient rassemblés au pot. L'après-midi s'écoula pour les conscrits en une visite de l'Ecole. Mac en profita pour s'éclipser. Il se rendit au commissariat du cinquième arrondissement.
Le commissaire Péroc était enragé: jamais on ne lui avait ôté une affaire des mains. Si, une fois on avait essayé, et il avait réussi à pénétrer dans le bureau du ministre pour savoir pourquoi. Ca n'avait pas été facile du tout, mais il été arrivé à ses fins: "on" ne lui avait rien expliqué du tout, on lui avait rendu son affaire. Mais là, à peine était il arrivé Place Bauveau qu'il fut entouré d'un groupe d'officier des renseignements généraux: "C'est vraiment fini Péroc, lui dit l'un d'entre eux, fini fini fini. Tu vas pas nous refaire un petit caca nerveux. Pas de ministre aujourd'hui."
Il n'insista pas: si les R.G. couvraient les militaires qu'il avait vu sortir du 45, rue d'Ulm, ça devait être très sérieux. Mais l'officier qui venait de parler continua:
"T'as même droit à des vacances. Allez, te plains pas..."
Péroc sourit: il n'avait pas pu partir en vacances cette année: le jour du départ, une bombe avait explosé dans le R.E.R. et les services de police avaient été sur le qui-vive tout l'été. Il allait pouvoir partir retrouver sa femme, en vacances jusqu'au 15 Octobre. Mais non, ça n'allait pas: qui allait s'occuper des petites... "Merde..."
Il faisait un peu de rangement dans son bureau quand Lamouque ouvrit la porte -après avoir frappé:
"J'cros qu'ch'est pour vous, M'siöl'commisère".
Péroc se dit que la langue française était décidément une belle langue, mais ne put poursuivre plus loin cette réflexion qui menaçait pourtant d'être passionnante: MacAbiaut entra.
" Bonjour Monsieur le commissaire, je suis Christophe MacAbiaut. Je crois que vous avez des informations qui pourraient m'être utiles: je travaille, seul, sur l'affaire du meurtre de la rue d'Ulm, mais je n'ai pas encore eu accès au dossier de police...
- Et je devrais te le montrer, p'têt?
- Vous ne comprenez pas la situation: je suis mandaté par la présidence de la République.
- Mon Cul! Les Renseignements Généraux s'en chargent, et la moyenne d'age est de plus de 30 ans, pas de 17, ducon!
- Voici ma carte:
A l'arrière était apposée la marque infalsifiable de la présidence de la République. Le détecteur l'avait déclarée bonne, c'est pour cela que Lamouque l'avait laissé entré. Mais qui donc est-ce? se demandait Péroc
J'ai écrit un peu plus haut que Mac était jeune au moment des faits, jeune, mais expérimenté, puisqu'il avait résolu plusieurs affaires. En fait, il avait commencé très jeune, puisque c'est à l'age où les enfants sont en quatrième qu'il avait commencé à résoudre des "affaires". Mais il était en train de se demander s'il n'en avait pas imaginé une grande partie, s'il n'en avait pas rêvé la majorité... Non, ce n'est pas possible, sinon comment expliquer que le président de la République lui-même fasse appel à ses services?
Il était indéniable que Mac était bien détective, et Agent-secret, aussi. De cela, il en était sur. Mais il était beaucoup moins assuré de ses capacités à résoudre une affaire criminelle. Il se rendait compte que ce cas serait beaucoup plus difficile à solutionner que les précédents... Il n'avait pas l'habitude de devoir faire des démarches pour étudier une situation dans tous ses détails, avant, ça venait tout seul, se disait-il. En fait, Mac n'avait pas l'habitude de se heurter au monde réel. Il pensait même que ce monde n'existait pas, qu'il n'était que l'un des envers de ce qu'on appelle la fiction.
Mais le commissaire Péroc avait accepté sa carte: tout de suite, il se détendit. D'ailleurs, tous deux se détendirent. La conversation fut immédiatement plus cordiale. Péroc, une fois compris que Mac n'était ni un jeune con -quoi qu'il en ai l'air, l'allure, les habits et les habitudes- ni un membre des Renseignements généraux, lui montra le dossier, ou plutôt le squelette de dossier: le meurtre avait à peine été découvert qu'il avait été "retiré", tout se passant comme si le cadavre de Guyard n'avait fait qu'une brève apparition dans le réel, avant de s'évanouir dans les brumes qui forment le territoire habituel des services de renseignements. Mais Guyard était bel et bien mort. La femme de ménage -technicienne de surface avait elle précisé au téléphone- avait décrit le cadavre: strangulation, mais le meurtrier s'était acharné sur Guyard... Il y avait peu d'élément permettant de faire démarrer une enquête sérieuse. Mac venait de prendre conscience qu'il ne savait encore rien, qu'il n'avait même pas une piste, rien de rien.
Mac se trouvait aux prises avec une crise de confiance, doublée et renforcée par une crise d'adolescence: ça doit être passager, j'en ai jamais eu avant. Mais cette dernière réflexion lui ouvrit l'esprit: ça fait quand même beaucoup de sentiments nouveaux depuis ce matin. Il chercha dans sa mémoire, pour trouver une autre période de sa vie où il aurait été si désemparé, mais n'en trouva pas, même il avait du mal à trouver un souvenir. Il se redressa: assis, il avait toujours tendance à s'affaisser, et il devait persuader Péroc de l'aider: Mac était désormais sur de ne pouvoir trouver l'assassin seul.
