La publication de ses dernières enquêtes dans la gazette de l'Ecole l'avait rendu, sinon timide, du moins soucieux, et il m'avait demandé de passer sous silence certaines aventures. J'avais donc attendu assez longtemps avant de lui demander la permission de mettre sous presse cette histoire. L'ayant lue, et sans apprécier grandement l'exagération romanesque, il m'accorda ce que je désirais. C'est pourquoi vous pouvez enfin connaître ce qui restera sans doute longtemps l'affaire la plus dangereuse, la plus violente et la plus glauque qu'eut jamais à résoudre Christophe McAbiaut.
«Il faut [apprendre] à offrir aux propos d’un ouvrier métallurgiste l’accueil recueilli que certaine tradition de la lecture réserve aux formes les plus hautes de la poésie ou de la philosophie.» Pierre Bourdieu in La misère du monde p.924
«Mon corps est un cimetière.» Olivier Schwartz in Le Monde privé des ouvriers. p 306
«On ne dit pas «Monseigneur», on dit «La Bête».» Jean Cocteau La Belle et la Bête.
«On appelle intérieur de A, A partie de X, X espace topologique, le plus grand ouvert inclus dans A.»
Tout avait commencé par un clair matin d'hiver. Un de ceux qui aident à prendre la décision de se lever, de quitter la chaleur de sa couette, certain que l'on est, à la seule vue du coin de ciel froid et cristallin que la fenêtre de sa chambre découpe, comme un glaçon que la chaleur aurait épargné et qui, rempli par l'hiver nouveau, à la fois contenant aux flancs transparents comme une eau durcie- ce qu'il était assurément- et contenu, plongé dans un grand tableau de ciel liquide et courant, promettait une fraîcheur perpétuelle, de vivre un grand jour. L'air parisien, pollué, était quand même frais. Le ciel, bleu, appelait à la marche.
Anne frappait à la porte. "Putain, elle est relou", se disait Christophe, qui, solitaire, aimait prendre seul la décision d'aller prendre le petit-déjeuner. Les coups sur la porte cessèrent au moment où Christophe avait fini d'enfiler son caleçon et s'apprêtait à aller ouvrir, regardant dans la glace s'il avait l'oeil moins torve que d'habitude. Ca n'était pas le cas; mais de toute façon, cet oeil s'agrandit d'horreur quand, ayant ouvert la porte, il découvrit le corps éviscéré de Laurent Lapage. Le couloir de l'internat, encore vide, avait sans doute été le témoin de l'agonie de Lapage qui, se traînant vers la chambre de McAbiaut, voulait le prévenir ou le renseigner. Son sang maculait le sol. Un élève sortit de sa chambre et, voyant l'état de Lapage, se retint avec peine de vomir, et courut prévenir l'infirmerie. Il n'était malheureusement plus possible de sauver le pauvre Lapage.
Christophe connaissait Lapage pour avoir étudié avec lui, en Mathématiques spéciales. Et, même s'il n'était pas possible de dire qu'ils étaient amis, qu'ils avaient plaisir à se voir et à parler, ils étaient tous deux à l'Ecole Normale Supérieure, et se croisaient souvent dans les couloirs. C'était là la dernière fois qu’ils se croisaient.
Christophe comprit à la vue de Lapage qu'il ne réglerait jamais tous les comptes qu’il devait à son passé. L'assassinat du matheux n'était, si l'on réfléchit un peu, que l'ultime sursaut de l'affaire Mallé.
Mais l'affaire n'avait jamais totalement été réglée: si MacAbiaut avait pu trouver l'assassin, il n'en avait cerné que l'existence, il ne l'avait pas arrêté. Il n'avait jamais été du pouvoir de Mac d'arrêter les gens, fussent-ils assassins. Or voilà que le meurtrier frappait de nouveau. Il frappait quand Mac, repu d'un sommeil dogmatique, pensait calmement suivre une scolarité sans problème, pensant même à un sujet de maîtrise possible: «La modification du statut prorogatif du canular». Mais un meurtre, dans l'enceinte de l'Ecole ne pouvait que le réveiller.
Il l'aurait de toute façon été par Anne, qui, ouvrant sa porte, vit les viscères puis le corps -vidé- de Laurent Lapage, et, après un instant de stupeur, cria. Se joignirent à elle Jack Lattemanne, de sa voix de baryton, Guyard, mezzo-soprano et l'infirmière, aphone.
Mac fut chargé de l'affaire.
Il demanda à Lamouque les dossiers sur les éviscérations récentes et non élucidées. Un système de classement propre à Lamouque lui permettait de trouver facilement les affaires. Au grand étonnement de Péroc, on ne recensait que peu d'éviscérations dans le cinquième arrondissement depuis quelques années. Quelques décollations, plusieurs automutilations, viols et crimes sadiques, mais peu d'éviscérations. La dernière -la seule- avait eut lieu à l'arrêt de bus qui desservait la ligne 21. Selon le rapport médico-légal attaché à ce dossier, l'éviscération avait ceci de particulier qu'elle n'induisait pas de mort immédiate. Au contraire, il arrivait assez souvent que l'éviscéré ne meure que des conséquences indirectes de l'éviscération.
Péroc n'était donc pas plus avancé, d'autant plus que ce crime n'avait jamais été résolu. Il lui apparaissait cependant comme étrange: non qu'il soit possible d'établir des coïncidences -il était toujours possible, après coup, de faire se coïncider les crimes, ce qui n'apportait à l'enquête policière que des inconvénients. Il était nécessaire d'intuitionner l'enquête, de ne pas la déduire. C'est du moins ce que pensait Péroc à ce moment là, même s'il ne comprenait pas vraiment ce qu'il pensait quand il pensait. Il nota toutefois cette pensée sur son carnet -un carnet à pensées- qui avait pour but avoué de concurrencer les rapports d'Halenson sur l'oeuvre MacAbiautesque.
