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L’Affaire Olesniak, épisode 1

L’Affaire Olesniak, c’est une petite histoire judiciaire qui se déroule entre 1969 et 1971 à Paris. En une dizaine d’épisodes (probablement un par semaine), je vais relater ici-même le travail de la police.

Le 16 janvier 1969, l’affaire débute. En bonne logique policière : par un rapport.

Voici comment leur rapport commence :

Depuis un certain temps des renseignements obtenus au cours de notre service journalier de voie publique nous faisaient connaître que des touristes, français et étrangers, étaient racolés aux environs de la place Pigalle pour être conduits chez des particuliers où étaient organisés des projections de films pornographiques.
Ce genre de racolage était effectué soit de jour, mais plus particulièrement de nuit par des nord-africains ou des français aux environs des boites de nuit de Montmartre en général mais plus souvent à proximité de la rue Pigalle et des Boulevards de Clichy et Rochechouart.
Des surveillances furent organisées à différentes reprises aux abords de la Place Pigalle, mais la faune des chasseurs de boites de nuit, travestis et autres nous connaissance (sic) de bonnes date, ces surveillances s’avéraient difficiles.
Toutefois lors de ces surveillances, nous apprenions que des projections étaient effectuées depuis bien longtemps chez une concierge de la rue des Martyrs, dans la portion comprise entre le boulevard Rochechouart et la rue ***.
Des surveillances furent à nouveau établies, notamment dans cette artère et notre attention fut attirée par des allées et venues discrètes de nord-africain conduisant de temps en temps un homme, jamais le même, au *** rue des Martyrs.
Or, à cette adresse, la loge est tenue, suivant nos renseignements, par une femme assez forte, blonde, âgée de la cinquantaine environ, signalement correspondant à celui qui nous avait été donné par un informateur.

Avant d’aborder la suite du rapport (dans le prochain épisode), posons-nous un moment sur cette description du boulevard de Clichy. Il apparaît ici comme une plaque tournante du commerce pornographique. Mais ce commerce est, du point de vue des policiers, structuré de plusieurs manières. D’un côté les touristes. De l’autre des petits travailleurs du sexe (rabatteurs, travestis…). Et enfin, spécificité de l’affaire, des “particuliers”, chez lesquels des projections de films pornographiques sont organisés.
Nous sommes en 1969, et les films pornographiques sont interdits : ils constituent des objets outrageant les bonnes moeurs. Ce n’est que vers 1974-1975 que la pornographie sera autorisée, puis régulée. Mais interdiction ne signifie pas absence. Le commerce de la pornographie est bien vivant, surtout depuis que, en 1967, certains pays scandinaves ont accepté de libéraliser ce commerce. Mais le commerce de “la porno”, en France, reste clandestin… et il faut pouvoir apparier offre et demande.
Cet appariement, c’est l’affaire des rabatteurs. A Pigalle, ces rabatteurs sont décrits par les policiers, très souvent, comme des “nord-africains”. D’un côté la pornographie, c’est un petit commerce ethnique, dans lequel des immigrés (originaires d’Algérie le plus souvent) jouent un rôle. Entre la station Pigalle et la station Barbès, il n’y a qu’une station intermédiaire. De l’autre, l’expression “nord-africain”, ou “de type NA”, est un restant du contrôle policier des populations maghrébines pendant la guerre d’Algérie… mais j’en sais bien trop peu pour m’étendre dessus. Les catégories racialisantes, en tout cas, perdurent.

Carte : Zone de résidence des “Nord Africains” à Paris, en 1950.
Chombart de Lauwe Paris et l agglomeration parisienne 1952

Le regard policier, fort explicite dans les rapports que, semaine après semaine, je vais vous proposer, n’est pas le seul regard présent. Nos policiers se trouvent sous le regard des intermédiaires : les surveillances sont difficiles, nous sommes trop connus ! disent-ils. Mais les travestis, les chasseurs de cabaret et autres prostituées n’ont pas laissé de traces quotidiennes de leur surveillance. Dommage.
Passons au dernier point que je souhaite aborder aujourd’hui : la concierge ! Sans la concierge, pour être honnête, l’histoire m’aurait bien moins intéressé. Mais là, nous avons une personne, centrale dans la vie d’un immeuble parisien, qui est soupçonnée d’organiser, dans sa loge (qu’on imagine petite), des projections pornographique pour des touristes amenés par des “nord-africains”.

L’information “confidentielle” donnée aux policiers sera-t-elle suivie ? La concierge organise-t-elle vraiment des projections dans sa loge ? Sera-t-elle arrêtée ? Vous le saurez au prochain épisode.

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Mise à jour (5/3/2008) : l’épisode 2 est en ligne

L’Affaire Olesniak, épisode 2

Dans l’épisode 1, nous avions découvert que des policiers soupçonnaient l’organisation de projections pornographique chez une concierge en 1969.

Une “concierge”… L’affaire m’avait intéressé : au lieu d’un commerce pornographique dans un espace commercial, c’est dans un espace semi-privé, au coeur d’un immeuble que cela se passe. Comment peuvent se conjoindre ces deux sphères, commerciales et intimes ? Mais l’affaire m’avait aussi intéressé car elle mettait au centre des dispositifs de surveillances policières une femme. Or ces dernières sont rarement condamnées pour outrages aux bonnes moeurs. En 1970, par exemple, sur 177 condamnés on ne trouvait que 16 femmes (7 d’entre elles étaient mariées). Plus généralement, elles forment rarement plus de 10% des condamnés.
L’affaire Olesniak est d’autant plus étrange !