Face à Mac, Péroc eut l'étrange sentiment de voir un homme se décomposer. Ils s'étaient tus après avoir examiné le squelette de dossier, Péroc en avait profité pour examiner le jeune homme qu'il avait devant lui. Il l'avait vu perdre confiance, douter de son existence-même. Péroc ne croyait pas à ce qu'il voyait: il ne comprenait même pas à ce que lui disait son cerveau, "comment peut-on douter de son existence-même, j'ai tendance à me dire n'importe quoi". Et pourtant, il ne parvenait pas à s'ôter cette idée de l'esprit.
"Vous devriez vous reposer.
- Ca va malheureusement pas être possible: on compte sur moi pour résoudre cette affaire.
- Visiblement, les renseignements militaires et les R.G. sont sur le coup, vous êtes de trop...
- Je vais prendre une aspirine, faire le point et je reviendrai bientôt."
Christophe rentra rue d'Ulm, se coucha sur le matelas nu de sa chambre et dormit jusqu'au lendemain. Les coups qu'Anne frappa à la porte pour le prévenir du pot du soir ne le réveillèrent même pas.
C'est de très bonne humeur que Christophe se réveilla très tôt le lendemain matin. Il avait pris conscience des changements. Il allait devoir s'intéresser aux problèmes concrets: comment allait-il vivre, que ferait-il après avoir solutionné cette affaire, si jamais il y arrivait... Il était trop tôt pour aller voir le secrétariat et régler les problèmes que son "admission" à l'ENS allaient poser -puisqu'il venait de prendre conscience qu'il vivait dans un monde réel, il allait sûrement se heurter à des problèmes réels-; alors il alla faire un tour dans la salle de musculation: "j'me sens mou, et mes crises de confiance viennent sans doute de là, alors allons faire un peu de sport."
Il eut beaucoup de chance de trouver la salle de musculation ouverte. Ceci ne se reproduirait plus jamais dans l'année, et quand il voudrait soulever de la fonte, il devrait souvent y renoncer...
Quelques heures plus tard, l'ENS se levait pour son premier petit-déjeuner, mais seul Christophe était vraiment réveillé. Nombreux étaient ceux qui avaient profité de la veille pour faire connaissance: les "turnes" avaient été les lieux de longues et joyeuses discussions. Avaient été préférées les turnes dont les propriétaires avaient pensé à amener une chaîne hifi. D'autres, et parmi ces gens il n'était pas possible de distinguer les "provinciaux" des "parisiens" -à savoir ceux qui avaient fait leurs années de préparation en province ou à Paris- étaient sortis dans Paris, vers les cafés du cinquième arrondissement. Mais tous ces gens avaient du se lever trop tôt le lendemain matin à leur goût, et tous étaient fatigués, tous sauf Christophe, maintenant bien réveillé.
Il déjeunait copieusement d'un café suivi d'un bol de chocolat chaud, sans compter de nombreuses tartines, quand Anne arriva, apparemment bien réveillée elle aussi.
"T'étais où hier? Non, me le dit pas, je suis trop curieuse. N'empêche, t'es quand même mystérieux. Mais j'parie qu'tu sais pas ce qui se raconte! Il parait que le directeur n'est pas mort naturellement, il a été assassiné...
- Aurait été..., précisa un nouveau venu, petit, brun, avec de gros yeux.
- Christophe, je te présente Julien."
Cette nouvelle n'avait pas surpris Mac outre mesure, même: il s'y attendait et voyait venir ce genre de phénomène depuis ce matin: pour la première fois, il aurait à résoudre une enquête dans un monde de réalité, dans un monde qui n'était pas régi par un complot mondial, mais par l'interaction d'une infinité -ou presque- d'agents sociaux autonomes mais interdépendants. D'autant plus interdépendants que ceux à qui Mac allait être confronté se trouvaient pour la plus grande partie dans les quelques couloirs qui ont pour nom Ecole Normale Supérieure.
Mac se demandait si il ne pourrait pas demander de l'aide à quelques conscrits, mais il devait d'abord s'assurer de la justesse des idées qu'il avait eu pendant son sommeil. Il avait une grande et longue journée devant lui. Alors qu'Anne et les autres allaient subir d'affreux -pour ne pas dire chiants- et chiants -pourquoi ne pas le dire?- exposés des directeurs de départements, Mac allait essayer de progresser dans une affaire qu'il sentait devenir très touffue. Il commença par le bureau de Guyard.
C'était la première fois que Mac partait véritablement à la recherche aux indices. Il espérait que le bureau de Guyard allait lui révéler les tenants et les aboutissants de cette affaire.
C'était un beau bureau, au premier étage de l'Ecole normale, mais le trait le plus étonnant de ce bureau était la perspective inattendue que la fenêtre donnait sur le Panthéon. La première réaction de Mac fut de penser à une faille spatio-temporelle, la deuxième fut de se traiter de crétin et la troisième fut de chercher comment cela était possible, comment pouvait-on voir le Panthéon sous cet angle en se trouvant Rue d'Ulm. Mais pour que les lecteurs comprennent, un petit cours de géographie est nécessaire.
L'Ecole Normale Supérieure est l'un des sommets du triangle qui la lie à la Sorbonne (ou au lycée Louis-le-Grand, ou encore au Collège de France) et au lycée Henri IV. Le Panthéon se dresse lourdement au centre de ce triangle, le cul tourné vers Henri IV, la gueule vers la rue Soufflot et le jardin du Luxembourg. Où que l'on se trouve Rue d'Ulm, on ne voyait jamais du Panthéon qu'un de ses cotés.
Mais pas depuis le bureau de Guyard!
Toutefois, il n'est pas non plus possible de prétendre qu'on le voyait de face; mais il y a un peu de cela. Ce phénomène optique troublant, mais facilement compréhensible, faisait du bureau de Guyard un lieu étrange, comme plongé dans une faille spatio-temporelle. "C'est dommage qu'elles n'existent pas, sinon il aurait été possible d'accuser les martiens, et mon enquête serait terminée..."
