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Les calendriers érotiques

Billet publié le 05/07/2009

En travaillant sur l’histoire des sex-shops, je me suis peu intéressé aux usages quotidiens de la pornographie, et j’ai confiné cette dernière dans un espace spécifique. Les images de femmes nues sont pourtant présentes ailleurs : sur des calendriers exposés au travail notamment.

Les “pin up” accompagnaient les soldats américains au milieu du XXe siècle. Les cabines des camions étaient parfois ornées de calendriers osés, jusqu’à des changements d’organisation du travail (ref 1).
Les sociologues du monde du travail ouvrier ont aussi rencontré ces images pornographiques. Anne Monjaret principalement, dont j’explore ici les articles. Beaud et Pialoux aussi, qui mentionnent, en passant, dans Retour sur la condition ouvrière (ref 2) la personnalisation des boîtes à outils [ils citent un ouvrage de Durand, Grains de sable…]

…on la personnalise, on la décore, on la transforme (…) Pas assez de place pour coller une femme entière. Bouts de seins et gras de fesses se juxtaposent habilement.

De manière anecdotique, j’avais trouvé dans des archives judiciaire la trace d’un ouvrier de Renault Billancourt qui faisait un petit traffic d’images pornos. Et Robert Linhart, dans L’Etabli signale un traffic similaire : des camionneurs qui apportent à Citroën des pièces de machines font aussi entrer dans l’usine d’autres objets (dont une revue qui propose une fellation en couverture) (ref 3). Une fois dans l’usine, ces photos et ces images continuent à circuler.

En cherchant bien, l’on trouve enfin sur internet des photos d’ateliers, dans lesquels les pots de peinture disputent l’espace aux calendriers pornos :

Ludo-ludovic sur flickr propose la visite d’un atelier :


Sur la photo ci-dessus, l’on voit que certaines images sont préférées à d’autres, et que les calendriers, même périmés, ne sont pas jetés : de l’autocollant permet d’avoir sous les yeux les photos souhaitées… et peut-être de les dissimuler en cas de visite impromptue.

(voir aussi : dans une usine à l’abandon, dans une usine abandonnée, un entrepot abandonné et encore un entrepôt abandonné et encore un entrepôt, et enfin : [1], [2], [3]…)

Comme on peut le voir dans certaines des photos, ces calendriers sont proposés par des fournisseurs. Ils savent que le calendrier sera affiché si les images sont érotiques.

Ces illustrations sont perpétuellement en vogue. Ainsi en mars 2002, lors d’une visite, le responsable des garages d’un établissement public explique que les fournisseurs cherchent qu’elles soient conservées. «Il y a les calendriers “pratiques” en carton ou ceux avec des femmes dessus. Personne ne réclame les premiers alors que les autres sont demandés. Les fournisseurs le savent, il ne faut pas gaspiller.» (ref 4)

calendrier-catalogueMais sortons un moment du monde ouvrier.
Parmi les grands distributeurs de calendriers, l’on trouve la Poste, ou plutôt les facteurs. En décembre, ils passent diffuser “Le Calendrier du Facteur”. Dans un article (ref 5) Marie Cartier précise

L’activité des calendriers s’étend sur toute l’année. Les calendriers sont produits par quatre entreprises. Les épreuves sont soumises au contrôle de la Poste en février. Des catalogues présentant les collections de calendriers et dotés d’un bon de commande sont envoyés chaque année en mars dans les bureaux de poste. Après avoir choisi les calendriers sur catalogue, les facteurs envoient leurs commandes aux fournisseurs. Ils reçoivent les calendriers dans les bureaux durant l’été.