Revenons aux policiers. Dans leur rapport du 16 janvier 1969, ils écrivent :

Ce jour, une nouvelle surveillance était organisée au moment même où nous apprenions qu’une projection venait d’être faite. Alors que nous attendions l’arrivée d’un nouveau client, nous étions (OPP Rodriguez et OPA Legrand) abordés sur le boulevard de Clichy par un nord-africain qui sans préambule nous proposa de voir « du cinéma cochon ». Nous acceptions aussitôt sans discussion du prix. L’homme nous entraina alors sur le boulevard de Clichy, puis par la rue *** et rue des Martyrs, où nous le suivions jusqu’au *** de cette rue.
La loge de la concierge est située, de face, au fond du couloir. Le nord-africain frappa à la porte qui fut entrouverte par une femme blonde qui nous pria d’entrer. Le nord-africain s’adressant à cette femme lui dit que nous voulions voir ou acheter des films et des revues nordiques puis cet homme sorti (sic) aussitôt en disant « je vais revenir ».
Nous notions la présence alors d’un homme qui se trouvait dans la 2e partie de la loge à usage de chambre à coucher. Nous le voyions sortir un film d’une armoire et le déposer sur la table de la salle à manger devant nous. La femme prenait également dans la chambre, sans pouvoir voir où, des revues nordiques qu’elle nous présentait immédiatement. Elle déclara qu’elle vendait les films 30 frs puis se reprenant 300 frs pièce, les revues nordiques couleur 45 frs pièce et les photos couleur 5 frs pièce. Tout en parlant, elle installait sur la table de la salle à manger un projecteur qui était déjà branché et qui se trouvait sur le sol devant le buffet avec un film tout prêt.
A ce moment même nous déclinions notre qualité en exhibant nos plaques de police et nos cartes de réquisition.
(…)
Une perquisition aussitôt effectuée en leur présence permettant la découverte d’un certain nombre de documents, photos et films, livres illustrés ou non, gravues ou dessins. Cette opération fera l’objet d’un proçès-verbal (sic) séparé.
(…)
Mentionnons que pendant notre opération de perquisition un individu s’est présenté à la loge et sur notre question a répondu « qu’il venait voir ». La femme Olesniak nous dit alors qu’il s’agissait d’un très bon ami qui venait passer la soirée chez elle. Mais cette dernière étant dans l’impossibilité de donner le nom ou le prénom de ce « bon ami », celui-ci a été invité à se présenter au siège de notre service le 17 à 15 heures.

En pleine surveillance sur le boulevard de Clichy, les deux policiers, l’OPP (officier de police principal Rodriguez) et l’OPA (Officier de police adjoint Legrand) se font accoster par un “nord-africain”, qui joue le rôle de rabatteur pour la concierge. Ce rabatteur devait être nouveau : il n’a pas reconnu les policiers (qui se plaignent quelques lignes auparavant au début de leur rapport qu’ils sont trop connus place Pigalle). Ce rabatteur les amène, comme par hasard, chez la concierge.
C’est bien dans la loge de la femme que les films sont projetés. Une loge typique de concierge, apparemment, car les policiers ne prennent pas soin de la décrire en détail. Une seule pièce, séparée par une cloison à mi-hauteur, qui sert de loge-salle à manger-chambre à coucher.
Thomas Glynn La Pornographie danoise, 1970Et l’on propose aux policiers des “revues nordiques”. Pourquoi “nordiques” ? A partir de 1967, le commerce pornographique est légalisé dans quelques pays scandinaves, et “nordique”, ou “suédois”, ou “scandinave” devient un synonyme de “pornographique”. Parfois, les “revues nordiques” ne viennent même pas de pays du nord.
Certains ouvrages jouent sur ces références (comme “La pornographie danoise”, dont la couverture est ici reproduite, et qui ne porte pas du tout sur la pornographie danoise).

Revenons aux questions de genre.
L’on apprend dans le rapport que la concierge n’est pas seule dans l’affaire (alors que, jusqu’à présent, elle était la seule mentionnée). Un homme est présent, qui semble jouer un rôle : il apporte un film. Mais c’est la concierge qui donne les prix (que le “nord-africain” — un autre homme — n’avait pas mentionnés), qui va chercher les revues, qui s’occupe du projecteur. Sur presque tous les plans, c’est elle qui maîtrise la situation. L’affaire est décidément intéressante : dans la plupart des autres dossiers que j’ai consultés, les policiers montrent rapidement leur intérêt pour l’homme, quand un couple est surveillé. Parfois même, ils laissent libre la femme pendant que le mari est emprisonné (et semblent surpris quand cette femme continue à faire commerce…).
Ici, c’est “la femme Olesniak” qui est au centre. D’ailleurs, c’est bien elle qui prend la parole quand un client arrive. Elle tente même de tromper les policiers, en présentant cet homme comme un ami : signe, s’il en était besoin, qu’elle ne s’avoue pas vaincue.

En 1969, donc, le commerce pornographique, pour exister dans l’illégalité, s’était inséré jusqu’au coeur même des espaces privés, moins soumis à la surveillance policière. Des femmes pouvaient en être responsables, du moins, ici, à une toute petite échelle… A Pigalle, ce commerce apparaissait, publiquement du moins et aux yeux des policiers, comme un commerce “ethnique”, où les intermédiaires étaient “nord-africains”. Questions de délimitation des sphères (publique/intime), questions de genre, questions de racialisation… décidément, cette affaire est fort intéressante.

Le client sera-t-il arrêté par les policiers ? D’où viennent les films et les revues ? Quels revenus apportent-ils à ce couple ? Quel est le rôle du mari dans toute l’histoire ? Dormiront-ils en prison ?… vous le saurez au prochain épisode (la semaine prochaine).

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L’Affaire Olesniak, épisode 3

Qui est donc cette concierge ? Et que vient-elle faire dans l’économie de la pornographie en 1969. Dans les épisodes précédents, nous avions commencé à suivre le travail de policiers qui cherchaient à arrêter un petit commerce porno : des projections porno dans une loge, en 1969.
Dans un article fort intéressant car programmatique, “Jalons pour une histoire culturelle de la pornographie en Occident” (disponible sur cairn.info, dans la revue Le Temps des médias), Olivier Laurent Martin écrivait :

Le développement du porno business rencontre l’adhésion d’une frange croissante des populations occidentales, jeune, ́éduquée, sensible aux thèses de la «lib́ération sexuelle», qui accède à
la maîtrise de sa procréation et réclame le droit au plaisir. (…) Il serait intéressant de déterminer avec précision la nature de la relation que l’on devine entre l’essor d’une culture de masse pornographique et l’activisme militant de groupes qui associaient libération sexuelle et révolution politique.

Ce programme de recherche est en effet nécessaire, mais ces groupes militants ont laissé des traces sans comparaison avec leur importance numérique. Dans l’affaire Olesniak, ainsi que dans la majorité des condamnations pour Outrages aux bonnes moeurs, le sociologue ou l’historien n’a pas affaire aux franges jeunes et éduquées… mais aux fractions en déclin des classes populaires ou bourgeoises. Quel rôle ces fractions, numériquement importantes, ont joué ?