Péroc essaya alors d’intuitionner l'enquête. Il avait commencé par se méfier quand, trop tôt, le concierge de l'Ecole Normale Supérieure l’avait réveillé pour lui annoncer un meurtre. Il avait demandé à voir le corps, ne voulant plus courir après un cadavre inexistant. Il avait donc vu ce qui restait du corps -prêt à être embaumé- du pauvre Laurent Lapage. Et s'il avait réussi à supporter cette épreuve, cela ne fut du qu'à la rapidité avec laquelle il sortit de la morgue. Lapage avait été proprement découpé: la police médico-légale décrivit la section du ventre comme un chef-d'oeuvre de l'art boucher: un seul coup de couteau, sec, précis et vif, qui n'avait laissé à Lapage que le temps de courir vers la chambre de MacAbiaut. Le couteau n'avait pas été retrouvé. Le lieu de l'action en revanche ne faisait aucun doute: le palier: le foie y avait été retrouvé. Lapage n'avait pu crier: les muscles abdominaux ayant été sectionnés, il ne pouvait plus respirer, et donc parler.
Péroc pensa alors aller interroger le cuisinier de l'Ecole: ce geste précis et le couteau, tout ces indices désignaient visiblement un maître dans l'art culinaire. Mais il abandonna cette idée tout de suite: c'était un peu ridicule. Il s'étonnait un peu de ne pas avoir déjà eu la visite de MacAbiaut. Pourtant, ce dernier ne possédait pas les dossiers lui permettant de démarrer son enquête. Péroc se sentait indispensable, mais il se demandait pourquoi il n'en avait pas encore eu la preuve. Que faisait Mac?
Mac se replongeait dans le rapport que j'avais écrit à la fin de l'affaire Mallé. Il se remémorait les événements et la stratégie qu'il avait alors adopté. Cette affaire n’avait pas plus d'un an, et il s'en souvenait parfaitement. Mais, lisant mécaniquement, il pouvait simultanément rêver à l'affaire en cours. Il se laissa divaguer lentement, passant d’une idée à l'autre... Rien n'avait vraiment de rapport avec le meurtre récent de Lapage. Comme il me le dit plus tard: «Je n'arrivais pas à me concentrer, et c'est en pensant à tout et n'importe quoi que j'ai laissé le temps passé. Je m'étais quasiment endormi.» C'est beaucoup plus tard qu'il se «réveilla», tendu par l'idée qu'il avait à faire vite. Depuis Un Meurtre anormal, et la parution de quelques articles dans Le Bocal, l’hebdo fourre-tout de l'ENS, on connaissait MacAbiaut à l'Ecole, et on lui avait même fourni quelques recherches: quand le hamster du troisième Rataud avait disparu, c'est lui qu'on avait appelé; quand le COF -Comité d'Organisation des Fêtes, bureau des élèves de l'Ecole- en avait eu marre des «canulars» vaseux de celui qui se faisait appeler Harand, c'est Mac qu’on avait -discrètement- mis sur la piste. C'est avec brio qu'il avait retrouvé le hamster, perdu dans une des conduites d'aération du Département de Mathématiques et d'Informatique, qu’il avait pris sur le fait le soi-disant Harand, qu'il avait établi qu’Argomate était somnambule.
Il était alors compréhensible que les élèves fassent appel à lui pour retrouver l'assassin de Lapage. A Olive Glace, présidente du COF, il résuma l'affaire Mallé, et le rôle de Lapage dans l'affaire Mallé. Lapage avait, en connaissance de conséquences, accepté d'aider la neutralisation du meurtrier de la fille Mallé. Il savait que plus jamais il ne serait en sécurité, qu'il risquait la mort. Les assassins n'oublient jamais. Lapage avait été d'une grande aide. Glace fut rassurée: elle craignait que tous les normaliens fussent menacé. Mac ne put toutefois la rassurer entièrement: le meurtre de Lapage pouvait être le premier d'une série: l'affaire Mallé débordait le cadre restreint qui avait vu sa naissance -un petit lycée de province, le lycée Wallon de Valenciennes.
Mac interrogea plusieurs élèves qui avaient pu croiser Lapage peu de temps avant sa mort. Mais personne n'avait rien vu. Personne n'avait non plus rien entendu. Mais Mac put recueillir quelques ragots, sous couvert d'anonymat le plus total: les personnes qui tendaient l'oreille par nature avaient pu entendre Lapage soupirer, comme s'il était le dépositaire d’un fardeau trop lourd pour lui. Les esprits indiscrets qui avaient jeté un coup d'oeil dans sa chambre avaient pu constater que, si tout avait l'air normal, la tristesse était présente. Lapage s'apprêtait à lutter, mais la lutte avait commencé avant qu'il ne le décide. La mort de Clothilde Mallé l'avait profondément marqué: Lapage faisait partie de ces membres de la bourgeoisie de province pour qui le mariage est à faire de famille. Je veux dire par là qu'étant donnée la structure du champ ordonnant la répartition inégale des capitaux, l'ensemble des stratégies matrimoniales que Lapage pouvait imaginer -non que son habitus (disposition permanente à l'élaboration consciente de schèmes classificateurs) le détermine à penser ainsi- se réduisait à ce choix crucial: épouser Clothilde Mallé. La réflexion sociologique ne décille qu'au regard des consciences immédiatement plongées dans le monde tel qu'il est. La mort de Clothilde ôtait à Lapage sa capacité à distinguer ce qui, parmi l'ensemble des voies, s’offrait à lui de façon naturelle. Il était perdu.
Les indices étaient donc maigres. La thurne de Lapage ne délivra aucun secret. Nul lettre de désespoir, aucun mot caché destiné à Mac. Le meurtrier avait eu le temps de fouiller la chambre, si tant est que Lapage se soit senti directement menacé -je veux dire par là «plus menacé qu'à l'ordinaire», sachant qu'il connaissait le danger auquel il était confronté.
Ce danger, que j'ai évoqué sans description, le temps est maintenant venu de l'esquisser. Il est me semble-t-il suffisant de citer quelques lignes du rapport écrit au sujet de l'affaire Mallé.
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« L'ensemble des conduites auxquelles avait été confronté Mac m’amène à formuler les remarques suivantes:
1. Il ne fait maintenant plus aucun doute que la mort de Clothilde Mallé soit liée à son irruption fortuite dans une réunion mafieuse. Les circonstances semblent s'être enchaînées de la manière suivante: Clothilde, qui avait remarqué les agissements douteux du proviseur depuis la disparition de la voiture de son père, avait réussi à forcer les protections informatiques du secrétariat du lycée Wallon, et à pénétrer dans le système privé du proviseur. Mais elle pensait qu'il lui fallait des preuves tangibles de l'implication proviseuriale dans un réseau de crime organisé. Malheureusement pour elle, son amateurisme s'est heurté au professionnalisme mafieux du proviseur.
