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L’unité nationale

A l’échelle nationale, certains prénoms apparaissent comme des prénoms “mixtes” ou “épicènes”, portés à la fois par des filles et par des garçons. Mais c’est le résultat d’un effet de composition, d’une moyenne qui cache la dispersion. Le passage à l’échelle départementale vient modifier, parfois, les conclusions dressées à l’échelle nationale.
Ainsi “Dominique” apparaît aujourd’hui comme un prénom masculin au Nord (dans un croissant reliant Bordeaux à Strasbourg en passant par Paris) et féminin au Sud, de Toulouse à Monaco). “Claude”, tout en restant un prénom presque toujours masculin, est plus féminisé, disons, autour de Lyon et de la Bourgogne (les pointes du triangle seraient Clermont, Grenoble et Dijon).
Sur ces deux cartes, Paris a des Claude et des Dominique un peu plus féminines que les départements alentours.

D’autres exemples viennent soutenir l’idée que les Parisiennes et Parisiens donnent à leurs filles des prénoms qui sont donnés à des garçons au delà du périphérique. Deux exemples : Morgan et Noa. Morgan est toujours très masculin, mais moins à Paris. Noa est une fille à Paris (et plutôt un garçon en dehors).

Mon exemple préféré, j’en ai déjà parlé, concerne le prénom “Yael”.
L’on constate sur cette carte que les Yael sont des filles à Paris, dans sa banlieue, ainsi qu’à Strasbourg, Lyon et Marseille. Mais ailleurs, ce sont plutôt des garçons, les Yael. Le prénom est peu répandu, d’où un grand nombre de départements “blancs” (sans information statistique disponible). Mon hypothèse, spécifique à ce prénom : les unes naissent dans des familles juives, ou des familles ayant choisi de donner à leur enfant le nom d’une héroïne biblique n’ayant pas froid aux yeux ; les autres dans des familles inspirées par les modes celtiques, mais préférant Yael à Gael ou Mael (disposant d’une forme féminine, Yaelle, comme Gaelle et Maelle).

En catimini ?

En catimini, le coeur juridique de ma recherche actuelle, sur les changements de prénom, vient d’être modifié. Les réponses à la question “Comment changer de prénom ?” ne changent pas, mais les réponses à la question “Qu’est-il possible de changer ?” oui.
En effet, la « loi n° 2011-525 du 17 mai 2011 de simplification et d’amélioration de la qualité du droit », a un article 51 rédigé ainsi :

A la dernière phrase du premier alinéa de l’article 60 du code civil, les mots : « ou la suppression de » sont remplacés par les mots : « , la suppression ou la modification de l’ordre des ».

Jusqu’à présent, l’article 60 était rédigé ainsi :

Toute personne qui justifie d’un intérêt légitime peut demander à changer de prénom. La demande est portée devant le juge aux affaires familiales à la requête de l’intéressé ou, s’il s’agit d’un mineur ou d’un majeur en tutelle, à la requête de son représentant légal. L’adjonction ou la suppression de prénoms peut pareillement être décidée.
Si l’enfant est âgé de plus de treize ans, son consentement personnel est requis.

Et maintenant ainsi :

Toute personne qui justifie d’un intérêt légitime peut demander à changer de prénom. La demande est portée devant le juge aux affaires familiales à la requête de l’intéressé ou, s’il s’agit d’un mineur ou d’un majeur en tutelle, à la requête de son représentant légal. L’adjonction, la suppression ou la modification de l’ordre des prénoms peut pareillement être décidée.
Si l’enfant est âgé de plus de treize ans, son consentement personnel est requis.

Cela ne change pas grand chose, mais quand même toute une jurisprudence, résumée ainsi dans le Rep. civ Dalloz (article de Florence Laroche-Gisserot) :

L’interversion pure et simple de l’ordre des prénoms, bien que celle-ci ait été admise de façon indirecte (…), est problématique. La Cour de cassation y est peu favorable, le demandeur ayant la liberté de choisir comme prénom usuel n’importe lequel de ses prénoms et pouvant imposer ce choix à l’Administration (Cass 1re civ. 4 avr. 1991, Bull. civ. I, no 117, Defrénois 1991.941, obs. Massip), et les arrêts récents de cours d’appel y sont généralement opposés, d’autant plus que la loi du 8 janvier 1993 (C. civ., art. 57, al. 2, in fine) a confirmé cette faculté (…).

Je n’ai pas encore compris comment, concrètement, dans le processus d’élaboration de cette loi, cet article 51 en est venu à exister. Il apparaît dans une version de 2009 (Article 28 bis nouveau de la proposition de loi adoptée le 2 décembre 2009, Texte n°376 http://www.assemblee-nationale.fr/13/pdf/ta/ta0376.pdf)… et avant cela dans un amendement (CL409, déposé le 13 novembre 2009 par le député Sébastien Huyghe) refusé par la commission examinant le texte.