Raymonde Olesniak est née Raymonde Dubois (noms et prénoms modifiés) en 1920, en Normandie. Au moment de son interpellation, elle atteint 50 ans. Ses revenus de concierge sont de 80 francs par mois. Elle tient aussi un kiosque à journaux le dimanche, qui lui rapporte quelques 400 francs par mois… mais pour elle comme pour les policiers, son identité sociale, sa profession, c’est concierge.

Son mari est âgé de 10 ans de moins qu’elle. Une rareté statistique qu’un tel écart d’âge. Dans la majorité des couples, l’homme est plus âgé que la femme (en moyenne, de 2 ans plus âgé). Pour les couples qui se sont formés dans les années quarante, seuls 10% comportaient un homme plus jeune… Alors un homme dix ans plus jeune, c’est très étrange, très rare… Mais c’est aussi le signe d’une mise en couple tardive, pour une femme (L’écart d’âge entre conjoints, PDF, 2006). Si l’on conçoit la différence d’âge entre hommes et femmes comme l’indice d’une “domination consentie”, pour reprendre l’expression de Michel Bozon, alors dans le cas Olesniak, toute une dynamique est mise en place qui contribue à faire de la concierge le personnage central.

Le mari de la concierge est ouvrier spécialisé aux usines Renault à Billancourt. Je trouvais étrange qu’il réside du côté de la place Pigalle… Mais les différents documents que j’ai pu consulter (le livre de Chombart, Paris et l’agglomération parisienne de 1952 et un rapport de M. Freyssenet “Division du travail et mobilisation…” 1979, p.305) montre que c’était possible, sinon fréquent : Paris est alors une ville ouvrière.
Chombart Billancourt
Il est né en 1930 en Pologne, a servi, pendant la guerre, d’ouvrier agricole dans une exploitation allemande (on n’en sait pas plus, mais cela devait être une forme d’esclavage, il avait à peine 13 ans). Après la guerre, il s’engage un moment dans la Légion étrangère (et est blessé en Indochine). Il est naturalisé français depuis quelques années.

Il gagne 900 francs par mois aux usines Renault. Logé “gratuitement”, et en combinant les revenus de sa femme, le couple gagne — légalement — quelques 1400 francs mensuels.

*

La perquisition est immédiate et fouillée, et les policiers découvrent de nombreux objets :

La visite minutieuse des lieux amène la découverte, un peu partout, notamment dans la chambre à coucher, dans le secrétaire, dans l’armoire, en plus des revues et photos déjà présentées par Mme et M. Olesniak de films 8m/m, de photos noir et blanc et couleurs pornographiques, certaines dans des enveloppes en cellophane, de livres illustrés de photographies pornographiques, de livres sans illustration, de dessins, gravures, de photos agrandies, etc…

Le couple est alors amené au commissariat, et les Olesniak sont auditionnés séparément. Le mari déclare ainsi (je souligne) :

Je reconnais que ma femme et moi depuis deux ans environ faisons à notre domicile des projections de films pornographiques pour des clients racolés à Pigalle par des chasseurs. Nous vendons des films, des revues nordiques et des photos pornographiques à des prix divers. Je savais que cela était défendu et nous faisons cela pour gagner un peu d’argent. Les films étaient vendus de 250 à 300 Frs, les revues nordiques 45 Frs le numéro et les photos couleurs 5 Frs pièce.

…pendant que Mme Olesniak signe la déclaration suivante (je souligne) :

Je reconnais que depuis six mois environ je reçois à la maison des personnes qui me sont emmenées soit par des chasseurs ou des Algériens. A ces gens je fais des projections de films pornographiques et propose à la vente des films, des revues et photographies pornographiques. Les films sont vendus 250 Frs, les revues 45 frs le numéro et les photos 5 frs pièce. Je sais que celà (sic) est défendu mais comme j’ai des ennuis d’argent, celà (sic) m’aidait.

À part la durée de l’illégalisme (depuis deux ans ou depuis six mois ?) les déclarations sont similaires. À ceci près que le “nous conjugal” domine dans les déclarations du mari, et que Mme Olesniak n’utilise que le “je” : j’ai des ennuis d’argent, je fais des projections…

*

Le lendemain, le client qui avait sonné chez la concierge pendant la perquisition se présente au commissariat. Il est auditionné. Jean-Jacques G* (noms et prénoms modifiés) est né en 1943, il a donc 26 ans au moment de l’affaire. Il est “analyste programmateur”. C’est un jeune cadre, un membre de cette frange croissante des populations occidentales, jeune, ́éduquée, sensible aux thèses de la «lib́ération sexuelle» dont parlait Olivier Laurent Martin. Voici comment il raconte aux policiers comment il a été impliqué :

(…) Il y a huit jours environ de cela, alors que je me promenais boulevard de Clichy à hauteur du métro « Blanche », j’ai été accosté par un homme, de type méditerranéen, avec un léger accent, vêtu d’un complet de couleur fonçée (sic), pull col roulé, qui m’a proposé de lui acheter des photos ou des revues pornographiques.
Je n’ai pas voulu lui acheter ce qu’il me proposait car cela ne m’intéressait pas. Par contre, voyant que ces objets ne m’intéressaient pas, il m’a alors proposé de participer à une séance de projection de films pornographiques. J’ai accepté.
Cet homme m’a alors conduit dans une rue toute proche que je connais fort bien (…)
L’homme a sonné à la porte extérieure et instantanément une femme de petite taille, blonde, avec plusieurs doigts de la main gauche que je crois sectionnés. [sic : phrase sans verbe]
Tous les trois nous avons pénétré dans la loge de la concierge qui se trouve au fond du couloir d’entrée de l’immeuble et en face. J’ai de suite deviné que cette femme était la concierge.
J’avais omis de vous dire que l’homme m’avait au préalable fixé le prix de la séance, sans préciser le nombre de films à passer à 150 francs (cent cinquante). (…)