Dans le bureau de Guyard, plus précisément sur le bureau de Guyard, Mac commença par jeter quelques coups d'oeil. En premier lieu, une couche supérieure de paperasses, de lettres de toute sorte... Mac fut étonné par certaines lettres: une lettre de Wora Nang, membre du jury d'histoire en section A/L, qui se plaignait des lettres d'injures que certains candidats malheureux lui avaient envoyé, du style :"SALE ***, tu vas PAYER!!"; une autre, signée par le malheureux et pitoyable tandem Rener et Boyaux, qui prétendaient faire l'objet d'un harcèlement téléphonique auquel s'ajoutaient des menaces précises; un fax de Monsieur L. Schwartz, examinateur en C/S, qui reproduisait une facture de garagiste et une lettre anonyme, enfin pas si anonyme que ça puisque les pneus crevés étaient revendiqués par le "C.P.C.".
En second lieu, un assortiment de crayons de toute sorte: crayons de bois -que certains nomment "crayon de papier", ou "crayon à papier, comme s'il y avait des crayons à métal, et dans la catégorie des crayons à métal, des crayons à nickel!!!- de toutes les couleurs et de toutes les tailles, stylos à plume -du " Monoprix Chevignon" au Mont-Blanc-, stylos bille, feutres, fusains...
Visiblement, les renseignements généraux, ou les militaires, je ne sais pas, n'avaient pas eu le temps de fouiller le bureau, juste celui d'enlever le corps -Guyard n'avait pas de famille: ni frères, ni soeurs, ni cousins, ni petits-cousins, il était issu du mariage de deux enfants uniques eux-mêmes fils et fille d'enfants uniques, Guyard ne s'était jamais marié, on ne lui connaissait pas d'amis proches en France ( Entre parenthèses, c'est pour cette raison qu'il avait été nommé directeur de l'Ecole Normale Supérieur: incorruptible et sans prises pour les maîtres-chanteurs; "c'est peut-être pour cette raison qu'il avait été assassiné", se dit Christophe ). Mais il ne restait de toute façon rien à exploiter dans ce bureau. Néanmoins Mac désirait encore rester seul à méditer, et le bureau d'un mort lui semblait un bon lieu. Toutefois il ne resta pas seul longtemps.
"Mais il est con, il a brisé les scellés! s'écria Julien.
- Tu vois, je te l'avais bien dit, c'est un policier! jubilait Anne.
- Non, je ne suis pas tout à fait un policier, je travaille seul. Je n'avais pas l'intention de révéler ma véritable identité, mais de toute façon rien ne va comme d'habitude. C'est sûrement le climat de l'Ecole. J'ai l'impression qu'il est impossible de garder quelque chose secret longtemps.
- Tout se passe comme si... les secrets éclataient à mesure qu'ils touchent l'Ecole Normale Supérieure, ouai, j'ai eu la même impression, dit Anne, ce qui ne l'empêchait pas de jubiler.
- Je vais avoir besoin de vous pour résoudre cette affaire.
- C'est marrant, mais cette scène: le héros abattu, la fille et le garçon qui lui viennent en aide, c'est exactement la scène d'ouverture des "Quatre Fantastiques" dans Marvel Comics -numéro 742, juillet 1965 pour être précis-, sentença Julien."
A peu près au même moment, Péroc fut réveillé par la sonnerie du téléphone: "M'siöl'comiçèrr s'cuzé moi d'voudérangé, méya déjournaliss...": la presse avait été prévenue des rumeurs concernant la mort de Guyard. Péroc dit à Lamouque de les faire patienter, qu'il venait tout de suite.
Il était content, heureux. La procédure d'étouffement avait échoué. Il ne savait pas d'où venait la fuite, mais il remerciait intérieurement le responsable. Avec un peu de chance et beaucoup d'adresse, il arriverait peut-être à retourner la situation à son profit: laisser entendre qu'il s'agissait d'un meurtre et rejeter l'origine de la procédure d'étouffement sur les Renseignements Généraux tout en émettant l'hypothèse de leur incapacité à résoudre l'affaire pour des raisons X ou Y. Ca n'allait pas être facile! Péroc avait oublié qu'il était en vacances-forcées.
" Messieurs, un peu de calme, je ne ferai pas de déclaration.
- Deux mots m'sieur le Commissaire, est-ce que les rumeurs sont fondées?
- Je ne suis pas habilité -beurk j'aurai du trouver un autre mot, se dit le commissaire- à vous répondre, je vous recommande de vous adresser au cinquième bureau de la Place Beauveau, troisième section.
- Par qui Stéphane Guyard a-t-il été assassiné, Monsieur le commissaire?
- ..."
Péroc était fier de son silence final. Il est très difficile de faire un bon silence, un silence éloquent. Pasqua y arrive bien. Péroc avait inconsciemment essayé d'imiter Pasqua. Et l'image revint dans les commentaires des journaux radios: on savait que Pasqua et Péroc avaient eu un accrochage qui avait tourné en faveur de Péroc, et que depuis ce temps, Pasqua, bon joueur, avait suivi de près la carrière de Péroc.
Dans le bureau de Guyard, les choses commençaient à s'organiser. Mais Mac n'était pas sur de la marche à suivre. Il n'était pas certain de tenir le bon bout de l'enquête. Néanmoins, à cet instant existaient pour lui plusieurs pistes:
-en premier lieu un vol qui aurait mal tourné: une personne s'est introduit dans l'ENS et Guyard la découvre en train de dérober quelque chose dans son bureau. Mais c'est peu probable: l'Ecole était en pré-rentrée et de nombreuses personnes s'y trouvaient. Or ce genre de voleur préfère les appartements vides.