Après rectification de l’amendement, une discussion avait eu lieu à l’Assemblée nationale en décembre 2009 concernant l’amendement suivant :

Amendement n° 37 (2ème rectification) présenté par M. Huyghe, Mme Rosso-Debord, M. Alain Cousin, M. Straumann, Mme de La Raudière, Mme Vautrin, Mme Pons, Mme Grosskost, M. Spagnou, M. Vitel, Mme Fort, M. Piron, M. Diard, M. Christ, M. Dord, M. Mariani, M. Loïc Bouvard, M. Chossy, M. Geoffroy et M. Couve.
Après l’article 28, insérer l’article suivant :
À la dernière phrase du premier alinéa de l’article 60 du code civil, les mots : « ou la suppression de » sont remplacés par les mots : « , la suppression ou la modification de l’ordre des ».

L’amendement avait été déposé le 27 novembre 2009 :

Il est aujourd’hui possible de modifier tous ses prénoms mais non d’en changer l’ordre sur l’acte de naissance, alors même que de nombreux Français souhaiteraient pouvoir modifier cet ordre sans pour autant changer de prénoms.
Une personne qui use au quotidien d’un autre prénom que celui qui est placé à la première place sur l’acte de naissance par l’officier d’État civil, que ce soit pour des raisons d’appréciation personnelle ou la conséquence d’une actualité dont elle n’est pas responsable, se voit contrainte dans toutes ses démarches administratives.
Cet amendement vise donc à permettre à toute personne faisant usage d’un autre prénom que celui qui lui a été attribué en premier lieu de mettre en adéquation sa situation administrative avec sa situation personnelle et professionnelle.
source : http://www.assemblee-nationale.fr/13/amendements/2095/209500037.asp

Voici comment l’amendement est discuté :

M. le président. Je suis saisi d’un amendement n° 37 deuxième rectification.
M. Sébastien Huyghe. En modifiant l’article 60 du code civil, cet amendement vise à réparer une bizarrerie. En effet, il est aujourd’hui permis à une personne de supprimer l’un de ses prénoms ou de changer ceux-ci, mais pas d’en modifier l’ordre. Avec cet amendement, cela sera désormais possible.
M. le président. Quel est l’avis de la commission?
M. Étienne Blanc, rapporteur . Initialement, la commission a émis un avis défavorable.
Elle a rappelé que l’utilisation du prénom d’usage constitue une solution simple qui permet déjà d’obtenir le résultat que recherche notre collègue. Ainsi la Cour de cassation a précisé, dans un arrêt du 4 avril 1991, que le prénom d’usage s’imposait au tiers comme aux autorités publiques. En clair, il suffit d’utiliser son deuxième prénom et cet usage s’impose à tous.
Cependant, une jurisprudence considère effectivement qu’il est difficile d’institutionnaliser cet état de fait et de le transcrire dans les actes d’état-civil. En conséquence, après avoir réétudié l’amendement dans le détail, nous pensons que le dispositif proposé peut être acceptable. À titre personnel, le président de la commission des lois et moi-même émettons donc finalement un avis favorable.
M. le président. Quel est l’avis du Gouvernement?
M. Jean-Marie Bockel, secrétaire d’État. Le Gouvernement est d’autant plus favorable à cet amendement que je peux personnellement témoigner, pour avoir été confronté à ce type de situation, que le problème se pose parfois. Autant le résoudre!
(L’amendement n° 37 deuxième rectification est adopté.)
source

Les personnes qui demandaient, jusqu’à présent, à l’inversion de leurs prénoms quand elles utilisaient le deuxième et souhaitaient le voir passer en premier, se voyaient répondre que tout prénom inscrit à l’état civil pouvait être pris comme prénom d’usage (article 57 du Code civil), et que la demande n’était pas recevable.
Depuis le 19 mai, ce n’est plus le cas. Jean, François, Dupont peut demander au Juge aux affaires familiales à ce que son identité civile devienne François, Jean, Dupont. Mais cette information n’a pas encore été largement diffusée : à en croire google, seuls les sites proposant le Code civil électronique parlent de cette “modification de l’ordre”.