Mais il n’avait pas suffisamment d’argent. Il remet alors à la concierge un chèque de 50 francs et demande un autre rendez-vous. La concierge lui téléphone le 16 janvier 1969, lui dit de revenir le soir même. C’est là qu’il se fait repérer.
Le petit commerce pornographique met ainsi en contact des mondes différents, le jeune cadre informaticien aux revenus suffisants pour dépenser 15% d’un salaire ouvrier pour visionner un film pornographique dans une loge… et la vieille concierge “avec plusieurs doigts sectionnés”, par l’intermédiaire de rabatteurs algériens.
Sont-ce ces contacts contre-nature-sociale qui sont en partie sanctionnés ? Rien ne vient véritablement soutenir cette hypothèse dans les documents écrits. Mais l’omniprésence de ces contacts dans les sources judiciaires laisse bien penser que le commerce pornographique en voie de normalisation après 1968, ne fut pas uniquement l’oeuvre d’un milieu social… mais peut-être bien le résultat de luttes, de relations, de tensions, entre différents milieux sociaux intéressés, à des degrés divers, par la participation à ce commerce. Cela reste à creuser.

*

Mais je n’ai pas répondu aux questions en suspens… Le client sera-t-il arrêté ou sortira-t-il libre du commissariat ? Son appartement sera-t-il perquisitionné ? D’où viennent les films ? Promis, dans l’épisode 4, vous en saurez plus.

L’Affaire Olesniak, épisode 4

L’audition de Raymonde Olesniak, l’interrogatoire policier, nous apprend beaucoup de choses. Mais les questions des policiers ne sont presque jamais retranscrites. Certaines phrases que la concierge prononce dans ces rapports sont donc probablement des réponses négatives, ou affirmatives, à des questions invisible. Ces réponses ont été réécrites ensuite sous forme de phrases mises dans la bouche d’Olesniak… qui se met en partie à parler le jargon policier (“le sieur”, “pour des tiers”…).
Après avoir passé la nuit au commissariat, Raymonde Olesniak (et son mari, mais moins longtemps) est réinterrogée. Quelques thèmes intéressent les policiers. Le projecteur tout d’abord :

c’est un locataire de l’immeuble, M. Prunier Tommy opérateur de cinéma qui me l’avait prêté depuis septembre 1967, date à laquelle il l’avait achetée (sic).
C’est un ami de longue date ; il dîne très souvent à mon domicile. Il avait assisté à quelques représentations cinématographiques des films pornographiques que je possédais. Il ignorait que j’en faisais la vente. Il ne savait pas que je faisais des projections de ces films, payantes, pour des tiers. Mais il devait s’en douter. En tout cas je ne lui ai jamais rien dit.
Lors des projections cinématographiques auxquelles il assistait, il y avait quelquefois des amis. Jamais je ne lui ai vendu, prêté, ou donné des films, des revues ou photos. Cela ne l’intéresse pas. Son projecteur restait constamment à la loge. Il ne me le louait pas mais je lui rendais quelques services : entretien de son linge par exemple, ménage de sa chambre.
Depuis qu’il m’a prêté ce matériel, c’est à dire depuis septembre-octobre 1967, je faisais une à deux projections cinématographiques de films pornographiques dans la loge, le soir, vers 21h-22h, lorsque je ne risquais pas d’être dérangée par les locataires.
Il n’y avait qu’une personne à la fois qui venait voir ces films. Il s’agissait en très grande majorité d’étrangers, des touristes de passage, et quelquefois mais rarement de français.

Projecteur Heurtier
L’origine du projecteur (qui devait ressembler à celui de l’illustration ci-dessus), qui servait à la concierge pour diffuser ses films, est intéressante. Il lui a été prêté par un des locataires de l’immeuble, qui profitait de certaines projections : “Lors des projections cinématographiques auxquelles il assistait, il y avait quelquefois des amis“. Non seulement le petit commerce de la concierge est relativement intégré à ses activités officielles de concierge, mais on apprend aussi que la “consommation” de pornographie n’est ni une activité par essence solitaire, ni une activité uniquement conjugale, mais qu’elle est parfois organisée “entre amis”. Les difficultés d’approvisionnement (en films, en projecteurs, en photos…) avant la légalisation du porno pouvaient pousser à la mise en commun amicale des éléments permettant une consommation pornographique, consommation sociale plus qu’individuelle. La pornographie s’insère ici dans un réseau d’échanges de bon services : le projecteur contre le linge sale, par exemple. Ces dons et contre-dons se trouvent hors de l’économie monétaire. Dans la version de Raymonde Olesniak, l’argent ne circule pas entre amis.
Les policiers s’intéressent à ce réseau d’échanges amicaux : s’il s’avérait que de l’argent avait circulé, alors ils pourraient inculper Tommy Prunier, ou s’intéresser de plus près à lui. Les échanges monétaires, pour les policiers (et les juges) sont des signes sur lesquels ils peuvent s’appuyer pour transformer un “échange” en une “vente”. Raymonde Olesniak doit se douter du caractère crucial de la circulation d’argent pour éviter d’en parler.

Le lendemain, Tommy Prunier est à son tour entendu par les policiers. Il est né en 1940 (il a donc à peine 30 ans au moment de son audition). Il gagne 1250 francs par mois comme “opérateur de cinéma”, ce qui le place dans une tranche de revenu plus de 2 fois supérieure au salaire minimum de l’époque. Ses réponses confirment dans les grandes lignes les paroles de Raymonde Olesniak. Ecoutons-donc Tommy Prunier :

(…) Je suis un ami de la famille Olesniak. Je les connais depuis trois ans. Mme Olesniak s’occupe de mon linge et de mon ménage et je prends pension pour midi et le soir chez eux comme je suis célibataire.
Il est exact que le projecteur de cinéma HEURTIER que vous me présentez m’appartient. Je l’ai acheté à crédit dans le courant du mois de septembre 1967 pour passer des films commerciaux en 8mm ou super8 et des films de vacances.
Quelques jours après, je l’ai prêté à Mme Olesniak et il est toujours resté dans la loge où il risquait moins d’être volé que dans ma chambre et de façon à ne pas toujours le monter et descendre pour les projections qui étaient effectuer (sic) dans la loge.
Je ne l’avais pas acheté pour assurer des projections de films pornographiques.
Un soir, il y a quelques mois, Mme Olesniak m’a fait assister, en présence de son mari, à la projection de quatre ou cinq films pornographiques. Je ne les ai vus qu’une seule fois. Je crois qu’il s’agissait de films suédois. Elle m’a dit qu’elle les tenait d’un arabe que j’avais vu quelquefois, connu sous le nom de Michel dans le quartier. Il a disparu et j’ignore ce qu’il est devenu.