2. De toute évidence, le proviseur n’était qu’une fibre dans le réseau mafieux qui avait pris pied dans le Valenciennois. Clothilde, en voulant s'introduire furtivement dans le bureau du proviseur, avait découvert l'assemblée des Parrains, une réunion de la Coupole pour la France. Elle n'avait pas pu se sauver.
3. A l'heure actuelle, on n'explique pas encore comment Clothilde Mallé ait réussi à échapper un moment au service de sécurité mafieux et à entrer en contact visuel avec les grands-chefs.
4. Il convient de protéger Laurent Lapage jusqu'à l'arrestation du proviseur.»
Le proviseur avait été arrêté.
Il venait d'être relâché: jugé, il avait été condamné à deux ans de prison pour participation à une association de malfaiteur. Mais la justice n'avait pas retenu les «preuves» apportées par MacAbiaut.
Lapage était mort.
Mac devait reprendre du service.
On voyait peu Julien au pot: il avait passé sa licence en septembre et n'avait «rien à faire» cette année, sinon lire, lire et lire. Il avait deux ans pour rédiger sa maîtrise sur un écrivain anglophone. Inutile de dire qu'il n'avait pas des horaires stricts.
«T'es bien matinal aujourd’hui.
- J'dois aller travailler à la bibliothèque: j’ai un livre à trouver et à lire avant midi. C’est pour une colle1.
- T'arrives à dormir depuis ce qui est arrivé?
- Tu sais qu'y'a des vigiles, et puis de toute façon on ne peut plus entrer comme ça dans l'Ecole...
- Ouai... Mais si c'était quelqu’un de l’Ecole? Y’a déjà pas mal de gens qui cherchent une chambre en ville...
- C’est idiot... Y'a sûrement moins de danger ici... Et puis on a notre Grand-Détective, not'Sherlock, dit Julien de façon ironique, alors que Mac arrivait.»
Ils parlèrent ensuite d’autres choses, Christophe-le-détective les ayant rejoint; et les deux camarades savaient que Mac n'aimait pas parler de ses affaires. Mais l'arrivée de Klara, la copine de Julien, une blonde germanique à la forte poitrine, pas encore peignée, les yeux lourds de sommeil, orienta encore les conversations vers les mesures de sécurité: elle avait du, pour rentrer, signer une procuration et laisser sa carte d'identité à la loge du concierge du 45, rue d'Ulm.
Julien les quitta rapidement: le temps de prendre une douche et il serait à la Bibliothèque.
La bibliothèque de Normale -et je parle ici de la «Bibliothèque des Lettres»- couvre une grande partie du premier étage de l'Ecole. L'aile «Rataud» et l'aile «Erasme», au moment où se déroulent les événements relatés dans cette histoire, vouaient une partie de leur espace à ces magasins de livres, de revues et de brochures, de thèses et de cartes... Les livres étaient à la libre disposition des élèves, disposés sur deux «étages». On n'entrait pas comme on voulait, dans cette bibliothèque: il fallait avoir l'air normalien -c'est ce que le bibliothécaire, M. Granbuffdö, un helléniste d'origine scandinave, racontait aux conscrits à leur entrée à l'Ecole. Or Julien avait l'air normalien, et les bibliothécaires-adjoints, qui regardaient négligemment les entrants, remarquèrent à peine Julien signant le registre. Il se dirigea vers la salle qui l'intéressait en faisant le moins de bruit possible, pour ne pas déranger les lecteurs virtuels -il était encore trop tôt pour qu'il y ai grand monde dans les salles de lecture, même si Julien avait noté qu'il était le deuxième à entrer ce matin. Il trouva facilement le livre qu'il avait déjà remarqué quelques jours auparavant. Il s'assit et commença à le lire, à prendre en notes quelques paragraphe.
Un truc rouge tomba sur la page qu'il était en train de lire. De l’encre, mais comme du sang, visqueux. Non: DU SANG. Julien leva la tête et vit, sur les magasins du haut, la tête d'un homme, couché. Il grimpa en vitesse: c'était le corps de Granbuffdö. Julien écarquilla les yeux, puis il courut à l'entrée:
«Un... Un... Il est mort... Là bas, dans la bi.. la bli... la blibliothèque...»
Granbuffdö n'était pas mort, mais il était vachement amoché. Dans un état sinon comateux, du moins très semi-comateux, inconscient. Dans la panique qui avait suivi l'alerte donnée par Julien, le registre avait disparu. Et Julien ne se rappelait pas du nom qu'il avait machinalement lu avant d’écrire le sien: il ne savait même pas si le nom était inscrit dans la colonne «élève», «archicube» ou «lecteur autorisé».
Il est inutile d'écrire que la sécurité de l'ENS fut renforcée. Mac semblait dépassé. C'est de ce jour que date l'article du BOcal exigeant son exclusion de l'Ecole. Un Comité anti-Mac avait été fondé... Christophe théorisa alors son action: il n'était pas vigile mais détective, il n’avait pas à protéger, mais à trouver.
Il va toutefois sans dire que Mac n'avait pas prévu la tentative d'assassinat du pauvre bibliothécaire. C'est pourquoi il se sentait si peu sur de lui. Le détective alla alors demander conseil au commissaire.
C’est Mac qui prévint le commissaire de l'agression dont avait été victime Granbuffdö. Il en profita pour lui demander conseil. Ou plutôt: ils échangèrent quelques idées.
Comme je l'ai laissé entendre dans le chapitre précédent, le commissaire était en sursis: non seulement il s'était ridiculisé en voulant à tout prix doubler Mac (voir Un Meurtre anormal), mais il ne disposait plus des appuis politiques qui lui avaient permis de grimper rapidement les échelons. Il lui fallait absolument retrouver le chemin du succès. Le fait que Julien ai -sans s'en rendre compte- empêché un nouvel assassinat soulageait le commissaire: il n'osait imaginer les réactions que la mort de Granbuffdö aurait pu susciter. Il devenait «frileux»
MacAbiaut était, lui, condamné à la réussite: même s'il n'avait pas de «tuteur», au contraire de tous les élèves de l'Ecole, il devait remplir le «programme d'étude» qu'il s'était fixé, qu'il avait signé et qu'il avait remis à Jack Lattemanne. Si jamais il échouait, il serait obligé de prendre un an de congés sans traitements, jusqu'à ce qu'il retrouve enfin l'identité du meurtrier. Or il commençait à ne plus croire à sa première hypothèse: qu'avait donc à voir avec l'Affaire Mallé le bibliothécaire de l’ENS? Rien, assurément, lui répondis-je, quand, le soir même de la quasi-éviscération de Granbuffdö, il vint me relater sa journée... Mais, trêve de prolepses, focalisons nous de façon intra-diégétique sur la rencontre Mac-Péroc.
