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Le Bingo de l’AFS, édition 2017

Le congrès de l’Association française de sociologie (AFS) a lieu à partir de lundi, à Amiens. J’ai repris une idée de Kieran Healy, parce qu’il faut bien une dizaine d’années pour qu’une innovation traverse l’Atlantique.
Voici donc le premier Bingo de l’AFS :

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Les règles sont simples, et vous gagnez à tous les coups. Par exemple un autocollant avec un 𝞅 ça compte.

Victorine Benoît

En cherchant d’anciennes listes nominatives de bacheliers, je suis tombé sur cet entrefilet, publié dans Le Figaro en 1875 :

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lien vers l’article sur Gallica

Le destin de cette bachelière fut-il de servir de “répétiteur” à ses enfants ?
Parce qu’il n’y a pas eu beaucoup de bachelières en 1875, il est assez aisé de retrouver son identité : il s’agit de Victorine Françoise Henriette Benoît. Elle obtient une bourse, en 1877, pour étudier la médecine. : elle obtient 300 francs, pendant plusieurs années.
« Sans vouloir encourager les femmes dans l’étude du grec et du latin », la commission départementale recommande une bourse annuelle de 1000 francs :
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source : Procès verbaux des séances du conseil général de la Vendée (23/12/1877)

Sur twitter, @hellaime m’indique qu’on retrouve Victorine Benoît en 1883 : elle a soutenu une thèse de médecine à Paris De la paralysie spinale infantile [lien].
Et Le Figaro rend compte de cette soutenance, en saluant la jeune doctoresse “Française, Française et Vendéenne” :
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lien vers l’article sur Gallica

Le Journal des Débats nous précise même que Victorine est d’une “honorable famille vendéenne”.
Une lettre de remerciements a été publiée par le conseil général de Vendée :
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Un journal féministe, La Femme (juin 1884) nous donne, quelques années plus tard, quelques informations sur les sœurs de Victorine, Gabrielle et Adèle, qui obtinrent toutes deux aussi le baccalauréat.

En 1886, le quotidien Gil Blas lui consacre un long portrait : Sous “Mademoiselle X… Docteur-Médecin” se cache de manière évidente Victorine Benoît (aînée de cinq enfant, père décédé, sœurs bachelières, originaire d’une région de l’Ouest, etc…) :
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cliquez pour agrandir

Vers 1889, elle cherche à obtenir un poste de médecin des écoles primaires de filles, à Paris :

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lien vers l’article sur Gallica

On retrouve, un peu plus tard (en 1896), Victorine Benoît exerçant rue Miromesnil à Paris. Elle fait donc partie des rares doctoresses à exercer la médecine.
Avant cela, on pouvait la voir décrite comme une examinatrice, en 1892 :
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lien vers l’article sur Gallica

ou comme une personne “prodigant des soins intelligents et dévoués aux jeunes filles des écoles”.
Je n’ai pas trouvé aisément d’informations postérieures à 1896, mais selon la Préfecture de police elle exerce toujours, en 1918, rue de Miromesnil (à 71 ans). Les listes indiquent “Mlle” : Victorine Benoît ne s’est pas mariée.

Il y a 33 ans, jour pour jour, à Paris 8

L’un des événements marquant de l’Université dans laquelle je travaille, Paris 8, est l’anniversaire de la « Lettre du 25 mars ». Des réunions publiques, des colloques, des minutes de silences sont organisés un peu partout pour se souvenir, se recueillir et apprécier.
Nous venons de fêter cette année le 33e anniversaire de la Lettre, en visitant les lieux mentionnés. Rien n’a changé: Paris 8 est toujours fidèle à l’esprit de Vincennes.
Ci-dessous, la Lettre :
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La Lettre du 25 mars (1982), en PDF

Le Grand Remplacement

Au cours du XXe siècle, les parents des bébés nés en France ont remplacé Simone par Léa, Robert par Théo. Ce grand remplacement orthographique est bien visible :
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Cliquez pour élargir le graphique

En 1900, le E était la lettre la plus utilisée dans les prénoms des bébés nés en France (21% des lettres des prénoms étaient des E). En 2011, les A représentent 17% de l’ensemble des lettres utilisées dans les prénoms, et les E dans 13%.
Les Y ont cru jusqu’à constituer 2,5% des lettres utilisées. Les R passent de 10% à environ 3%.