Prunier se présente explicitement comme un “ami de la famille”, pas comme un client, pas comme un employeur… même si une série d’échanges d’informations, de services, d’argent et d’objets lie Prunier aux Olesniak : il “prend pension”, son linge est nettoyé, il est invité aux projections porno, il prête son projecteur, elle le protège du vol, il apprend d’où viennent les films. Les relations domestiques sont ainsi parcourues par des échanges commerciaux (et ne pourraient exister sans ces échanges). Mais les questions des policiers visent à séparer nettement commerce et domesticité. Le droit dont ils sont les porteurs oblige à une séparation nette entre intimité et échange économique.
La sociologue Viviana Zelizer, qui étudie depuis une trentaine d’année les relations entre échanges monétaire et relations intimes, s’est souvent servie des procès. Dans The Purchase of Intimacy, elle écrit notamment que we can look at the courtroom as a sort of shadow theater in which the actors improvized stylized versions of everyday struggles using the distinctive idioms of their craft. [nous pouvons regarder ce qui se passe dans les tribunaux comme une sorte de projection d’ombres chinoises dans lesquelles les acteurs improvisent des versions stylisées d’eux-mêmes, en utilisant les langues propres à leurs métiers]. C’est un peu la même chose qui se passe face aux policiers : la concierge “conciergifie” son petit commerce pornographique, en le présentant en partie comme inscrit dans les relations d’une concierge à ses locataires (ou en séparant certains locataires entre eux : l’ami, qui est invité aux projections… et les autres, dont il faut attendre le coucher avant de démarrer les projections). Mais, comme le souligne Zelizer, le droit produit par les décisions de justice n’est pas gratuit : il ordonne les relations sociales.
L’affaire Olesniak, par les décalages qu’elle opère dans les dichotomies habituelles entre “intimité” et “commerce”, entre domaines féminins et domaines masculins… m’intéresse de plus en plus. Les policiers vont rapidement quitter l’immeuble et la loge de la concierge. Rapidement, ils vont s’intéresser à l’origine des films et des revues suédoises.

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L’Affaire Olesniak, épisode 5

Le 17 janvier 1969, après une nuit au commissariat, Mme Raymonde Olesniak, concierge, est de nouveau auditionnée par la police (rappel). Après avoir présenté l’origine du projecteur, elle doit répondre aux questions des policiers sur l’organisation de ces projections pornographiques et sur l’origine des films et des photographies qui ont été trouvés chez elle. Il s’agit, pour les policiers, de cerner l’implication des différentes personnes.

Il n’y avait qu’une personne à la fois qui venait voir ces films. Il s’agissait en très grande majorité d’étrangers, des touristes de passage, et quelquefois mais rarement de français.
Ils m’étaient conduits par deux rabatteurs au type nord-africain ou méditerranéen dont j’ignore le nom et l’adresse, âgés de 30 à 40 ans, qui se montrent très circonspects et doivent prospecter le quartier Pigalle. L’un d’entre eux est assez grand, trapu, brun et porte une moustache ; ce doit être un chasseur ; l’autre est de petite taille, mince, brun, sans moustaches, il est souvent habillé en marron.
J’ai connu le grand incidemment, en septembre 1967. Tout à fait exceptionnellement, j’avais remplacé la « dame » qui tient le kiosque à journaux près du métro ***. Cet homme a regardé une revue de nus photographiques, autorisée, et m’a proposé des nus plus osés et des films en insistant sur le côté rentable de l’affaire. Il devait s’être concerté avec l’autre car ce dernier s’est présenté ensuite au kiosque et m’a fait la même proposition.
Un mois après environ, j’ai reçu la visite à la loge d’un homme d’une trentaine d’année, au type métropolitain, d’une taille de 1m75 environ, mince, aux cheveux blonds ou châtains, en tout cas pas bruns, toujours bien vêtu, portant une serviette en cuir noir. Il s’est dit envoyé par ces deux hommes. De sa serviette, il a sorti des revues suédoises pornographiques. Je lui ai acheté une vingtaine en noir et blanc à 20 frs. et une quinzaine en couleurs à 30 frs. Je lui ai pris aussi 6 livres pornographiques, illustrés, à 15 frs.
Par la suite il m’a dit s’appeler « Philippe » qu’il demeurait du côté d’Orléans, peut-être à Orléans, qu’il avait un pied à terre à Champigny sur Marne, qu’il voyageait beaucoup et qu’il aller chercher ses revues à Copenhague et en Suède.
J’ignore son nom, son adresse exacte, son numéro de téléphone, sa profession exacte.

kiosque à journauxC’est en occupant — en remplacement — un kiosque du quartier de Pigalle qu’elle entre en contact avec des revendeurs de pornographie. Les kiosques, avant l’invention des sex-shops, servent d’interface entre offre et demande. Nombreuses sont les surveillances policière des kiosques (et des bouquinistes des quais de la Seine), toujours suspectés de trafics divers. Le kiosque que Mme Olesniak a un moment occupé vendait des revues autorisées (Paris Hollywood par exemple). Mais, situé du côté de Pigalle, il attirait aussi des revendeurs, demi-grossistes, cherchant à écouler leurs revues interdites.
Acceptons un moment de croire sans réserve aux paroles de Raymonde Olesniak : elle est contactée par un “individu de type nord-africain” qui lui propose une bonne affaire, puis par un autre… puis par un individu “au type métropolitain”, “Philippe”, qui lui livre les revues. Les deux premiers serviront ensuite de rabatteurs à la concierge. Il semble que les “individus de type nord-africain” (reprenons ici les termes policiers) n’immobilisent aucun capital financier : ils “font du réseau” dirions-nous aujourd’hui. En circulant librement — “désoeuvrés” diraient les policiers — dans l’espace du quartier, en discutant, ils repèrent les “trous structuraux” qu’ils vont s’appliquer ensuite à combler. Trous structuraux entre détaillants et grossistes mais aussi entre détaillants et clients.
Ces tisseurs de réseau social n’intéressent que peu les policiers, ici. De fait, ils les connaissent déjà et s’échangent quelques bons services (“renseignements confidentiels”…). Les “immobilisateurs de capitaux”, extérieurs à l’espace pigallien, intéressent plus les policiers :