C'est au moment où le chirurgien en charge du bibliothécaire appela Péroc, sorte de pré-rapport médico-légal, que la conversation entre le policier et le détective s'accéléra. Jusqu'ici, Mac et Péroc n'avaient parlé que de choses et d'autres, donc de tout et rien... Mais le chirurgien qui avait recousu Granbuffdö (105 points de suture) leur ouvrit les yeux: c'était le même homme -la même personne, homme ou femme- qui avait éviscéré Lapage et agressé le vieux normalien. Un sérial-killer? L'hypothèse ne plaisait ni à Péroc ni à Mac, mais la situation avait tout l'air de connaître un début de cristallisation: il fallait se rendre à l'évidence, un fou était en train d'éviscérer Normale. Pour l'instant, les deux personnes concevaient le meurtrier comme un fou, ils ne pouvaient percevoir la logique qui présidait à ses actes. Ni Mac, ni Péroc ne possédaient les moyens intellectuels pour lutter contre un tueur en série. Ils n'avaient de toute façon pas encore affaire à une série, mais à un début de série.
Néanmoins Mac mit de côté l'Affaire Mallé: peut-être que Lapage avait été tué par hasard et non par le Proviseur du lycée Vallon. Ca semblait étrange, quand même. Mac ne croyait pas plus aux coïncidences qu'aux complots. C'est trop facile, toujours la même explication. L'ennui, c'est qu''il commençait à ne plus croire à aucun des cadres conceptuels permettant de «penser» le monde. Et ça ne l'aidait pas à résoudre ses histoires de meurtres. Mac cherchait à voir clair: il donna alors à Péroc sa vision des événements. Il lui montra le rapport sur l'Affaire Mallé, lui résuma la situation en deux mots.
Péroc fut impressionné: il ne se doutait pas que Mac, qu'il continuait à prendre pour une sorte d’étudiant, s'était déjà frotté au crime organisé. Cela changeait beaucoup de chose, et c'est maintenant presqu'en collègue que se métamorphosait -devant les yeux du commissaire- le détective. L'avant-dernier parla alors plus ouvertement au dernier. Il lui joua façon cartes sur table:
« Mac, tu vois, la situation est critique, pour nous deux. Jouons cartes sur table: je suis d'accord pour être réglo, mais il faut que de ton côté, tu sois aussi réglo. Si je tombe, tu tombes.
- Il me faut les moyens d'investigation les plus modernes, précisa Mac, qui ne comprenait toutefois pas pourquoi son destin était lié au fatum pérocien.
- C'est d'la connerie la police scientifique, de la connerie...
- Le meurtrier a du laisser une empreinte quelque part, je sais pas, peut-être pas une empreinte digitale -sûrement pas d’ailleurs- mais une fibre microscopique, un cheveu...
- Tu déconnes, et comment tu le retrouve ce cheveu.
- Lapage.»
Quoi Lapage, se demandèrent en même temps le commissaire et le lecteur, bel exemple de contiguïté des temps du récits, de l’action et de la lecture. Lapage...
avait, quand, avant de mourir définitivement -on pouvait considérer qu’il était, non plus seulement à moitié mort, mais bien au trois quart mort au moment où il frappait chez Christophe- il avait frappé chez Christophe (oui, cette phrase n'est qu'à moitié proustienne, au sens ou les répétitions sont voyantes), et avait déposé quelques cheveux, même, dans un mouvement qui tenait plus de la résurrection, les lui avait donné en mains propres, tout se passant comme si son âme ne pouvait réussir à quitter son corps qu'une fois achevé dans la complétude historiale le mouvement, l'acte, la pulsion qui l'avait amené, agonisant, devant la porte de la chambre, la thurne, la chambre de Christophe McAbiaut (ouf).
Ce sont ces cheveux que Mac voulait analyser, afin de savoir «qui». Le «qui» trouvé, alors viendraient les «quoi», les «comment» et le «pourquoi». D'abord le «qui».
Peu nombreux donc furent les présents au pot du soir. Julien, à qui le psychiatre du service post-traumatique de la Police avait dit d'affronter le «topoi traumatique» à l'aide du «topoi oedipien». Anne, parce que ça faisait enfin de l'animation. Des talas parce qu'il fallait combattre le Mal par la prière. Des scouts -souvent talas- parce que ça faisait une bonne action, et que c'était ça de fait. Bref, l'Ecole était vide. Cela plaisait à MacAbiaut: la fin des critiques idiotes était proche.
Il ne restait plus que celles d'Anne, qui considérait, avec raison, que la méthode de Mac manquait de méthode(s). Cependant Mac pouvait difficilement supporter ces critiques. Il cherchait, assurait-il à qui voulait l’entendre. Mais le secret qui entourait sa façon d'agir, et la capacité qu’il avait à disparaître de la circulation n'incitait pas à prendre pour argent comptant ses dires.
Mac eut pourtant dès le lendemain matin la possibilité de constater qu'il avait eu raison de faire examiner avec le plus grand soin, les cheveux que Lapage lui avait apporté. Le résultat était étonnant:
«Rapport de la cellule de police scientifique.
Docteur Joubert-Perrin.
Sujet: échantillon B-23
Il ressort des différentes analyses que le taux différentiel de mélano-lipides avoisine -à une précision de l’ordre de 10 exposant 3- le pasteurien (à l'ordre près des conventions). Il a donc fallut orienter les analyses suivantes vers l'explication conventionnelle de l'interface pigment-matière.
Il en est résulté, suivant les modalités conjuguées, la libération de monomes-gyniques.
Le sujet auquel se rattache l'échantillon B-23 (18 cheveux, d’une longueur moyenne de 3 centimètres) est donc une femme, de type européen-méditerranéen, d'âge compris entre 20 et 35 ans. De plus, il est possible de signaler que le sujet utilise régulièrement le shampooing Neutralia, et qu’il n'utilise ni après shampooing ni sèche-cheveux. Enfin, le sujet ne fume pas mais est en contact direct avec des émissions prolongées de fumées diverses (dont nous n'avons pu reconstituer l'origine).»