Méthode : Si 3 bébés qui naissent en France en 1910, que 2 d’appellent BOB et que l’autre s’appelle BILL, alors le total des lettres est de 10 (BOB, BOB,BILL), soit, classé par fréquence d’apparition B,B,B,B,B,O,O,L,L,I. Les B représentent alors 50% des lettres utilisées dans les prénoms, les I 10%.

Géographie des prénoms en Turquie

Le Turkish Statistical Institute publie des données intéressantes sur les prénoms les plus donnés en Turquie : j’avais commencé à les analyser avec Elifsu Sabuncu. Et je viens de m’apercevoir (suite à un article de Julie Desbiolles dans le Le Petit Journal . com) que les données sont ventilées par “province” dans certaines publications [comme : Istatistiklerle Çocuk 2013 (ISBN.978-975-19-5976-8)].

Commençons par les prénoms des garcons :
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Que retenir de ce patchwork ? Que les prénoms de la cote et des frontières occidentales (Emir et Cinar) ne se retrouvent pas (en première position) à l’Est.

Poursuivons avec les prénoms des filles :
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Plus d’unanimisme là : les parents turcs apprécient le prénom Zeynep, qui est presque partout le prénom le plus donné aux bébés filles en 2013.
Pour saisir des différences régionales, il faut regarder les rangs suivants. Le 2e prénom le plus donné nous donne la carte suivante : Elif est souvent le 2e prénom le plus donné. Et dans les régions où Elif est le prénom le plus donné, alors Zeynep est le 2e prénom le plus donné.

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En 2013, le prénom Ecrin — un prénom relativement neuf en Turquie — est le prénom le plus donné, ou le 2e prénom le plus donné dans les provinces de l’Est. Il apparaît au 3e rang dans de nombreuses provinces. Il manque des données sur la fréquence de ces prénoms, et sur leur évolution temporelle pour pouvoir en dire plus.

Elles sont Charlie

Ou alors ils sont Charlie. Leur naissance a eu lieu après le 7 janvier. On trouve leur trace dans les “Carnets du jour” publiés par la presse quotidienne.

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Rappelons, à tout hasard, qu’avant même les attentats, Charlie était un prénom mixte en forte croissance :
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Mises à jour :
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Quelques idées de cadeaux

En 1896 Charles Delbret, dit Claverie, est entendu par un juge, Monsieur Espinas. Claverie, en effet, ne vendait pas que des Bas élastiques pour varices, mais aussi des Appareils spéciaux pour l’usage intime des deux sexes. Et ça, ça pouvait parfois poser quelques petits problèmes, que la justice était chargée de résoudre.
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Et il éditait un catalogue. L’on y trouve quelques idées de cadeaux (pour elle comme pour lui, car, en 1896 déjà, les cadeaux étaient genrés).
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ou encore
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Je comprends qu’il soit difficile, à quelques jours de Noël, de commander par correspondance de tels jouets. Mais le magasin est ouvert ! (Même les dimanches et fêtes, car en 1896, on était socialiste moderne : pas de vacances, pas de congés payés, pas de sécurité sociale…)
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Et n’ayez pas peur, les “clients répondant à un sentiment fort compréhensible désir[a]nt ne pas être vus en rentrant chez nous” ont la possibilité d’utiliser une “entrée particulière”.
Les vitrines du magasin, en effet, suscitaient parfois l’amusement des passants, comme l’indique ce rapport de surveillance policière : « à différentes reprises on a pu constater que des passants s’arrêtaient devant sa porte et se montraient en riant des articles spéciaux en caoutchouc et en baudruche d’un usage trop intime pour être publiquement exhibés. »
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Des articles spéciaux en caoutchouc ? Comme ceux-ci peut-être : des “excitateurs”…
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Décidément, nos arrières-arrières-grands-parents avaient le choix au moment de Noël.
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S’il est compliqué de se déplacer jusqu’en 1896, il est toujours possible, aujourd’hui, de visiter la Maison Claverie, toujours située au 234 Faubourg Saint Martin.
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Source : Archives de Paris, D2U6 110, Delbret. C’est le travail de Maxence Rodemacq (L’industrie de l’obscénité. Commerce pornographique et culture de masse à Paris (1855 – 1930), Univ. Paris 1, dit. Kalifa) qui m’a dirigé vers ce dossier de procédure.