Si La Poste contrôle et valide ce qui est proposé dans les catalogues, il y a peu de risque que l’on se trouve face à une femme nue.
calendrier-chaton Les calendriers les plus connus représentent de petits chatons, des chevaux, des paysages… Des chasseurs pour les régions rurales, des châteaux historiques pour les autres…
Mais les fournisseurs de calendriers organisent aussi, en parallèle, un petit traffic. Les facteurs ont la possibilité de commander, par un bon “rose” spécial, des calendriers “SPECIAUX NUS X”, “NUS HARD” ou “NUS SOFT”.
Ces calendriers, est-il précisé, « ne peuvent être commandés qu’à titre personnel (…) Vous ne devez en aucun cas les présenter aux usagers. Seuls les Almanachs du facteur peuvent être distribués dans le public. »
facteur-calendrier-hard
Commandés “uniquement à titre personnel“, certes, mais il y a la possibilité d’en commander plusieurs exemplaires, et la commande est faite avec celle de l’Almanach. J’aimerai bien savoir ce que ces calendriers deviennent. Face à quelqu’un qui ne veut pas de petit chat ou de cascade, de cheval ou de scène bucolique, mais qui demande “Vous n’avez pas un peu plus… osé ?”… les facteurs ne sont-ils pas tentés de proposer “autre chose” ? Cela m’étonnerait.
Aujourd’hui, la commande se fait en ligne, chez Oberthur comme chez Oller. Ces entreprises proposent-elles toujours ces calendriers parallèles ?
[Note : si oui, je suis preneur de copies d’écran !]

*

Cette excursion vers la Poste et ses facteurs n’était pas qu’une digression. Celles et ceux qui ont rencontré les calendriers érotiques dans le monde ouvrier signalent leur disparition : les camions perdent leurs femmes nues (ref 1), les ateliers sont expurgés des posters “osés”. Anne Monjaret (ref 7) l’a observé de près : les restructurations, l’arrivée des femmes ou de générations plus jeunes, des modes de management nouvelles ôtent tout sens aux posters de nus :

Après le déménagement (…), les équipes qui ont suivi le mouvement ont dû fusionner, les « anciens » ont dû se confronter à la venue de « jeunes » formés autrement qu’eux. Les ateliers ne ressemblent plus à des ateliers, les établis sont devenus des bureaux. La construction d’un espace viril et plus encore corporatiste n’a, semble-t-il, pour le moment, plus lieu d’être. Quand le corporatisme n’a plus de sens, les signes référents sont abandonnés, les images de nus en faisaient partie. Elles se retrouvent parfois discrètement sur l’écran de veille de l’ordinateur. Certains « anciens » se retranchent dans cette pratique d’affichage, mais ils se savent isolés. Des « jeunes » se sont, eux, amusés brièvement avec ces images.

Les usages de la pornographie sortent du monde du travail et se privatisent : sous cette hypothèse, les calendriers “SPECIAUX NUS X” des facteurs sont sans doute destinés à des usages privés.

Il existe donc (ou du moins il existait), j’ai essayé d’en montrer des exemples, une circulation publique d’images de femmes nues, circulation connue (prise en compte par les fournisseurs d’outillage industriel, repérée par les sociologues) mais que je n’avais pas vraiment pris en compte dans ma réflexion (centrée sur le caractère privé de la consommation). Je suis fort heureux, donc, d’avoir pu lire récemment les articles d’Anne Monjaret.

*

Je suis preneur d’autres références (anglophones ?) et d’autres photos (plus anciennes par exemple)… Des anecdotes aussi m’intéressent.