Fallait-il alors considérer le meurtrier comme une criminelle? Ou alors fallait-il concevoir l'agent férocide comme un groupe, un homme et une femme agissant de concert? Il était de toute façon certain que les théories aussi bien pérocienne que macAbiautesques s'avéraient bancales et peu fondées. L'hypothèse du serial-killer, du psychopathe isolé ne tenait alors plus la route. Fallait-il alors envisager un groupe de psychopathes?
Il apparaissait au contraire beaucoup plus vraisemblable de reconstituer la rationalité ayant sous-tendu les meurtres ou tentatives de meurtres. En clair: chercher à qui profitait le crime. Et nous pouvons dès maintenant entrer dans les arcanes de la pensée du détective. Il était face à une alternative:
L'étendue de l'Alternative paralysait Mac: il ne voyait pas comment, à partir de ce cadre conceptuel, déterminer une piste de recherche. Il fallait qu'il dorme. C'est pourquoi, bien qu'il n'ait pas quitté le sommeil depuis longtemps, il y retourna.
Il s'éveilla tard dans la nuit. L'Ecole était silencieuse. Il n'avait plus envie de dormir. L'Ecole semblait l'appeler. Il se leva. L'Ecole était plongée dans la nuit. Il se promena un moment, passant des escaliers moquettés de la direction aux bas-fonds souterrains du D.M.I, le Département de Mathématiques et d'Informatique. L'Ecole était vide. Il réfléchissait: depuis la mort de Lapage, il y a maintenant quelques jours, le temps avait paru suivre son propre chemin, un chemin que Mac avait essayé d'éviter: ne pas se laisser prendre au piège du compte à rebours, vivre et laisser mourir ses idées, prendre le temps... de résoudre proprement une affaire. L'Ecole était mystérieuse. Néanmoins, il sentait qu'il fallait qu'il se dépèche, il fallait faire tenir son action en une unité. L'Ecole...
Le lendemain était un jour habituel: les séminaires avaient repris, plusieurs normaliens étaient rentrés. C'était un vendredi. Poisson au Pot.
Mac avait beau chercher, il ne comprenait toujours pas le meurtre de Lapage. Il avait eu le temps de ré interroger certains de ses camarades mathématiciens, pour le cas où ils auraient fini par remarquer l'élément crucial qui permettrait d'expliquer que le criminel s'en soit pris à Lapage et pas à son voisin. Mais rien de nouveau.
Christophe décida alors de cesser toute activité intellectuelle, espérant dans le rêve pouvoir trouver la solution. Il passa l'après-midi de Séminaires en Séminaires... Vers 17h, il entendit un petit groupe d'élèves -il était très rare de voir des élèves seuls, ils ne se déplaçaient plus qu'en groupes- parler du séminaire auquel ils se rendaient, un séminaire d'élèves, interdisciplinaire, dont le sujet semblait être Mathématique et Littératures. Cela éveilla l'intérêt de Christophe. La «salle des résistants» était peu remplie. Un certain Popesco prit la parole.
«Voilà, euh... bon... Aujourd'hui, nous allons aborder le sujet suivant: Topologie et Roman policier. La thèse -la problématique- qui sous-tendra mon exposé est la suivante: un grand nombre des grands romans policiers s'articulent autour de la notion de connexité par arc.
Mais il faut, je crois, rappeler à nos camarades littéraires et détective la définition de la connexité par arcs. On dit qu'un espace topologique E est connexe par arcs si, pour tout couple (x,y) de E², il existe une application continue f de [0,1] dans E avec f(0)=0 et f(1)=y.(2) [...]
Le premier exemple que je voudrais aborder concerne un roman de Maurice Leblanc, une aventure d'Arsène Lupin, L'Aiguille creuse. Il est aisé de remarquer que ce roman est susceptible de s'analyser en termes topologiques. Le problème qui se pose à Lupin est le suivant: la solution n’est dans aucun lieu. Nulle part au monde. La solution a consisté à sortir du cadre méthodologique restreint, à considérer le monde comme rendu connexe -et donc unifié- par une fonction -en l'occurrence un souterrain.»
«Merde!» s'écria Christophe, «Merde et Remerde!» répéta-t-il avant de s'apercevoir que les auditeurs de Popesco s'étaient retournés vers lui. Il s'excusa et sortit. Il lui fallait un plan détaillé de l'Ecole Normale Supérieure, un plan plus détaillé que n'importe quel plan, un plan qui intègre l'Ecole dans son milieu. Un putain de bon plan.
C'est ici que j'intervins. Oh, mon rôle fut, dans cette histoire comme dans tant d'autre, très discret, et l'on pourrait taire sans danger pour la compréhension ma participation à l'enquête de MacAbiaut. Mais. Je ne résiste pas au plaisir de me mettre en scène, de m'inclure dans La Geste macAbiautesque que j'ai contribué à sortir du néant. Bref, me voici.
Il fallait un plan pour Christophe, un vrai plan. Pendant qu'il réfléchissait à la meilleure manière de résoudre son enquête, je m'en fus donc en quête. D'un plan.
Un projet agitait autant les Ernests dans leur bassin que la communauté normalienne: Le Projet Grand Ulm, à savoir la réunion Rue d'Ulm de la quasi-totalité des activités de l'ENS. Pour cela était prévues la destruction du «Pavillon», un bâtiment récent qui avait beaucoup souffert et qui s'était révélé inadapté à l'usage qui en était fait; et la récupération du bâtiment du 29, Rue d'Ulm, autrefois occupé par le CNDP.
Mais le Projet Grand Ulm remonte à bien plus longtemps.
Un peu d'Histoire.
Les plans étaient donc disséminés un peu partout dans Paris. A la bibliothèque historique, je fus assez bien reçu, en montrant ma carte de Normalien, et en prétextant le renouvellement de la plaquette de présentation de l'Ecole. Plan du «cloître» et des principales galeries, au milieu du XIXe siècle. Je pus photocopier la reproduction du plan. La bibliothèque architecturale ne connaissait de Normale que l'Annexe, et le plan des sous-sols et du rez-de-chaussée fut facilement reproduit. En revanche, les plans de Lhomond et de l'ensemble Erasme-Pavillon-DMI étaient introuvables. La Bibliothèque de l'Ecole semble bien avoir possédé un exemplaire, qui a disparu vers la fin des années 1950, peut-être emprunté par un élève en architecture, si tant est qu'il y eut jamais d’architecte à l'Ecole.