Des flèches, des carrés

Le recrutement des universitaires est une affaire sérieuse. C’est pour ça qu’à Paris 8, un (une?) anonyme a produit une série de flèches et de carrés colorés pour qu’on ne s’y perde pas. C’est probablement un chargé de mission de la sous-direction opérationnelle du service de l’Organigramme, très compétent par ailleurs. L’essentiel, de toute façon, est de savoir que tout est à rendre pour avant-hier. Et il faut aussi, pour s’y débrouiller, connaître les vrais raccourcis, qui ne sont pas mentionnés ici (vous remarquerez quand même qu’une flêche-en-tiret signifie un “lien hors circuit formel”).

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Heureusement, Paris 8 a prévu (a pré-prévu) des “instances de pré-arbitrage”, ouf !

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Le choc de simplification, à Paris 8, s’accompagne donc d’une tentative de dé-linéarisation de l’administration. Et, c’est amusant, cela conduit déjà à des discussions longues sur les prérogatives de telle ou telle instance, car textes, schémas et habitudes ne coïncident pas toujours.

L’eurovision, bonne à penser ?

[un texte, écrit en 2011, inachevé]

L’Eurovision, bonne à penser ? Pour différentes raisons, une quarantaine de chercheurs, en sciences sociales principalement, répondent par l’affirmative. Certains commencent même à s’organiser en « Eurovision research network » (http://www.eurovisionresearch.net/).
Mais bonne à penser quoi ? L’Eurovision n’est, a priori, qu’un concours télévisuel de chansons « inauthentiques » : leur réunion n’est due qu’à un processus bureaucratique, la nécessité depuis 1956 pour l’Union Européenne de Radiodiffusion de promouvoir ses activités principalement techniques. L’Eurovision n’est même pas bonne à penser le succès de la chanson de variété : si des groupes comme ᗅᗺᗷᗅ (lauréat en 1974 pour la Suède) ou des chanteuses comme Céline Dion (Suisse, 1988) y ont connu leurs débuts, elles sont bien rares, sur les quelque 1100 chansons ayant concouru, celles à avoir marqué la culture européenne.

L’intérêt des chercheurs réside plutôt dans ce que produit aussi l’Eurovision : des données statistiques et une réception multiple.

L’architecture du concours produit chaque année une série de données complexes dont la forme est relativement stable d’une année sur l’autre (les changements dans le règlement introduisant quand même régulièrement des modifications dans le système de vote). Ces données, ce sont les votes des pays pour d’autres pays (et leur chanson), c’est-à-dire des manifestations agrégées du goût musical.

Ces données donnent matière à de nombreuses interrogations sur la qualité des produits. Le caractère régulier et formaté de l’épreuve et la relative similitude dans le temps des participants rend possible la manifestation d’un jugement de goût conçu implicitement comme sous-jacent à d’autres éléments.
Le paradoxe est en effet qu’à l’Eurovision, il apparaît qu’on ne vote pas véritablement pour la « meilleure » chanson : il est possible de déceler les biais qui limitent le succès total de la « meilleure » chanson.

Passons en revue ces « biais ».