Cet homme est venu quatre fois à la loge en tout, la deuxième fois, c’était en janvier 1968. Il m’a livré 20 films pour la somme que je vous ai indiquée c’est à dire à raison de 200 à 150 frs pièce selon leur luminosité. J’en ai vendu environ une dizaine mais ils étaient très mauvais et je trouvais difficilement un acquéreur. Il m’a livré aussi une quarantaine de photos pornographiques, 20 revues pornographiques d’origine danoise ou suédoise en noir et blanc, et 15 revues en couleurs, aux prix que je vous ai indiqués.
(…)
En janvier 1968, cet homme lorsqu’il est venu pour la deuxième fois était accompagné d’une jeune femme d’une trentaine d’années, d’une taille de 1m65 environ, mince, aux cheveux blonds longs et raides, portant un manteau marron moucheté avec une fourrure beige autour du col. Elle pourrait être d’origine nordique. Je sais qu’elle parle anglais. Il me l’a présentée comme étant sa femme et a ajouté que si lui-même ne pouvait venir c’est elle qui le remplacerait. Je crois qu’elle travaille avec lui. En fait je me suis trompée tout à l’heure, c’est c’ette femme qui m’a apporté les films la deuxième fois, dans le courant de l’été 1968. Ils étaient ensemble et c’est elle qui m’a donné les films.
Je ne me souviens pas de son prénom. Elle ne m’a pas laissé de n° de téléphone. Une fois elle a voulu me le donner mais son mari l’en a empêché. Ce devait être en été 1968.
Cette femme est revenue lundi dernier 13 janvier, vers midi, seule. Je n’avais pas fini de payer la deuxième livraison de films. Elle m’a réclamé l’argent ou la restitution des invendus.
Elle doit me téléphoner demain matin, samedi, 18 janvier, mais je ne sais pas à quelle heure. A ce sujet, je lui avais demandé de patienter. En même temps, elle doit me dire la date à laquelle son mari doit revenir pour me livrer les revues et les livres.
(…) Je m’engage de la façon la plus formelle à ne pas les alerter et à faciliter leur interpellation.

Un couple est chargé de l’approvisionnement en films… et dans ce couple, la femme semble jouer un rôle de plus en plus important : au départ, l’homme est seul, puis il vient avec sa femme, puis, enfin, la femme travaille seule. La division sexuée du travail n’est donc pas simple, et encore une fois, il semble qu’une histoire de la pornographie doive concevoir que les femmes ne jouent pas qu’un rôle d’objet sexuel, mais peuvent jouer un rôle structurant dans l’organisation du commerce.
C’est cependant une présence minorisée par les sources : les femmes sont peu nombreuses à être condamnées et vont, dans les sources policières ou judiciaires, chercher à minimiser leur rôle et leur implication.
D’après la concierge, la femme de “Monsieur Philippe” est peut-être “d’origine nordique”. Serait-elle à l’origine de ce commerce ? On peut remarquer que les policiers s’intéressent rapidement à l’origine des films et des revues. Ils font promettre à Mme Olesniak de les aider à capturer la grossiste : “Je m’engage de la façon la plus formelle à ne pas les alerter et à faciliter leur interpellation.” déclare Olesniak.

(…) Sur les films en boîtiers :
Je tiens ces films d’une autre algérien nommé Sayed, dit Michel, âgé de 45 ans environ, de petite taille, qui me les avais (sic) vendus à raison de 120 frs pièce quelques mois avant que je connaisse Philippe, c’est à dire dans le premier semestre 1967. Le film qui se trouve sur le projecteur provient de ce lot. Je n’en avais vendu aucun. Je les trouvais d’excellente qualité et je les gardais pour les projections et surtout pour nous car mon mari et moi les passions souvent pour notre plaisir personnel.
Sayed demeurait rue des Martyrs à Paris 18ème, dans un immeuble juste à côté du Cabaret « Chez Mme Paul ». Il était concierge de l’immeuble mais avait une petite chambre à sa disposition. Il a disparu subitement il y a presque un an ; je crois qu’il les avait volés à un autre arabe. Je ne sais pas où il demeure ; il n’a jamais donné signe de vie.

Les agrandissements de photos pornographiques ont été donnés à mon mari par M. Tombet, un ouvrier de chez Renault, demeurant il y a quelques années à Boulogne-Billancourt. Nous l’avons perdu de vue. Je sais qu’il a été blessé lors d’une manifestation et résidait ces derniers temps dans le Loiret. Je ne me rappelle plus où.
(…)
Je prenais 50 frs au client qui m’était conduit pour voir une projection. Je passais deux films. J’ignore combien touchait le « rabatteur ».
Mon mari était au courant des faits. Il ne touchait jamais au projecteur que je faisais fonctionner moi-même mais il sortait l’écran, les films et assistait quelquefois à la projection. C’est moi qui encaissais l’argent. J’estime mes gains dans le courant de l’année 1968 à 2000 frs environ. Ils n’étaient pas très élevés. (…)

Il est rare d’obtenir, dans les sources policières, une expression directe du plaisir obtenu grâce à la pornographie. Le plus souvent les dossiers de procédure laissent croire que la pornographie n’est jamais consommée. Qu’elle circule de main en main, mais toujours presque par erreur, sans intention. Ici, c’est différent. La circulation de certains films s’arrête dans la loge de Mme Olesniak : “Je les trouvais d’excellente qualité et je les gardais pour les projections et surtout pour nous car mon mari et moi les passions souvent pour notre plaisir personnel”.
De même, certaines photographies ont pour origine un collègue de travail des usines Renault. On n’en saura pas plus sur ce monsieur : les policiers ni les gendarmes n’arriveront à retrouver sa trace.
En bref et pour conclure temporairement : les échanges pornographiques font ici partie de structures amicales, et la consommation se fait dans un cadre conjugal. Cette revendication implicite et encore sourde d’un droit au plaisir (qui est au minimum une expression publique de certains désirs) doit-elle être comprise comme une conséquence logique de “mai 68” (Olesniak est arrêtée à peine six mois plus tard, en janvier 1969) ? Je manque de recul, il me faudrait lire des archives des années cinquante ou quarante.