-en second lieu un crime d'intérêt: à la question "à qui profite le crime?" n'importe qui peut dire: Lattemanne. Il est devenu directeur temporaire et sera officialisé directeur dans peu de temps. Les soupçons d'un ministre ou même du président pourraient expliquer la tentative d'étouffement de l'affaire et le fait qu'on la confie à une espèce de cinglé. Mais Lattemanne semble être incapable d'un crime, c'est quelqu'un qui, de toute façon aurait fini par devenir directeur... Il n'avait pas intérêt à précipiter les choses...
-en troisième lieu une vengeance: un des candidats malheureux, de l'espèce qui écrit des lettres de menaces au jury ou qui envoie un fax au ministre de l'Education en demandant une place à l'Ecole... ou alors un groupe de défense universitaire, des anciens maoïstes tendance Khmers rouges, qui voient dans l'ENS une insulte à leurs idées... c'est cette possibilité que Mac pensait être la plus crédible, mais cela supposait en partie qu'il existe un complot, or il ne voulait plus réfléchir sur la base du complot, il refusait de croire que le monde soit une trame de complots.
Mais ce que lui dirent Anne et Julien le rassura: les normaliens et plus largement les universitaires s'organisaient souvent, très souvent même, en associations d'entraide, associations plus ou moins secrètes et officieuses, qui avaient vite fait de devenir comploteuses: les universités françaises sont des tombeaux d'aristocraties. En général, c'était par un duel non violent qu'étaient réglés les conflits: un amphithéâtre était choisi, qui servait de lieu de combat. Puisqu'en règle générale les duellistes étaient d'une spécialité très proche -mathématiques des courbures mécanico-différentielles, les théorèmes de Ricard-Banach dans la topométrie, physique des fluido-sphères, le combat de coqs en Bretagne inférieure, le marché du livre philosophique en France depuis 1945, Heidegger et la doctrine des historiales-mondoïques... - un arbitre était choisi qui n'appartenait à aucune faction et qui demandait aux deux universitaires un rapport -qui en général comportait deux section: la première consistait en un exposé pro-domo, la seconde en un recueil d'injures, de médisances, de calomnies, de ragots, d'atteintes à la vie privée...-, rapport qui permettait d'organiser une joute. Cette joute était l'épreuve reine du combat: un affrontement en règle, le seul moment où les deux combattants s'affrontaient sans intermédiaires. Pour donner un ordre de comparaison, cela s'apparente moins à une soutenance de thèse qu'à un oral d'agrégation, mais où deux candidats se font face. Les sujets d'affrontement sont en général choisis dans les bases de la spécialité des combattants, mais en dehors du thème qui a donné lieu à la discorde. Pour donner un exemple célèbre, le plus célèbre peut-être: Philippe Maury et Béatrice Panissoles étaient les deux seuls spécialistes français du combat de coq en Bretagne inférieure. L'un des deux allait être chargé de la rédaction de l'article "Combats de coqs en Bretagne inférieure" pour l'Encyclopaedia Universalis, article qui faciliterait leur nomination dans une fac parisienne. Mais tous deux postulaient. Ils firent jouer du mieux qu'ils purent leur relations, ce qui en général suffisait, mais ce cas devenait inextricable au fur et à mesure que le temps passait. Les deux opposant firent alors appel au "grand- maître", en l'occurrence Emmanuel Le Roy Ladurie, pour qu'il organise une joute. Les rapports, conservés à la bibliothèque secrète de France, dans la crypte du Collège de France, sont parmi les plus odieux jamais rédigés: Maury et Panissoles n'étaient pas seulement opposants, mais aussi anciens amants et Panissoles avait été l'élève de Maury. Les pires calomnies furent donc publiées, mais gardées secrètes. Ladurie choisit lui même le sujet de joute: les origines celtiques et indo-européennes des combats de coqs, l'arbitre de cette joute fut le grand spécialiste mondial de la spécialité, Sir Alfred McLegh, francophile.
Anne et Julien, étaient issus de deux familles d'universitaires, qui les avaient initiés aux secrets de leur profession, sans doute le secret le mieux gardé. S'ils l'avaient livré à Mac, c'est que le meurtre de Guyard avait transgressé une des interdictions les plus strictes: jamais de morts.
Mac commençait à comprendre qui l'avait engagé...
Sortir de l'Ecole Normale Supérieure ne fut pas facile: les curieux et les journalistes se relayaient pour rendre quasiment impossible une sortie dans le calme. Ce genre d'attroupement était vraiment étrange: jamais personne n'aurait pensé que l'ENS pouvait assez intéresser les gens pour qu'un attroupement se produise. Le concierge était dépassé: il avait l'habitude de laisser les portes ouvertes, de laisser passer tout le monde. Et là, il avait reçu l'ordre de contrôler les entrants. Mais les conscrits n'étaient pas encore munis de leur carte de normalien... Dépassé, vraiment dépassé: certaines listes même n'étaient pas à jour... Par exemple, ce Francis Canne, il n'était sur aucune liste. Et merde! Allez, j'te laisse rentrer mais va pas foutre la merde! Ce concierge ne surveillait pas plus son langage que les personnes qu'il laissait entrer.
Mac devait sur le champ voir Ladurie. Julien lui dit qu'il était nécessairement au Collège de France ce matin, il préparait la leçon qu'il devait donner cet après-midi. Le Collège de France était alors en rénovation, et seule l'entrée de derrière, entre le Collège de France et le lycée Louis le Grand, était ouverte. Mac demanda le secrétariat de Le Roy Ladurie: troisième étage, porte Vasteau.