L’épreuve proposée, bien qu’assurant formellement une égalité de traitement (chaque chanson est limitée à trois minutes), révèle des entorses faites à l’égalité : le pays organisateur y est souvent favorisé, recevant un peu plus de votes que prévu. La prime à l’organisateur est estimée à trois points supplémentaires par votant.
Bien que le rang de passage de chaque artiste soit sélectionné au hasard, passer en tout premier ou passer à la fin de l’émission permet de recevoir plus de votes et donc de gagner quelques places au classement final. Cet effet a été accentué par une modification intervenue à la fin des années 1990 : l’abandon du vote par panel de spécialistes et le passage au vote du public (par téléphone ou SMS) [Clerides & Stengos, 2006; Haan et al., 2005]. Le public, appelé à voter pendant quelques minutes, semble mieux se souvenir des chansons qu’il vient d’entendre. Au cours des 31 dernières années, en moyenne, le rang final des 2 chansons qui suivent la première est 14, celui des trois dernières est 10, soit un gain de 5 places.

L’existence de votes par affinités est sans doute l’élément le mieux mis en lumière par de nombreux articles, qui s’appuient sur la mise en scène des votes, où des pays votent pour d’autres pays (et non pas des individus pour des chanteurs, ou un panel pour une chanson). « Sweden, twelve points » a pu déclarer le Danemark à plusieurs reprises. L’ensemble des votes (et des non-votes, les fameux « France, zero point », jamais prononcés) se conçoit alors comme l’analogue de déclarations d’amitié « entre pays ». Les nombreux articles publiés sur ce thème s’accordent grosso modo sur l’existence de cliques, ou de relations favorisées entre pays, qui vont évoluer avec le temps. Dans les années 1980 et au début des années 1990, Yair [Yair, 1995; Yair & Maman, 1996] repère des blocs, l’Europe du Nord (Danemark, Suède, Finlande, Norvège…) s’opposant à l’Europe méditerranéenne (comprenant entre autres Israël, la Turquie, la Grèce et l’Italie). Les études plus récentes, effectuées après l’entrée dans l’Eurovision des pays d’Europe centrale issus de la décomposition des démocraties populaires, mettent en évidence d’autres cliques : balkaniques ou autres.

Les votes des trois dernières années du concours (2008, 2009 et 2010) peuvent être représentés de manière synthétique sur les cartes suivantes. Les traits noirs représentent les votes « 10 points » et « 12 points » reçus ou donnés. La couleur des légendes des pays est issue d’un algorithme de recherche de « communautés » . En 2008, quand le concours se tient en Serbie (et que la Russie gagne), tout comme en 2009 (quand la Norvège gagne), l’ancienne Yougoslavie apparaît encore fortement liée.

Figure 1 : en 2008
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Figure 2 : en 2009
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En 2010, l’Allemagne arrive à recueillir suffisamment de votes (principalement de ses voisins) pour remporter le concours.

Figure 3 : en 2010
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Comment comprendre ces « blocs » ? La proximité géographique joue un rôle (des pays qui partagent des frontières semblent préférer leurs chansons aux autres), des langues proches, une communauté de religion aussi. Certains essaient d’identifier le poids du vote des diasporas émigrées, principalement en prenant en compte la taille de la population turque dans différents pays d’Europe.

L’ensemble de ces travaux essaie donc d’identifier des « biais » à l’évaluation de la « qualité » des œuvres chantées. Une fois tous ces biais mesurés, certains [Clerides & Stengos, 2006] proposent un classement « contrefactuel », en neutralisant l’effet des biais. La « qualité » est alors ce qui reste, une fois annulés les effets structurels (du rang) et effacées toutes les attaches sociales entre pays. De ces articles se dégage alors une conception implicite du goût, qui pourrait être une forme nette, et non pas la manifestation d’une forme d’encastrement. Peut-on vraiment « aimer » une forme pure, une chanson qui ne serait que la forme d’une chanson ?