Le “dossier de procédure” que je présente ici sous une forme légèrement modifiée est l’oeuvre combinée de juges et de policiers, qui, pour condamner, doivent pouvoir présenter une histoire qui tienne l’épreuve du procès. L’historienne ou le sociologue, en se penchant sur ces pages froissées, jaunies et poussiéreuses, peut se retrouver pris par la narration qui est proposée. L’historien australien Stephen Robertson, qui analyse des matériaux proches, écrit : “j’ai été poussé à assembler les pièces d’un puzzle, à réconcilier entre elles les contradictions, à coller les pièces pour leur faire former une histoire cohérente et complète” [source]… mais les opérations de reconstruction par l’universitaire sont rarement présentées explicitement. C’est pour cette raison qu’ici, je profite pleinement du format du “blog” : je ne suis pas limité par un nombre de page, et le “feuilleton” permet de coller en partie avec le caractère linéaire de l’enquête policière telle que les documents la relatent. J’espère arriver à faire ressortir à la fois les logiques policières et judiciaires, mais aussi les logiques discursives des personnes dont certaines des paroles sont retranscrites par les policiers.

Dans l’épisode suivant, nous arrêterons peut-être, avec les policiers, la femme de “Monsieur Philippe”.

L’Affaire Olesniak, épisode 6

Cet épisode sera court… il constitue, rétrospectivement — mais vous n’en êtes pas encore là — une charnière. [Vous pouvez toujours relire les épisodes 5, 4, 3, 2, ou 1]
Le 17 janvier 1969 à 19h, c’est l’heure de la “fin de la garde à vue”. Le couple Olesniak peut retourner à la maison.
Le 23 janvier, une semaine après, un rapport de police précise :

Rapportons que les surveillances effectuées par les officiers de police du groupe Rodriguez à proximité du domicile des époux Olesniak sont demeurées infructueuses quant à présent.
Elles sont poursuivies dans le but d’identifier et éventuellement d’interpeller le sieur « Philippe » et sa compagne.

Le 25 janvier, deux jours plus tard, un procès verbal de l’Officier de police principal Rodriguez signale :

A la suite de l’interpellation des époux Olesniak pour outrages aux bonnes mœurs, par la voie du film de la photo et du livre illustré, rapportons comme suit le résultat de nos investigations effectuées avec l’assistance de l’OPP Vergangen de l’OP Chèvre et des OPA Grandin et Waffé.
Les époux Olesniak s’étant engagé (sic) à nous prévenir de la visite de « Monsieur Philippe et de sa femme » nous avons décidé par mesure de prudence d’effectuer des surveillances à proximité [du domicile] aux fins de filature ou d’interpellation de ce couple.
Ces surveillances ont été effectuées dès le 19 janvier jusqu’à ce jour sans interrumption (sic) et ce sans résultat positif.
Cependant Madame Olesniak nous a fait connaître qu’elle avait reçu plusieurs coups de téléphone de Madame Philippe qui désirait obtenir le paiement des films fournis. Le sieur Philippe serait actuellement en Suède pour se procurer des revues suédoises et des films, selon la dame Philippe.

Les policiers font donc moyennement confiance à la concierge et à son mari, en s’installant pour surveiller le couple. Cinq officiers — à temps plein ? — se relaient pour surveiller les Olesniak. Les outrages aux bonnes moeurs n’étaient donc pas pris à la légère. Dans une autre affaire, que j’ai relatée précédemment, c’est un petit fabricant de godemichés qui avait fait l’objet de filatures. Dans la présente affaire, c’est la possibilité de remonter le réseau qui motive les policiers.

Le surlendemain, la situation évolue :

Le 27 courant Madame Olesniak nous informe que Madame Philippe doit l’appeler au téléphone vers 18 heures. L’un de nous (OPP Vergangen) se détache pour intercepter la communication. A 18 heures 30, une femme appelle par téléphone et se présente comme étant Mme Philippe. Elle demande ce qui lui est dû pour les livraisons effectuées. […] Elle dit que son mari est en traitement à l’hôpital Necker et qu’elle n’aura des revues et des films qu’au début du mois de février.
Le 28, ce jour, à 11 heures, Madame Olesniak nous fait savoir que Mme Philippe vient d’appeler et qu’elle viendra à la loge ce soir vers 18 heures.
A 17 heures 30, alors que nous nous trouvions dans la loge (OPP Rodriguez et Vergangen) pendant que les OPA maintenaient leur surveillance à l’extérieur, Mme Olesniak nous dit tout à coup : « Voilà Mme Philippe ». Nous n’avons que le temps de nous dissimuler dans la cuisine. C’est ainsi que nous entendons Madame Philippe qui s’exprime d’un ton très bas : « Avez-vous confiance en votre acheteur de film ? » – « J’ai besoin d’argent … » « J’apporterai des revues la semaine prochaine » – « Je pense que nous aurons des films meilleurs »
Station Métro PigallePuis « Mme Philippe » dit au revoir et sort de la loge en disant qu’elle reviendra le lendemain. Nous décidons de la prendre en filature pour voir si elle est venue en voiture. Elle remonte la rue ****, traverse, prend le boulevard de Clichy sur le terre plein central et s’engouffre dans le métro à la station Pigalle.

Cet extrait de rapport est, dans toute l’affaire Olesniak, le passage qui ressemble le plus à un polar, par la situation et le vocabulaire choisi (“nous n’avons que le temps de nous dissimuler…”, “d’un ton très bas”, “s’engouffre dans le métro”). Et encore… les deux policiers sont obligés de se cacher dans la cuisine avant de prendre en filature “Mme Philippe” (ce qui n’est pas très glorieux).

Arriveront-ils à arrêter cette mystérieuse “Madame Philippe” qui vient de “s’engouffrer” dans le métro à la faveur de la nuit tombant sur Paris ? Son mari est-il “en Suède” ou “à l’hôpital Necker” ?

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L’Affaire Olesniak, épisode 7

L’épisode précédent s’était terminé sur un cliffhanger : “et s’engouffre dans le métro à la station Pigalle….
L’épisode de cette semaine commence par :

Nous décidons alors de l’interpeller.
Après avoir décliné notre qualité, la dame Philippe sur notre demande accepte de nous suivre jusqu’à notre service.