Mac s'annonça au secrétaire: Monsieur Christophe MacAbiaut, envoyé par la présidence de la République. Il dut quand même patienter. Ladurie était un jeune vieillard, un vieux encore dans la force de l'age, cheveux blanc mais une forte poigne, une voix forte et sans hésitations. "Je viens vous voir au sujet de la mort de Guyard. Je pense que vous avez demandé à ce que les polices officielles ne prennent pas en charge cette affaire. Vous ne vouliez pas que le monde universitaire français soit autopsié en public.
- Pas tout à fait. Le meurtre de Guyard n'est pas un meurtre inter-universitaire, c'est un meurtre anti-universitaire. Vous avez entendu parler du C.P.C.?
- Ceux qui ont crevé les pneus de Schwartz l'examinateur...
- Nous pensons que ce sont eux qui ont aussi tué Guyard.
- Qui "nous"?!
- Bourdieu, moi et... Roland Barthes.
- Il est mort Barthes.
- Non, c'était une couverture.
- Attendez, vous voulez dire que Roland Barthes le sémio-truc est vivant, sous une autre identité, depuis sa mort, en 1982!
- 1981, si mes souvenirs sont précis, précisa Ladurie. Il a remplacé Marcel Proust...
- Non mais tu te fous de ma gueule!!! Petit un: Proust est né en 1874, il était asthmatique et il est mort dans les années vingt. Petit deux ni Proust ni Barthes n'étaient universitaires comme vous l'êtes, à savoir Normalien et autres titres...
- Calmez-vous! Petit un: Proust est mort à 106 ans et petit deux: le capitolaire ne peut en aucun cas être normalien. Il faut que je vous explique ce qu'il en est, mais suivez moi, je vous expliquerai en route."
Alors Ladurie se leva et ouvrit la porte qui se trouvait au fond de son bureau. Elle donnait sur un escalier, qui s'enfonçait profondément, sous terre, directement dans la crypte du Collège de France.
"Nombreux sont les universitaires qui savent que je dirige la Bibliothèque secrète; mais ils le savent sans "le savoir", aurait dit Lacan -qui, entre nous, est bien mort, celui-là. C'est en réalité Roland Barthes qui dirige la Bibliothèque, aidé de Carmen Bourbaki -oui, la fille de Nicolas-, chargée de la section scientifique. Mais Barthes est aussi capitolaire de l'université française, il étudie les conditions de sa survie.
""La direction de Barthes est ultra-secrète, même Bourdieu ne le sait pas. Avec vous, et depuis la mort de Guyard, quatre personnes sont au courant. Mais un groupe, le C.P.C. est près de découvrir la réalité, du moins nous le pensons. S'ils se sont attaqués à Guyard, c'est parcequ'il représentait la clé de voûte de l'université française, à savoir la direction de l'Ecole Normale Supérieure. L'Ecole est chargé de fournir l'Arbitre à l'université. En l'occurrence, c'est moi. Mais Guyard avait un grand poids dans le milieu universitaire, et il arrivait à imposer ses idées.
- Il sera remplacé par Lattemanne...
- Quoi!!!! Mais vous n'y pensez pas! un sociologue!!! et puis quoi encore! Pourquoi croyez vous que Bourdieu ne sache pas que Barthes est vivant? Un sociologue, c'est pire qu'un journaliste, ça publie d'abord et ça réfléchit après! Si Lattemanne devient directeur de l'Ecole, il faudra le mettre au courant, et il en fera un bouquin dans lequel il expliquera les comment, les pourquoi, les interdépendances.... Vous ne pouvez pas vous imaginer le mal qu'il faut se donner pour empêcher les universitaires sociologues ou ethnologues de révéler nos petits secrets d'universitaires, parfois il faut les envoyer dans les îles Trobriand ou je ne sais où...
Voici le problème: nous pensons que le C.P.C. veut anéantir l'Ecole Normale Supérieure. Dans quel but, nous n'en avons aucune idée. J'ai fait appel à vous parceque vous êtes le mieux placé pour une enquête sous le sceau du complot. L'art avec lequel vous avez réglé l'affaire Mallé relève du génie. Mais vous avez aussi beaucoup de chance, et cela vous sera d'une grande utilité."
Mac et Ladurie marchèrent encore quelques temps, silencieusement, et finirent par trouver Barthes. Il n'avait pas l'air en grande forme, il semblait retenir avec peine ses dernières forces. Ses yeux brillaient, de fièvre en partie, mais aussi de passion, reflétaient la volonté qu'il avait de tenir en échec le C.P.C. Il prit la parole:
" Ladurie vous a sans doute fait part de sa théorie selon laquelle le C.P.C. en voudrait à l'E.N.S. Ca n'est qu'une théorie et aucun élément tangible n'est venu la confirmer, même si, je le concède, le contraire est vrai aussi. Je ne pense pas que le C.P.C. ait connaissance de la totalité de l'organisation. Je ne sais pas qui ils sont, mais c'est un acte de vengeance plus que de destruction qu'ils ont commis et qu'il vont commettre. Ils savent qu'Ulm n'est pas irremplaçable, qu'elle n'est qu'un maillon, que l'Arbitre pourrait bien sortir de Fontenay ou même de l'ENSAE dans les années à venir. Mais ils veulent montrer au monde leur conception... Il faut les arrêter parcequ'ils vont commettre de nouveaux meurtres. Nous ne pouvons pas vous aider beaucoup: vous allez devoir agir seul. Nous savions que vous apprendriez vite notre existence. Maintenant, vous en savez plus que quiconque. Et vous avez même une idée de l'état de décrépitude dans lequel nous sommes: un fantôme à moitié sénile, un historien imbus de son passé et une mathématicienne sans existence. Nous n'en avons de toute façon pas pour longtemps: les sociologues seront les prochains dirigeants: ça va commencer par Lattemanne, ça suivra par Bourdieu, et Touraine... Dans quelques années, nous seront l'objet de thèses... Le point positif dans cette prochaine Enthüllung, ce sera la publication de la suite d'A la Recherche du Temps perdu: plus de 40000 pages dactylographiées: Proust a réellement écrit jusqu'à sa mort."