Cette tentative pour détacher les chansons des ancrages sociaux n’est pas seulement réalisée par des chercheurs. C’est aussi une stratégie suivie par les producteurs eux-mêmes. La stratégie est double :
1- Elle consiste d’un côté à choisir des formes perçues comme générales : l’anglais, ainsi, devient la langue de chant indépendamment de la langue vernaculaire des pays (19 des 24 finalistes chantaient en anglais en 2010). Ce choix avait été précédé par l’usage, peu fréquent mais mémorable, de langues fictives, pour la totalité de la chanson (comme deux chansons belges Sanomi et O Julissi et une chanson néerlandaise Amambanda dans les années 2000) ou pour les refrains : La, la, la, Diggi-Loo Diggi Ley, Boom Bang-a-Bang, Ding-A-Dong ou A-Ba-Ni-Bi.
2- Elle consiste aussi, à l’inverse, à utiliser des formes identitaires nationales formelles (costumes régionaux, patois ou dialectes) héritées des constructions nationales du XIXe siècle. Ces formes sont détachées des contraintes quotidiennes (personne ne porte de costume national sauf en situation de représentation), mais inscrivent les candidats dans l’espace de la « world music ». Que des candidats français chantent en des langues minoritaires, breton en 1996, corse en 2011, participe de ce mouvement de détachement.

Un spectacle « kitsch » ?

Ces pratiques de détachement soutiennent les accusations de kitsch portées à l’encontre de l’Eurovision : ce spectacle n’a rien d’authentique et ne pourrait être apprécié qu’au second degré. Dans le champ des cultural studies, cette accusation a été placée au centre de plusieurs articles [Allatson, 2007; Baker, 2008; Coleman, 2008; Georgiou, 2008] qui examinent l’attitude ironique des consommateurs d’Eurovision. C’est que la musique de variété n’a pas, contrairement à d’autres styles musicaux, connu de processus de légitimation et qu’il semble difficile (aux personnes interrogées par ces chercheurs) d’en parler autrement qu’ironiquement.

En sociologue, et s’intéressant moins aux discours qu’aux pratiques, Philippe Le Guern [Le Guern, 2007] s’intéresse à la « faute de goût » en se penchant sur une association française de fans de l’Eurovision. En passant de l’autre côté de la barrière, il nous fait comprendre comment les associations de fans contribuent à produire l’événement lui-même. Ainsi l’Union Européenne de Radiodiffusion, l’organisateur de l’événement, sous-traite auprès d’associations nationales de fans la diffusion des billets permettant d’accéder à la salle de spectacle. Une partie du temps de travail des organisateurs du concours est consacrée à la gestion des contacts avec les fans.
« En résumé, l’attention accordée aux fans par l’équipe organisatrice peut s’expliquer par le sens des intérêts bien compris : d’une part, le Concours souffre d’un déficit de légitimité au sein de l’UER même si sa visibilité médiatique est incontestable ; il est considéré selon l’expression de l’un de ses responsables comme « un mal nécessaire ». Or, les fans constituent un public particulièrement actif et leur seule présence confère un statut particulier à la manifestation (…) Leur implication donne du sens au Concours. D’autre part, leur érudition en matière de chansons et d’Eurovision les désigne tout naturellement comme des experts auxquels l’UER et les chaînes de télévision peuvent faire appel : certains préparent les fiches des commentateurs » [Le Guern, 2007, p.244]
Pour certains fans, donc, l’activité est très sérieuse.

Le spectacle n’est pas kitsch pour tout le monde. Raykoff [Raykoff & Tobin, 2007] souligne ainsi que le degré d’engouement national pour l’Eurovision varie en raison inverse de l’ancienneté de présence dans le concours, les « anciens » (qui sont aussi ceux qui participèrent au Traité de Rome mettant en place l’Europe politique) étant moins enthousiastes que les « nouveaux » issus des élargissements progressifs ou du passage des démocraties populaires aux démocraties libérales. « Countries that joined the EU in the 1980s (Greece, Spain, and Portugal) and 1990s (Austria, Sweden, and Finland) still show a fair amount of enthusiasm for the ESC, but they are often outdone by East European countries emerging from a half-century of political, economic, and social isolation. »
Prendre au sérieux l’Eurovision, c’est, si l’on suit le raisonnement jusqu’à ses limites, affirmer sa place citoyenne dans l’Europe contemporaine.