J'espérais qu'avec ce que je lui ramenais, Christophe serait content. Il y avait malheureusement eu du nouveau: Christophe avait eu un entretien avec Burneux, le secrétaire général, qui avait mal tourné.
C'est peu après m’avoir quitté que, regardant dans son casier, Christophe vit qu'il était «attendu de toute urgence» dans le bureau de Burneux. Le détective s'y rendit, à la fois parce qu'il était élève et parce qu'il pensait que l'événement était grave pour que Burneux l'appelle urgemment. Mais:
«Bonjour MacAbiaut, asseyez-vous, dit le secrétaire général, sèchement.
- Bonjour.
- Je n'irais pas par quatre chemins: cessez vos agissements douteux!
- ...
- Vous êtes en train de ruiner la vie de plusieurs personnes de cette Ecole: vous foutez la MERDE!
- ...
- Je sais que, n'étant pas à une élucubration près, vous soupçonnez de nouveau Monsieur Lattemanne d'avoir assassiné Lapage, tout comme vous croyiez qu'il avait assassiné Monsieur Guyard, lorsque, tous, vous jouiez à ce jeu stupide. J'y étais totalement opposé, moi... Votre intégration a rabaissé le prestige de notre Ecole de façon énorme... J'espère que vous vous... que vous saisissez ce que cela signifie pour ceux qui préparent l'Enagrégation3 et qui ...
- Vous divaguez, Monsieur. Jamais je n'ai soupçonné Lattemanne plus qu'un autre. Il fait partie, comme vous, de la liste des suspects...
- Mais voilà, VOILA!!! Vous permettez de catégoriser, de faire courir la RUMEUR!!! J'ai lu le rapport de ce soit-disant Halenson, j'ai fait mes petites recherches, et je sais qui c'est: Ha!! ça vous en bouche un coin HEIN!!! C'est [...](4) Vous n'êtes que des minables.»
Là, Christophe s'énerva.
Je vous passe les détails.
Il était encore énervé lorsque je le retrouvai.
Mais il accueillit avec plaisir les plans. C'est là que je quitte l’histoire. Mac se pencha sérieusement sur les plans qu'il avait étalé sur le sol de sa chambre. L’intéressait particulièrement celui représentant les sous-sols de l'ENS. La taupinière transparaissait: des caves, des galeries, des trous, un labyrinthe. Comme vous l’avez compris, Mac pensait y trouver le meurtrier. Il pensait que la ou les personnes avaient pu s'introduire dans l'ENS par les sous-sols. Il lui manquait encore le mobile, mais bon, il ferait avec... Tant pis, passons au suivant.
Le suivant, c'est le pauvre Granbuffdö, sous perfusions et nourri par sondes, dans un hôpital, toujours dans le coma. Cela fait maintenant plusieurs jours qu'il a été attaqué. Les médecins sont optimistes: il va s'en sortir, c'est nécessaire. Et que se passe-t-il en effet: il ouvre un oeil, puis l'autre. Se réveille-t-il? Mais ça en a tout l’air, ma bonne dame.
Il fait maintenant nuit. On dit même, à la salle S, dans les sous-sols du DMI, qu'il est 3 heures du matin. Dans la salle S se trouvent une dizaine de gros ordinateurs, qui permettent de se connecter sur le réseau Internet, et Popesco, qui vient de terminer un travail. Il se dit que ça lui fait une grosse journée: des cours, puis cet exposé dans le cadre d'un séminaire d'élèves, puis ce putain de mémoire à rendre pour le lendemain... non, pour tout à l'heure... Il remonte, bougonneux, les escaliers du DMI, il sort, et, pour se rendre à sa chambre, passe sous l'arche, entre la cour Pasteur et la cour du Pavillon. On ne voit rien, le hall du DMI n'arrive pas à éclairer la nuit brumeuse... Une vraie nuit pour un crime... Popesco longe les murs, à la fois pour se repérer et pour ne pas se faire repérer. C'est alors qu'il entend un bruit:
« C'est alors que j'entendis un bruit derrière moi, dans la cour Pasteur. Des feuilles d'arbres sur lesquelles on marchait. J'étais à moitié endormi après cette putain de longue journée... Alors j'ai pas fait attention, j'me suis dit que c'était peut-être le criminel... l'assassin de Lapage. Je me rendais pas compte que je pouvais être visé... Pour moi, c'était pas dangereux...
Alors j'me suis avancé vers le bruit... Tu parles!... je savais même plus d'où ça venait... Alors j'me suis dirigé vers la cabane, le truc où on range je sais pas trop quoi, des outils... J'avais l'impression que quelqu'un il était entré, y'avait comme une lumière qui était de plus en plus faible. Putain, j'aurais bien aimé que [...](5) il soit avec moi, et puis le détective...
En fait, la cabane, elle était ouverte... Y'avait un trou dedans, dans le sol, un escalier souterrain... Délire... J'me suis dit que j'étais en plein dans un roman policier... Un peu comme dans une Traque, quand tu es tout près de blaster un mec... Tu vois... En fait, si je voyais tout ça, c'est que le trou, il était éclairé... Enfin, un tout petit peu, juste assez, quoi.
J'suis descendu. Là, j'ai vu que c'était pas vraiment un escalier: le trou, il était à moitié naturel, c'était le sol qui s'était effondré. Le mec avant moi, il avait mis une échelle. Alors j'ai pas fait de bruit, je crois, et puis je suis descendu. Là, c’était tout noir, rien. Mais, en fait, j'voyais... J'ai pris une lampe-torche qu'y'avait dans la cabane. Bon: j'descends, et voilà qu’j’entends des voix au dessus: une sorte d'incantation magique, avec des chiffres et des mots étranges... Alors j'ai éteins ma lampe.»(6)
Anne n'arrivait pas à dormir. C'est pas qu'elle avait peur, mais elle avait fermé sa porte à double tour et calfeutré sa fenêtre, elle qui avait l'habitude de dormir la fenêtre ouverte. Elle se tournait et se retournait dans son lit sans trouver le sommeil. Vers trois heures du matin, elle entendit s'ouvrir la porte de la chambre de Christophe MacAbiaut. N’entendant pas le pas lourd de Mac, elle se demandait si c'était bien lui, ou si c'était quelqu'un d'autre. Ne pouvant tenir devant la tentation d'avoir à raconter un ragot le lendemain -Eh Julien, tu sais qui était dans la chambre de Mac hier vers trois heures du matin?-, elle entrebâilla la porte de sa chambre, tout doucement... Mais il n'y avait pas de lumière dans le couloir, et on n'y voyait rien. «Fait chier!»