Mac avait conscience de cette fin prochaine. Il se demandait en même temps pourquoi il avait été choisi, lui. Mais il ne voulait pas montrer ses inquiétudes. Il demanda néanmoins quelques précisions, que Barthes lui donna. Barthes pensait que le C.P.C. était une espèce de Comité, c'est ainsi qu'il fallait comprendre la première initiale, mais ne savait pas qui il rassemblait. Une action isolée n'était pas à rejeter. Il fallait pouvoir tout envisager, mais de cela, Mac en était déjà persuadé.
De son côté, Péroc, bien qu'en vacances officiellement, avait reprit du service. En fait, il attendait, assis, un coup de téléphone. Il s'assurait avoir toutes les chances de reprendre l'enquête, alors, il patientait, souriant, buvant ce que le commissariat recelait comme boisson: café, orangeade, et divers trucs positivement alcoolisés; fumant et grignotant, il n'avait pas pris de petit déjeuner.
Il finit par recevoir ce coup de téléphone:
" Secrétariat du ministère de l'intérieur, vous allez entrer en communication avec le ministre.
- ... (petite musique de patience)
- Allô Péroc? Ici Debré. Vous la voulez cette enquête? Et bien vous ne l'aurez pas! Un certain MacAbiaut est dessus, sur ordre de la Présidence... Mais vous êtes chargé de faire patienter les journalistes, vous avez l'air d'aimer leur parler. Au moindre écart, vous serez sanctionné, évidemment. Allez, salut, Ducon.
- Tuuuuuuuut."
Péroc était assez légèrement en colère. Il l'était même assez fortement. Il allait s'inviter à TF1 ce soir si c'est comme ça. Mais le meurtre de Guyard n'intéressait déjà plus personne, mais vraiment plus personne. En partie éméché, le commissaire se jura de finir cette enquête, même s'il devait pour cela rendre son étoile de shérif! Sur ce, il s'endormit: il n'était pas qu'en partie éméché.
Récapitulons: il est à peu de choses près midi, le 27 septembre, Mac commence à comprendre les implications du meurtre de Guyard, mais ne sait pas encore pour quelle raison il a été tué: est-ce pour exterminer l'ENS? est-ce la vengeance psychopathe d'un candidat malheureux? Quel est le mobile? Mac a besoin d'aide. Péroc semble hors service, mais peut-être se réveillera-t-il en pleine forme après avoir cuvé... ,
Retournons plutôt rue d'Ulm.
Rue d'Ulm, où un homme de ménage découvrit, vers 11heures 30, Lattemanne attaché, saucissonné même, dans son bureau, une étiquette C.P.C. collé sur son crâne bien dégarni. La nouvelle ne tarda pas à se répandre: le pot de midi allait commencer. Anne et Julien, dans un groupe de plusieurs conscrits participaient activement à une conversation animée:
" C'est quelqu'un d'Ulm; ce matin, tout le monde était contrôlé...
- Eh! j'ai pu rentrer sans rien montrer, le concierge était débordé...
- D'toute façon il y a d'autres entrées...
- Parait même que des souterrains relient hach'quatt et L2G à l'Ecole, des anciennes catacombes...
- T'as déjà vu des catacombes récentes..."
Le club spiritisme, était-il affiché à l'entrée du pot, se réunissait ce soir chambre 3082, troisième Rataud, près des toits du DMI, pour faire appel à l'esprit de Curt Cobain, mais le bruit courait déjà que c'était celui de Guyard qu'on allait essayer d'appeler, un esprit tout frais sorti du corps devait encore être dans l'Ecole...
Si l'esprit de Guyard pouvait apporter une solution, cela aiderait assez Christophe MacAbiaut, qui ne savait pas comment analyser le ligotage - ça se dit "ligotage", hein?- de Lattemanne. Pourquoi pas un second meurtre? La personne qui s'était introduite dans l'Ecole ce matin ne pouvait pas être la même que celle qui avait tué Guyard, elle n'aurait, sinon, pas hésité à tuer Lattemanne. Mais pour en être sur, il fallait pouvoir retrouver cette personne. Elle avait laissé une signature: le fameux C.P.C.
Mac allait devoir faire preuve d'intelligence. Jusqu'ici, il avait été plutôt médiocre. Mais il commençait à voir plus clair dans cette affaire. C'est à peu près à ce moment là que je l'ai rencontré.
Rencontré n'est pas exactement le mot exact, pour être précisément précis. Je dirait plutôt retrouvé, bien que nous ne nous sommes jamais vraiment quitté de vue. Il n'est pas question ici de vous révéler ma véritable identité, il vous suffit de savoir que je suis élève à l'Ecole Normale Supérieure et que je suis les Aventures de MacAbiaut depuis plusieurs années déjà. En somme, je serais son biographe, si je n'avais tendance à romancer ses enquêtes. Mais là, il m'obligea à ne rien ajouter: seul le déroulement chronologique strict des événements est nécessaire, "j'en ferais mon rapport", me dit-il. Bien-sûr, ensuite, je pourrais revoir certains paragraphes, et choisir de publier telle version plutôt que telle autre, mais je peux vous certifier que tout s'est passé exactement comme je le raconte.