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Photo visiticeland@hotmail.com, licence Creative Commons

Un raisonnement similaire est parfois utilisé pour rendre compte de l’engouement manifeste de certains homosexuels pour l’Eurovision. Les groupes, les chanteurs et les chanteuses ont depuis une trentaine d’années multiplié les allusions à l’homosexualité (de manière explicite récemment), mais ce n’est pas uniquement cet aspect qui intéresse les chercheurs. Robert Deam Tobin [Raykoff & Tobin, 2007] écrit ainsi que la popularité de l’Eurovision au sein des « communautés queer » (lesbiennes, gays, bisexuelles ou trans) a quelque chose à voir avec le « sentiment de citoyenneté alternative » offert par ce spectacle, qui est soutenu par une organisation européenne transnationale, l’UER.
« While gays, lesbians, bisexuals, and transsexuals may have earned the right to distrust the nation state, they have increasingly found an ally in the new supranational structures of Europe. Various pan-European political institutions have been a driving force in whatever progress has been made in this situation of queer people in Europe. »
Le soutien des revendications des minorités sexuelles est devenu une partie de l’identité européenne et permettrait de comprendre l’affinité entre homosexualité et Eurovision, qui n’est pas qu’une affinité culturelle.

Sur cette photo prise lors de la « Amsterdam Pride », la chanteuse photographiée est arrivée 15e au concours de l’Eurovision en 1966.

Selon Dafna Lemish [Lemish, 2004], il est possible d’y voir l’équivalent homosexuel de la coupe du monde de football : « the ESC is to gay men what sport events are to heterosexual men, as several interviewees stated », l’occasion d’une soirée amicale devant la télévision, voire, en cas de succès national, de fête publique. Mais l’engouement homosexuel (s’il existe) semble se réaliser sous une forme qualifiée de « camp », terme anglais pouvant être défini comme un engagement avec la marginalité culturelle réalisé avec une intensité plus importante qu’habituellement requise, un choix conscient mais quelque peu distancié pour le mauvais goût (un « rapport savant » aux « cultures populaires »). La légitimité n’est jamais entièrement du côté de la consommation d’Eurovision. Ainsi les fans étudiés par Philippe Le Guern, s’ils sont presque tous homosexuels, sont aussi très souvent issus des fractions populaires des classes moyennes, la posture camp révèlerait ici autant la position des agents que celle des produits culturels dans l’espace social et dans l’espace des produits culturels :

« On ne peut (…) pas totalement comprendre la passion qu’éprouvent certains fans si on ne la
met pas en relation avec l’appartenance de classe ou la trajectoire culturelle : on le voit bien, lorsqu’ils se situent socialement et lorsqu’ils situent leurs goûts, c’est autant par rapport à l’ensemble de la société qu’en se référant à un espace déterminé par l’appartenance homosexuelle ; or, ils décrivent cet espace à la fois comme une communauté de destin mais aussi comme un espace où (…) le rapport à la culture n’est pas nécessairement plus égalitaire ou moins hiérarchisé. » [Le Guern, 2007, p.259-260]

Conclusion

Le caractère récurrent et régulier du concours télévisuel, diffusé depuis 1956, la stabilité de ses formes, en font un objet aisément utilisable par les sciences sociales. Un objet aux facettes multiples qui n’a, pour l’instant, pas été constitué comme « phénomène social total » malgré ses évidentes dimensions juridiques, culturelles, sociales ou économiques. D’un côté inscrit dans la culture populaire comme un spectacle un peu démodé, il fait l’objet d’une réception interprétative immédiate, celle des fans, des spectateurs, des journalistes, fonds de commerce des cultural studies. Une autre facette, moins connue sauf par les travaux de Le Guern, concerne l’organisation matérielle de ce spectacle à la fois éphémère et récurrent. Enfin la « quantophrénie » a trouvé dans le grand nombre de chansons, aux caractéristiques comparables (pas plus de 3 chanteurs, pas plus de 3 minutes, strictement rattachées à un pays), et les données quantitatives produites chaque année (la matrice des votes de chaque pays envers les finalistes), son petit bonheur.