Références
ref 1 : Bruno Lefevre, “La ritualisation des comportements routiers”, Ethnologie française, 1996-2,
ref 2 : Beaud & Pialoux, Retour sur la condition ouvrière, Paris, Fayard, 1999
ref 3 : Robert Linhart, L’Etabli cité par Anne Monjaret “Posters de nus dans les espaces masculins” in Charif et Le Pape, Anthropologie historique du corps, Paris, L’Harmattan, 2006
ref 4 : Anne Monjaret, “les calendriers illustrés de nus féminins dnas les espaces de travail masculins”, in Tamarozzi et Porporato, Oggetti e immagini, Omega Edizioni, 2006.
ref 5 : Marie Cartier “le calendrier du facteur, Les significations sociales d’un échange anodin“, Genèse, 2000-4, n°41
ref 7 : Anne Monjaret, “Images érotiques dans les ateliers masculins hospitaliers : virilité et/ou corporatisme en crise“, Mouvements, 2004 n°31

[yarpp]

16 commentaires

Un commentaire par Jean Michel (05/07/2009 à 10:21)

Ce qui est intéressant, c’est surtout de comparer la personnalisation de l’espace de travail selon les métiers, les générations, les genres, en observant comment l’image érotique ou X, quand elle est présente, s’associe ou non à d’autres images, d’autres éléments de décor. Je fais parfois attention à ce genre de choses dans les bureau de l’université ou l’imagerie porno n’est guère présente : des posters de manifestations culturelles dans le bureau d’une responsable de cellule recherche d’UFR, les traditionnelles cartes postales de vacances (Baléares, Crète, Antilles, palmiers, etc.) associées aux dessins des enfants dans les bureaux de la scolarité du département (personnel exclusivement féminin), des motos (visibles des étudiantes) mais aussi un calendrier de lingerie Aubade (non visible des étudiants) dans une scolarité de licence (personnel masculin cette fois). Les images Aubade semblent plus légitimes que d’autres (économiseur d’écran sur la machine de bureau d’un permanent CFDT départemental). Mais inimaginable à mon avis dans le bureau d’un EC (sans parler des vrais calendriers pornos : on n’est quand même pas des ouvriers !).

Les militaires sont aussi les spécialistes de la personnalisation : il y a souvent une vitrine dans leur bureau qui raconte leur cursus (drapeaux, médailles commémoratives, insignes d’unité, souvenirs du Kosovo, de l’Afghanistan, etc.). Mais les choses sont différentes en garnison et en OPEX (plus de tolérance apparemment en Opex : dans les tentes ou les chambrées en Aghanistan on peut voir des calendriers de nus, mais pas dans un bureau de sous-off dans une école supérieure militaire).

Un commentaire par Jean-no (05/07/2009 à 10:23)

Pour info, l’école supérieure d’arts de Rennes a monté une équipe de recherche qui concentre ses travaux sur les calendriers des postes. Ils ont accès à toute la production d’Oberthur depuis le milieu du XIXe siècle.

Un commentaire par Baptiste Coulmont (05/07/2009 à 10:30)

Merci bien !
>Jean-Michel : et du côté du personnel ouvrier de l’université (chauffagistes, entretiens…) ?
>Jean-No : “toute la production” ? Même le “SPECIAL NU HARD” ?

Un commentaire par Jean-no (05/07/2009 à 14:11)

@BC : je ne sais pas s’ils ont accès à tout-tout-tout (ou si des choses ont été jetées…). Je signale cette page à Catherine de Smet et à Jérôme Saint-Loubert Bié, qui pilotent ces recherches…

Un commentaire par Catherine de Smet (06/07/2009 à 8:50)

Nous travaillons en effet, comme le signale Jean-Noël, sur un fonds de calendriers Oberthür conservé à la bibliothèque de Rennes Métropole, et ignorions tout de ces calendriers de nus. Grâce à vous nous découvrons un pan ignoré de notre corpus. Comment en avez-vous eu connaissance de l’existence de ces “autres” calendriers ? Votre source pourrait-elle fournir plus d’informations ? Merci !

Un commentaire par Baptiste Coulmont (06/07/2009 à 10:23)

> Catherine de Smet : je vous réponds directement par mail.

Un commentaire par Denys (07/07/2009 à 16:00)

Bravo Baptiste, je viens juste de découvrir la nouvelle maquette du site du département, et ça fait un sacré coup de jeune. (sous mon Firefox 3.0.11 en affichage taille normale, de tous tous petits soucis de chevauchement, notamment la case de la fonction de recherche en bas à gauche qui déborde légèrement sur le contenu à droite, mais c’est vraiment insignifiant).