Donc, Christophe vint me voir, chambre ... "Halenson, tu vas pouvoir m'aider... [bien sur, Halenson n'est pas mon vrai nom] Je ne vois pas très clair en ce moment, et une mise en page de mon enquête pourrait m'aider."
Il me fit part des pistes qu'il commençait à explorer par l'esprit, et échafauda quelques scénarii, que je préfère taire. Il finit par y voir plus clair, et même par avoir de la situation une conception plus éloignée, plus abstraite, plus englobante. Mais arrivés là, vous vous posez nécessairement des questions, du genre:
Pourquoi Mac lui fait part du plus grand secret universitaire?
Pourquoi a-t-il toujours besoin d'aide?
Va-t-il finir par trouver un coupable?
Il y a à toutes ces questions une réponse, et même une réponse rationnelle, ce qui aurait très bien pu ne pas être le cas: Mac ne croyait pas à l'existence de ce "grand secret", de ce complot. Il avait décidé de bannir le complot de sa vision du monde. Il était trop facile, trop satisfaisant, trop économique de croire à un complot organisateur: Mac avait pris conscience que tout Protocole des Sages de Sion est un faux, un faux grossier auquel on ne demande qu'à croire. Cependant, Ladurie était peut être bien Arbitre, et encore...
Bref, Mac pensait qu'il avait été trompé. Mais quel pouvait bien être l'intérêt d'Anne et Julien? Christophe ne pouvait penser qu'ils fussent complices du meurtrier de Guyard. Mais Mac avait envie de se faire attendre, de disparaître quelques jours. Il pensait que rien ne se produirait avant le voyage d'intégration. Le "méga" est le nom argotique de ce voyage, qui a lieu quelques jours après la rentrée administrative, qui a pour but de faire se connaître les élèves entre eux. Cette année, il se déroulerait à Caen, et Mac était certain que ce lieu serait choisi par les différentes parties en présence - la "clique Ladurie", le C.P.C., le ou les meurtrier(s)- si elles devaient se manifester de nouveau.
Il me fit part de ce projet, dans lequel j'aurai, outre le rôle de mémorialiste, d'archiviste, un autre rôle à jouer. Mais il fallait que tout restât secret. Nous ne nous reverrions que lorsque tout serait fini. L'important consistait à faire se confondre les protagonistes.
Mac partit pour Caen. De mon côté, j'attendis et observai. J'étais content que Christophe soit venu me consulter. Ca n'était pas dans ses habitudes. En règles générales, je ne faisais que rédiger les enquêtes qu'une fois résolues, il archivait. Il m'avait dit que cette affaire était pour lui très importante: elle devait décider de son avenir. Mac m'avait demandé de surveiller Anne, Julien et leur bande, ce que j'accomplis avec zèle sans rien découvrir -je ne suis pas du tout, mais alors pas du tout observateur-, sinon le fait qu'ils découvraient petit à petit l'Ecole Normale Supérieure, à la manière de tout conscrit: avec un émerveillement nuancé d'un certain détachement, d'autres étaient passés par là avant eux, ils se sentaient en droit de critiquer... Rien ne semblait les distinguer des autres conscrits, dans lesquels, m'avait dit Mac, se trouvait peut-être et le meurtrier et les C.P.C.istes.
Il me faut ici signaler la méthode de Mac: il allait agir en tant qu'expert en convergences multiples, nouer les relations, les intrigues, pour les faire se rencontrer, se bloquer. Pour cela, il suffisait qu'il disparaisse: ceux qui l'avaient engagé allaient s'inquiéter, ceux qui le combattaient allaient se montrer, tous le chercheraient. C'est ce qu'il croyait.
Mais il n'avait pas prévu
que Péroc aussi était sur le coup.
Pour Péroc en effet, toute cette affaire avait assez duré. Réveillé, il mena sa petite enquête. Policier de carrière, il avait les moyens de reconstruire la logique de la mort de Guyard. Il comprit vite que la théorie du secret d'Etat ne tenait pas la route. Guyard n'avait rien d'un homme secret: c'était un homme tout entier enfermé dans sa tâche. Mais c'était aussi un homme qui gérait une fortune immense, seul héritier.
Et qui héritait de la fortune de Guyard? se demandait Péroc. Le directeur n'avait, semble-t-il, pas fait de testament. Le sous-secrétaire d'Etat chargé des successions litigieuses et des testaments douteux confia à Péroc que l'affaire était compliquée: une lointaine toute-petite cousine Guyard était portée disparue depuis plusieurs années. Normalienne, ethnologue, elle était partie étudier la population des îles Trobriand et n'avait plus jamais donné signe de vie. Si quelqu'un devait hériter, ce serait elle, car Guyard n'avait, le sous-secrétaire confirma, pas testé.
Mais quelque chose poussa Péroc à Caen: suivant Lattemanne, qui avait un mobile, il fut contraint de le filer jusqu'à Caen. Or l'emploi du temps de Lattemanne ne faisait pas mention de ce voyage. Pour le policier, cela renforçait ses doutes: il ne croyait pas à l'innocence de Lattemanne. Cette histoire de ligotage faisait doucement sourire Péroc: selon Lattemanne, quelqu'un se serait introduit dans son bureau, l'aurait d'abord assommé, ensuite ligoté et bandé les yeux, enfin réveillé pour lui tenir un discours "révolutionnaire" -c'était l'expression de Lattemanne- exigeant la dissolution de l'Ecole Normale, au nom du C.P.C., le Comité des Premiers Collés. Péroc n'y avait pas cru un seul instant. Pourquoi Lattemanne courait-il à Caen? Péroc voulait le savoir.