Elle regarda alors par sa fenêtre. Elle voyait essentiellement la nuit noire et brumeuse. Mais une ombre aussi, qui sortait du DMI, qui frôlait les murs comme pour disparaître, qui sursauta et qui, s'accroupissant, rampa vers la cour Pasteur à la manière des militaires à l'entraînement. Anne était sure d'avoir vu l'arsenal militaire complet du soldat. A Julien, elle assura avoir compté le nombre de grenades qu'il portait à la ceinture et que non non non, il n'y avait aucun risque à aller faire un tour pour constater cela de ses propres yeux, que c'était pas pour rien qu'elle l'avait réveillé, que ça allait être intéressant. Ce fut donc «la tête dans le cul» et les yeux bouffis que Julien suivit Anne, à la recherche de son militaire...
Ils virent de la lumière dans la cour Pasteur. Ils avancèrent en silence, Julien se permettant juste de chuchoter à Anne que «cette situation, le garçon et la fille se penchant vers un souterrain, ça me rappelle l'épisode 6657, version 4B2 de CTHULHU l'ancien...» La lumière s'éteignit brusquement.
MacAbiaut avait décidé d'élucider cette affaire dans la nuit. Il pensait avoir enfin la solution. Il se coucha donc tôt, et un peu avant trois heures du matin, se réveilla. Il avait acquis la certitude de pouvoir découvrir, sous l'Ecole, la solution au problème qui se posait depuis l'assassinat de Laurent Lapage. Ou, sinon, un indice important. Il mit donc ses chaussures spéciales (des chaussures orthopédiques qui étouffaient le bruit sourd qu'il faisait en marchant) et sortit sans faire le moindre bruit (mais on a vu qu'Anne avait les oreilles fines et l'oreiller léger) de sa chambre. Il se dirigea vers le passage qui reliait l'escalier B à l’escalier A. De chaque côté de ce passage souterrain, se tenaient des «caves» dévolues aux activités les plus diverses: cave musique, cave tala, cave sans affectation... Mac avait pu constater que l'une de ces caves n'en était pas une, et que la porte cachait en réalité un long couloir qui s'enfonçait sous le sol, profondément... Catacombes? Catastrophe!
Mac entra dans ce souterrain après avoir crocheté la serrure. Il lui avait été facile de casser le bois vermoulu grâce à un pied de biche. Mais il avait fait du bruit. Il referma la porte derrière lui et s'enfonça dans le noir, le noir profond des cimetières... Booooouuuuu, booooooouuuuu.....
Les funèbres ténèbres se sont donc refermées sur les personnages que nous suivons depuis quelques lignes.
Tel un zèbre célèbre, Popesco se faufila sans bruit vers le couloir dans lequel débouchait le trou. Il se sentait pris au piège entre la personne qu'il suivait et celles qui le suivaient. La voix étrange de l'homme qu'il avait entendu le faisait encore trembler... Mais que voulait donc dire ces chiffres et ce mot, «ktlu»? Clou? Loup? Popesco se disait qu'il aurait mieux fait d'aller se coucher... Il serrait très fort le sac dans lequel le travail qui l'avait tenu éveillé jusqu'à trois heures reposait, et dans lequel aussi se trouvait la lampe-torche qui était maintenant et désormais sa seule chance de trouver la sortie: il avait du tourner plusieurs fois et se sentait perdu.
C'est alors qu'il trébucha.
Qu’il perdit son sac.
Il était perdu.
«Merde!», chuchota-t-il.
«Merde, chuchotait Anne, vibrante de colère. T’as tout fait foirer.» Julien, penaud, trouvait que c’était mieux comme ça: on ne risquait plus rien, on pouvait aller, chacun de son côté, retrouver son lit et finir sa nuit. Mais Anne ne l’entendait pas de cette oreille. Elle mit un pied sur l’échelle, un autre, et, au grand effarement de Julien, descendit. Il se résigna à la suivre, ne voulant pas la laisser seule.
MacAbiaut avançait. Il savait à peu près où il allait, se repérant d’après les plans que j’avais trouvé pour lui. Il arriva enfin à un croisement. Il prit à gauche, puis à droite. Il s’avérait que ces couloirs avaient servi de catacombes, mais nombreux étaient les ossements qui, de poussière, étaient redevenus poussière, une poussière très légère, très sèche, qui s’envolait au moindre souffle. Pas un gramme d’humidité dans ces couloirs.
Il arriva enfin dans une sorte de rotonde, une place souterraine aux murs couverts de têtes de morts, au sol poussiéreux, dans laquelle donnaient de nombreux couloirs... au moins huit. Au dessus de cette rotonde, à plusieurs dizaines de mètres: les appartements de Lattemanne et Guyard. Dans cette rotonde, au moins une tonne de dynamite7. De quoi faire s’effondrer sur elle même la fourmilière qu’est la montagne Sainte Geneviève, et envoyer Lattemanne sur orbite. Ou Guyard...
Mac reçut un coup violent sur la tête. Il tomba. Son corps, tombant au sol, souleva les milliards de particules de poussière, qui rendirent opaque à toute lumière la rotonde.
Quand il s’éveilla, la place était largement illuminée mais la poussière retombait encore doucement sur le sol, Mac était assis en haut de la pyramide de bâtons de dynamite, attaché, lié, ligoté... Railleur, du bas, le regardait Péroc!!!
Péroc?
Péroc!
«Vous êtes encore plus fou que je le croyais.
- Ah, ça t’en bouche un coin, hein? Dunoeud!
- Vous allez vous faire sauter avec?
- Oui..... Ahahahaha!!!!!»