Bonne idée d’avoir augmenté le nombre des images, et bravo pour avoir choisi d’illustrer le sujet relatif aux nomination récentes avec la couverture du dernier livre de Jean-François Laé.

Oui, en effet, ce commentaire est totalement hors sujet.

Un commentaire par Baptiste Coulmont (07/07/2009 à 16:14)

> Réponse hors sujet aussi : Merci bien. J’ai trouvé le thème “Arras” pour wordpress [www.arrastheme.com] très intéressant pour le site du département. Un peu plus complexe à gérer pour les secrétariats probablement, mais j’ai fait en sorte qu’une “image par défaut” soit créée automatiquement. Quant au livre de Laé… il ne faut pas y voir de message caché !

Un commentaire par Denys (08/07/2009 à 15:09)

Tant qu’à être dans le hors sujet, le SUDOC aussi a fait peau neuve, et c’était pas du luxe. Maintenant, c’est bien plus clair et plein de jolies icônes. Visiblement, ces mois d’inactivité forcée n’ont pas été perdus pour tout le monde.

Un commentaire par Lodi (09/07/2009 à 9:34)

On trouve maintenant le calendrier quotidien de photos erotique (l’équivalent x existe très certainement) sur internet.
bonjourmadame.fr
D’ailleurs, l’équivalent masculin existe aussi (bonjourmonsieur sans doute).

Un commentaire par Baptiste Coulmont (09/07/2009 à 13:14)

> Lodi : merci.

Un commentaire par LD (26/10/2009 à 23:14)

Je sais pas trop si ça vous intéresse, mais dans un contexte sociologique bien loin du monde ouvrier, j’avais été frappé par les fonds d’écran de certains de mes condisciples en école d’ingé (l’ENSAE). C’étaient il y a quelques années, à l’époque ceux des étudiants qui trainaient le plus derrière le bar de la cafet et à la table de babyfoot avaient comme fonds d’écran des dessins manga qui ressemblaient pas mal aux photos que vous citez.

Dans cette école où on demande aux étudiants de passer pas mal de leur temps libre en salle info pour réaliser des mémoires et autres projets, le choix du fonds d’écran est quelque chose d’assez visible, c’est ce qui s’affiche aux autres personnes de la salle quand on verrouille sa session pour sortir faire une pause. Une manière de montrer leur nonchalance, leur plus grand intérêt pour les mangas et les filles dénudées que pour le prochain mémoire à rendre et le niveau des salaires à l’embauche dans les salles de marché ?

Un autre étudiant, qui bien qu’un peu effacé ne dissimulait pas son homosexualité, avait quant à lui un collage de photos de Tom Cruise torse nu.

Un commentaire par LD (26/10/2009 à 23:40)

Oups… je viens de me rendre compte que ce billet a été publié il y a déjà quelques mois, la faute à rezo.net !

Un commentaire par Baptiste Coulmont (27/10/2009 à 8:33)

>LD : pas de problème, il est toujours d’actualité !

Un commentaire par chabian (27/10/2009 à 20:17)

pour avoir été ouvrier dans une autre vie (il y a plus de 20 ans), je vous signale que l’intérieur de l’armoire métallique et spécialement le dos de la porte était un endroit d’affichage de photos de nus féminins. On en trouvait dans les vestiaires mais aussi dans les ateliers parfois (armoire à outils). On se rinçait l’oeil en prenant son travail, en prenant son outil ou son café mais la porte restait quasi close le reste du temps. Sans quoi le contremaitre aurait demandé plus de discrétion…

Un commentaire par a (29/10/2009 à 17:57)

Ces calendriers deviennent même un argument de vente et rentrent dans la stratégie commerciale.