Les conscrits, et quelques accompagnateurs, étaient partis le matin même pour Caen. J'étais du voyage, je continuais à observer, mais je ne comprenais toujours pas pourquoi tout devait se nouer à Caen, et comment s'effectuerait le noeud. Je commençais même à douter des capacités réelles de Mac: dans cette affaire, il n'avait à proprement parler rien fait. Il n'avait que subi les événements, que suivi. Rien qui ressemblât à une maîtrise de l'environnement...
Et pourtant, Mac me l'assura plus tard, il avait un plan. Qui échoua. Pour cause d'arrivée intempestive de Péroc.
Ce dernier enrageait. "Putain d'Itinéris!" Il essayait vainement de suivre la voiture de Lattemanne tout en téléphonant à l'Université Paris IV, mais la conversation était souvent interrompue. Enfin il réussit à connaître le directeur de thèse de la petite Guyard: c'était Lattemanne. Pour Péroc, c'était clair: Lattemanne avait tué Guyard pour l'argent, et non pas pour diriger l'Ecole Normale Supérieure. Une chose clochait encore: comment Lattemanne pouvait espérer obtenir la fortune de Guyard, qui n'était pas matérialisée sous forme de bijoux, de diamants, de rubis... mais qui se constituait principalement de valeurs boursières et immobilières? Péroc n'avait pas encore de réponses. Mais il comptait bien en trouver une.
C'est maintenant la nuit, enfin la soirée est bien avancée. Plus de cent Normaliens entonnent des hymnes normaliens, autour d'un grand feu de bois. Lattemanne s'apprête à parler. Je regarde autour de moi, mais pas de signe de Mac. Peu nombreux sont les élèves à faire vraiment attention à Lattemanne: certains ont déjà fait connaissance avec certaines, d'autres refont le monde, d'autres enfin ont l'air perdus.
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Lattemanne commence à parler: "Patati patata, grand honneur...." mais je n'écoute pas. Le moment me semble bien choisi, la lumière est bonne, l'ambiance adéquate à la mise en scène qu'a préparé Mac. Alors, pourquoi n'intervient-il pas? Enfin, il arrive. Il n'a pas trouvé mieux qu'un remix de J'accuse pour signaler son entrée. Mais à peine commence-t-il, de sa voix de fausset, qu'un autre cri l'intercepte: Péroc se jette sur Lattemanne. Pour Mac, l'effet est nul, et mon rôle tombe à l'eau: j'aiderai Mac d'une autre façon, ou une autre fois.
Péroc a passé les menottes à Lattemanne et l'inculpe pour homicide volontaire. Mac crie alors:
" NON! Péroc! Guyard est vivant!"
Et en effet, Guyard sort de l'ombre, avec à ses côtés une jeune femme qui regarde ce spectacle avec amusement. Le directeur se penche vers Lattemanne et le relève. Péroc est abasourdi et s'est assis, la centaine de Normaliens se tait, quelques uns entonnent des exorcismes: "Pardonne nous, esprit, d'avoir troublé ton repos éternel", louchant avec angoisse autour d'eux, de crainte d'apercevoir le spectre de Curt Cobain.
Comment Mac en avait-il acquis la certitude, c'est une histoire encore plus longue, que je relaterai peut-être un jour. Il vous suffit de connaître ce qui suit.
Les normaliens, passées les quelques secondes d'incompréhension, se sentirent en droit de connaître toute l'histoire, que Guyard, de son talent de conteur, rendit passionnante. Le talent de Guyard surpasse mon talent d'écrivain, son histoire ma mémoire. Je ne peux qu'en rendre une pâle copie:
" C'est une longue histoire, et compliquée, et embrouillée. L'Ecole Normale Supérieure a un nouvel élève: Christophe MacAbiaut, qui vient de passer ses épreuves avec succès. Ma mort a été simulée. Ceci pour une raison: parmi les étudiants que forme l'Ecole, aucun ne s'est jamais intéressé au monde policier, or ce monde est vaste, d'autant plus aujourd'hui que les nouvelles techniques d'enquêtes nécessitent de grandes connaissances. Aux Etats-Unis, des universités comme le M.I.T. ou Berkeley forment de futurs agents du F.B.I. En France, rien n'est fait. Or le crime s'internationalise: les trafics sont mondiaux, les mafieux sans patrie. Il faut à la France une police d'élite, une police à mi chemin entre la police classique et le monde du renseignement. L'Ecole Normale est chargée de la formation de cette police. La première promotion comptera un élève, Monsieur MacAbiaut.
" Nous l'avons sélectionné à la fois pour ses mérites et pour la réflexion qu'il mène depuis longtemps sur les interactions entre littérature et réalité dans le domaine du renseignement.
" Nous devions quand même lui faire passer une épreuve pratique, un oral, que nous avons axés sur un des points faibles de sa réflexion théorique: les théories du complot. Pour ce faire, nous avons monté de toute pièce un complot, dont l'une des manifestations sensibles était mon assassinat. Nous n'avons négligé sur aucun moyen: renseignements généraux, ordre présidentiel, complot interne au monde universitaire... Mais Mac n'est pas tombé dans le panneau. Qui plus est, il a compris que je n'étais pas mort. Depuis ce matin au moins, il nous filait, assez grossièrement pour que nous nous en apercevions. Mais je ne sais pas comment il a fait pour nous retrouver."
Ainsi s'achève le résumé de l'histoire de Guyard. De même que la mienne.
Toutefois de nombreuses questions restent en suspens... J'y répondrai peut-être un jour. J'y pense, parfois...
FIN.
© Baptiste Coulmont, 1995 [Web officiel ENS] [Web eleves ENS] [Ma Page] [Google]