Mac était entre les mains d'un fou. Péroc n'avait pas supporté le ridicule (voir Un meurtre anormal) et avait alors juré de tuer Mac. Voilà qu'il mettait ses actes en conformité avec ses désirs psychopathes. Mac avait fini par s'en douter: la proposition de Péroc de conjuguer leurs efforts, comme s'il ne faisait pas de MacAbiaut le responsable de sa déroute caenaise n'était pas crédible. Et l’insistance avec laquelle Péroc avait voulu faire de Mac un associé n'avait pas paru à Mac du meilleur augure. Pourquoi? Lui-même n'aurait su le dire. Mais il avait vu, ou cru voir dans les yeux de Péroc comme un éclair de malice. Mais surtout: c'est la mort de Lapage qui l’avait mis sur la piste: contrairement à ce qu'il avait commencé par penser, cet assassinat n'avait rien à voir avec l'Affaire Mallé. Péroc avait tué Lapage pour induire Mac en erreur: Péroc en effet avait eu directement accès au dossier de l'Affaire Mallé. Mais c'était un esprit malade qui avait tué Lapage, l'esprit d'un fou, d'un schizophrène, capable de jouer en permanence un rôle, de faire comme si il allait activement rechercher l'assassin8.
Et voilà que Mac se retrouvait face à ce fou, ce malade. Malade qu'il avait retrouvé de la façon la plus simple possible: Granbuffdö avait été attaqué devant l'étagère des plans de l'Ecole, et parmi ces plans, ceux du sous-sol avaient disparu. Les plans que j'avais ammené à Christophe, même s’ils étaient incomplets lui avaient permis de comprendre ce qui avait disparu: sous l’Ecole se trouvait le croisement d'une grande partie des galeries souterraines de la Montagne Sainte Geneviève. L'une de ces galeries avaient permis au meurtrier d'entrer et de sortir de l'Ecole sans être vu. Et permettraient aussi de faire sauter l'Ecole. Mac ne pensait pas trouver Péroc ni une tonne de dynamite sous terre, il croyait pouvoir recueillir des traces de passage indiquant «qui, quoi, ou et comment», maintenant qu'il possédait le «pourquoi», une simple vengeance.
Mais voilà que Péroc le menaçait d’une mort rapide et indolore, mais une bonne centaine d'élèves de l'Ecole, et plus largement une bonne partie des habitants de la Montagne Sainte Geneviève étaient menacés.
Popesco se sentait menacé. Autour de lui, tout était noir, mais il entendait des voix se rapprocher, une voix féminine autoritaire et la voix mystérieuse qu'il avait entendu il y a quelques minutes, la voix d'un fou... En tombant, il avait comprit ce qu'avait dit La Voix: Elle avait parlé de Cthulhu, un livre d'horreurs, Elle le menaçait directement. Derrière lui, il sentait Son souffle rauque et les encouragements de la Voix féminine. Il n'en pouvait plus: il cria de toute ses forces, il hurla.
Julien et Anne avançaient péniblement dans le noir. Anne alluma une cigarette:
«Mais t'es malade, tu va nous faire repérer...
- Oh, arrête Julien, j't'ai dit qu'c'était un militaire, il est venu pour nous tuer le tueur... J'laisse mon briquet allumé, on y voit plus.
- ...
- R'garde, c'est par là, il y a des traces de pas. Viens, on va le retrouver.
- Mais t'es folle, c'est dangereux...
- Allez, viens!»
Ils entendirent alors un cri déchirant, le cri de quelqu'un qui se sent proche de mourir... Et ils se sentirent tomber: le sol s'ouvrait sous eux, le sol n'existait plus. Il fit soudain noir, complètement noir.
Christophe se sentait assez mal, sur son tas de dynamite. La position était assez inconfortable, et elle le devint encore plus quand Péroc commença à brancher le détonnateur. Il n’y avait plus qu’une solution: se mettre à crier. Alors il cria de toute ses forces. Le plafond s’écroula. Et il fit tout noir, soudain.
Le phénomène décrit ici résulte de l'enchainement ne nombreuses causes: Popesco, au moment de tomber, se trouvait juste au dessus de la rotonde. En tombant, il fissura un peu le sol. Et quand Mac et lui se mirent à crier, la résonance suffit à achever le travail déjà commencé: le sol, fragilisé, s'écroula.
Popesco tomba sur Péroc et l'étourdit. Anne et Julien sur la dynamite, ce qui fit s'écrouler le mont d'explosifs. Christophe roula à terre. Pendant un moment, le silence fut total. Puis, des pas, des bruits de bottes, et, le nuage formé par la poussière commença à apparaître, la lumière se faisait. Une troupe du GIGN entra violemment dans la rotonde et tint les cinq personnages, sonnés, étourdis, fatigués ou fou, en ligne de mire. Granbuffdö réveillé, leur avait signalé l'identité de son agresseur et la cause de son agression: le matin de son agression, très tôt, Péroc lui avait téléphoné pour un entretien urgent, dans la bibliothèque. Granbuffdö accepta dans l'intérêt de l'enquête. Mais une fois dans la bibliothèque Péroc lui demanda les plans du sous-sol et le menaça de son couteau. «Je vais faire sauter ce putain d'Arrondissement...» C'est l'arrivée inopinée de Julien qui sauva Granbuffdö.
Le GIGN emmena Péroc en prison.
Mac rentra se coucher, après un passage à l'infirmerie. D'ailleurs, celle-ci commençait à s'enfoncer sous terre, et des crevasses et des fissures apparaissaient et se développaient rapidement. Une fois dans sa chambre, il n''eut pas le temps de se coucher que le téléphone sonna:
« Allô Christophe, c''est Florence... Tu sais, la princesse...»
Une nouvelle aventure commençait.
© Baptiste Coulmont, 1995
NOTES DE BAS DE PAGE:
1Julien était alors colleur en Anglais.
2Popesco fit ensuite un rapide cours de topologie, explicitant cette définition étrange... puis il en arriva au point central de son exposé.
3C'est à ce moment là, devant la subtilité du lapsus de Burneux, que Mac se réveilla tout à fait.
4Je suis désolé, mais ma véritable identité doit continuer à rester secrète.
5Je n'ai pas été autorisé à révéler l'identité de la personne citée par Popesco.
6Extrait de l'entretien que Popesco m'a accordé après cette affaire. 7Erratum: Et non pas de T.N.T., comme il était par erreur écrit dans les versions précédentes de ce rapport.
8Ce que j'ai rendu en décrivant Péroc comme un véritable policier, enquêtant pour retrouver l'assassin. Péroc était littéralement insoupçonnable mais littératurement coupable.