bibliographie

Allatson, P. [2007], ‘Antes cursi que sencilla’: Eurovision Song Contests and the Kitsch-Drive to Euro-Unity. Culture, Theory and Critique, 48[1], p.87.
Baker, C. [2008], Wild Dances and Dying Wolves: Simulation, Essentialization, and National Identity at the Eurovision Song Contest. Popular Communication: The International Journal of Media and Culture, 6[3], p.173.
Clerides, S. & Stengos, T. [2006], Love thy Neighbor, Love thy Kin : Voting Biases in the Eurovision Song Contest.
Coleman, S. [2008], Why is the Eurovision Song Contest Ridiculous? Exploring a Spectacle of Embarrassment, Irony and Identity. Popular Communication: The International Journal of Media and Culture, 6[3], p.127.
Georgiou, M. [2008], « In the End, Germany will Always Resort to Hot Pants »: Watching Europe Singing, Constructing the Stereotype. Popular Communication: The International Journal of Media and Culture, 6[3], p.141.
Haan, M.A., Dijkstra, S.G. & Dijkstra, P.T. [2005], Expert Judgment Versus Public Opinion ? Evidence from the Eurovision Song Contest. Journal of Cultural Economics, 29[1], p.59-78.
Le Guern, P. [2007], Aimer l’eurovision, une faute de goût ? Réseaux, 141-142, p.231-265.
Lemish, D. [2004], « My Kind of Campfire »: The Eurovision Song Contest and Israeli Gay Men. Popular Communication: The International Journal of Media and Culture, 2[1], p.41.
Raykoff, I. & Tobin, R.D. éd. [2007], A Song for Europe. Popular Music and Politics in the Eurovision Song Contest, Hampshire (Royaume-Uni): Ashgate.
Yair, G. [1995], [`]Unite Unite Europe’ The political and cultural structures of Europe as reflected in the Eurovision Song Contest. Social Networks, 17[2], p.147-161.
Yair, G. & Maman, D. [1996], The Persistent Structure of Hegemony in the Eurovision Song Contest. Acta Sociologica, 39[3], p.309-325.

Un peu en avance

De nombreux travaux ont montré que, s’agissant des prénoms les plus fréquents, les cadres étaient “en avance” sur le reste des professions et catégories socioprofessionnelles. Des parents cadres vont avoir tendance à donner des prénoms un peu avant que des parents “professions intermédiaires” ou “employés” ne donnent les mêmes prénoms.
L’avance sur la mode peut-elle alors être prise comme indicateur indirect de position sociale ?
À partir des listes électorales parisienne, j’ai comparé, pour chaque “premier prénom”, l’année de naissance de l’électeur et l’année pendant laquelle son prénom atteint son rang le plus élevé. Ainsi un électeur prénommé Matthieu, né en 1979, sera considéré comme “en avance” de dix ans sur la mode (le prénom “Matthieu” atteint son meilleur rang national en 1989). On peut faire cela pour le million d’électeurs et d’électrices né-e-s en France et inscrit-e-s à Paris. Les prénoms très rares posent problème, car les données disponibles ne permettent pas de calculer l’année de leur “pic”. C’est le cas pour 8,3% des électeurs/trices.
La carte suivante montre, à l’échelle du bureau de vote, quelle est la proportion d’inscrits dont le prénom est au moins 3 ans “en avance” sur le pic.

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On remarquera aisément que les quartiers de Paris les plus “bourgeois” sont aussi ceux où les prénoms sont les plus fréquemment “en avance”. Comme si la mode pouvait naître dans un coin caché du septième arrondissement et essaimer, ensuite, dans le reste du corps social.