L’indicateur d’un milieu

Les prénoms sont des indicateurs de la position sociale des parents. Ils ne font pas qu’assurer l’identification des individus, ils sont associés à des caractéristiques collectives.
Je vais analyser ici des données recueillies par Henry Ciesielski. La plupart des académies publient, sur internet, les résultats individuels au brevet des collèges, sous la forme suivante : Coulmont, Baptiste, Mention, (collège).
Il est possible de retrouver, pour chaque collège, sa composition sociale, sous une forme très agrégée, donnant la proportion d’enfant de 4 catégories (fav a = enfants de chefs d’entreprise, cadres et enseignants, fav b = enfants de professions intermédiaires, moy = enfants d’artisans, commerçants et employés, défav = enfants d’ouvriers, de retraités employés et ouvriers et d’inactifs). L’on sait aussi si le collège est un collège privé ou public.
Ces données se prêtent à une “analyse en composante principale”, qui va proposer, sur un plan, une représentation synthétique des proximités sociales.

[L’image ci-dessus n’est qu’un extrait. Cliquez pour le PDF]

J’ai restreint l’analyse aux prénoms les plus fréquents, ceux qui avaient été donnés à plus de 1000 enfants en 1994, 1995 ou 1996. Sur l’image précédente, la place de chaque prénom dans le plan dépend de la composition sociale du collège et de deux scores. Le premier est la proportion de personne portant tel prénom se trouvant dans un collège privé. Le deuxième est un score de succès liées aux mentions reçues par les porteurs de tel prénom.
Le graphique oppose clairement les porteurs de prénoms “anglo-saxons” ou “arabes” aux porteurs de prénoms “anciens” : Sabrina se retrouve à côté de Brandon et Myriam et fort loin d’Agathe, Victor et Juliette. Ces deux types de prénom se trouvent dans des collèges fort différents socialement (les uns dans des collèges où sont surreprésentés les enfants d’ouvriers, les autres dans des collèges où sont surreprésentés des enfants de cadres). Et ils s’opposent aux prénoms des classes qualifiées ici de moyennes : Romain, Romane, Rémy, Sylvain et Bastien…
Cette cartographie sociale ne va pas vraiment surprendre : le sens commun arrive très bien à classer les prénoms des uns et des autres. Mais elle pourrait surprendre, pourtant. Je n’ai pas ici utilisé uniquement des données portant directement sur les porteurs de prénoms (par exemple la catégorie sociale des parents), mais des données portant sur le collège dans lequel les personnes se trouvent, des données portant donc sur un milieu social, des données “écologiques”. Les Brandon, ici, ne sont pas nécessairement des enfants d’ouvriers ou d’inactifs, mais des enfants se trouvant scolarisés dans des collèges comprenant une surreprésentation d’enfants d’ouvriers ou d’inactifs. C’est, d’une certaine manière, la ségrégation scolaire qui apparaît, violemment.
 
Et Ines me direz-vous ? que fait-elle, seule, à une place étrange sur ce graphique. C’est, vers 1995, un des rares prénoms donnés aussi bien aux filles d’ouvriers maghrébins qu’aux filles des bourgeois de la région parisienne (et apparemment peu donné en dehors de ces deux milieux). Sur le graphique, c’est donc un prénom en “tension” entre deux positions.
 
Voici la “roue des variables”.

Je remercie encore Henry de m’avoir transmis ces données (ses données) ainsi que l’idée du traitement statistique.

Mise à jour
Arthur C. me signale que le traitement suivant est plus juste. Voici donc une analyse des correspondances :

Lien vers le fichier PDF

Et là, avec la prise en compte de la mention, on voit apparaître le genre, sur le 2e axe (les filles en bas, avec des résultats meilleurs, et les garçons en haut).

Sur la fiabilité du “fichier des prénoms”

Le “Fichier des prénoms” de l’Insee est un matériau formidable. Il a quelques limitations explicites : les prénoms très rares n’y sont pas présents (pour des raisons de respect de la vie privée).
Et la description du fichier précise ceci :

Le fichier des prénoms est établi à partir des seuls bulletins de naissance des personnes nées en France y compris les départements d’Outre-mer (DOM). En conséquence, l’exhaustivité n’est pas garantie sur toute la période, notamment pour les années antérieures à 1946. Les utilisateurs pourront donc constater des écarts avec le nombre annuel des naissances évalué par l’INSEE. Ces écarts, importants en début de période, vont en s’amenuisant. Après 1946, ils sont peu significatifs.

On peut se faire une idée du décalage entre la réalité des naissances et les données du fichier en calculant le ratio suivant (le nombre de naissances masculines pour 100 naissances féminines). On sait, en effet, que ce nombre tourne autour de 105 naissances masculines pour 100 naissances féminines (pour plus de précisions, pour beaucoup plus de précisions concernant l’établissement de ce ratio, lire l’ouvrage de Jaisson et Brian, Le sexisme de la première heure).
Le fichier des prénoms “décroche” de ce ratio avant 1946. Il en est très proche après.