Pas de course poursuite dans le métro, pas de filature de longue durée. En remarquant que “Mme Philippe” choisissait le métro plutôt que la voiture, ils l’arrêtent. Si elle était monté dans une voiture, ils l’auraient aussi interpellé immédiatement (et auraient fouillé la voiture, ce qui aurait donné de nombreux éléments intéressants).

Le jour même, les policiers notifient à “Mme Philippe” sa garde à vue et lui posent quelques questions.

(…) Je me nomme Roix, née Quatrefer Isabelle le 07 juillet 1943 à Saint Germain en Laye, de Pierre et de Marie Lerun. Je suis de nationalité française. Je suis mariée à Roix Philippe né le 8 décembre 1941 à Paris 13e depuis trois ans. J’ai deux enfants Martine âgée de 2 ans et demi et Régis âgée (sic) d’un an 1/2. J’ai le brevet élémentaire.
Je demeure à Holleville au lieu dit Petit-pont (Manche) c’est une ferme. Mon mari est imprimeur aux presses des Lilas, 8 rue Jean Dupoint à Paris XIXe. Il gane (sic) mensuellement 600 francs. Il est gérant de la société. Il est actuellement en province. (…) Je suis sans profession.
Sur les faits :
Q. Vous avez été interpellée par Nous dans le métro Pigalle. Nous vous avons pris en filature depuis la loge de Mme Olesniak. Vous avez monté la rue des Martyrs puis pris le terre-plein central pour prendre le métro. Quelles sont vos relations avec M. et Mme Olesniak.
R. Je ne connais pas ces personnes.
Q. Nous étions chez Mme Olesniak lors de votre arrivée, dissimulée (sic) dans la cuisine. Vous avez demandé si Mme Olesniak avait confiance en le client acheteur de films livrés par vous. Qu’avez-vous à répondre ?
R. Je ne vais pas vous répondre avant mon inculpation et je refuse de répondre plus avant et de signer.

Elle a du caractère, cette Mme Philippe, dont nous connaissons maintenant la véritable identité (même si je suis obligé, pour des raisons de protection de la vie privée, de modifier noms, prénoms, âges, lieu de résidence, etc…). Isabelle Roix a environ 26 ans lors de son interpellation. Son mari est plus âgé qu’elle (de deux ans et demi). Ils ont deux enfants.
Elle refuse de répondre aux questions des policiers qui l’ont interpellé. Elle passera donc la nuit au commissariat… même si, sur elle, les policiers ne trouvent aucune revue pornographique, aucun film.


Un magasin en Suède, en 1973
(source : Marciliroff – flickr)

29 janvier 1969
Procès verbal
Audition de Mme Roix
(…)
Mon mari était imprimeur. Il était gérant de la Société « Presses des Lilas » (…) A la suite d’un dépôt de bilan le 1er septembre dernier, manquant d’argent, nous avons été obligés, mon mari et moi, de nous débrouiller pour les besoins de notre ménage et de nos deux enfants. Mon mari a eu l’idée d’éditer des revues légères mais il s’est aperçu rapidement que seules les revues pornographiques pouvaient avoir du succès. C’est ainsi qu’à deux reprises, il s’est rendu en voiture en Suède. Lors du premier voyage, j’étais en sa compagnie. Dans ce pays, les revues pornographiques sont en vente libre. Nous nous sommes rendus à plusieurs adresses dont je ne me souviens pas et nous sommes revenus en France avec un certain nombre de ces revues. Nous avions peut-être cinq cents revues. C’est mon mari qui en connaît le nombre exact. Nous avons cherché une clientèle pour écouler nos revues, notamment à Pigalle. Nous avons prospecté les kiosques. Mon mari a cherché ailleurs d’autres clients. Par des camelots, nous avons fait la connaissance de Monsieur et Mme Olesniak chez qui nous avons écoulé des films pornographiques et un peu de revues suédoises. Les films sont de même origine que les revues. Nous avons fournis également des photos en couleurs.
Il reste en notre possession actuellement des revues et peut-être un film mais pas de photo. Ces marchandises sont déposées actuellement dans une chambre qui nous est réservée à mon époux et à moi-même dans l’appartement de mes beaux-parents Monsieur et Madame Roix 2 rue Paul Paul à Villejuif. Je me trompe, ces revues sont déposées dans une chambre chez mes parents à Champigny 41 rue Dupont-Durand. Mes parents ignorent la présence de ces revues. Ils ignorent également notre activité. Mon mari est actuellement en traitement à l’Hopital des 15/20 pour une opération de la rétine. Il doit être opéré aujourd’hui ou demain.

Le lendemain donc, après une nuit passée au commissariat, Mme Roix commence à décrire dans le détail le commerce pornographique auquel elle se livrait. Plusieurs éléments apparaissent : d’abord Philippe Roix, son mari, est imprimeur, et son entreprise a fait faillite. Dans cette affaire, nous avons, avec les policiers, remonté lentement une “filière” : au départ, une détaillante (Mme Olesniak), puis un “noeud” (son poste de remplaçante dans un kiosque du quartier)… nous sommes désormais face à la “grossiste”, qui nous indique être en contact avec un “fabricant” (son mari, imprimeur). Mais nous voyons aussi que les frontières ne sont pas si simples entre segments du marché : Olesniak s’approvisionne aussi auprès de “Sayed” (qui a disparu et qui avait probablement volé les films), les “rabatteurs nord-africains” jouent un rôle important d’intermédiaires. Et Philippe Roix a-t-il vraiment imprimé ces revues pornos ?
C’est en Suède que les époux Roix trouvent les revues nécessaires à un petit commerce : 500 magazines qu’ils importent clandestinement en France. La Suède s’était en effet dotée, à la fin des années soixante, d’un commerce pornographique légal, qui était rapidement apparu, pour les entrepreneurs d’autres pays, comme un modèle possible, et une source d’approvisionnement certaine. Les petites entreprises d’importation sont donc relativement fréquentes dans les sources policières et judiciaires, et Pigalle était le lieu d’écoulement principal (en tout cas, du point de vue des policiers). En 1971 par exemple, trois japonais sont arrêtés à la frontière (leur marchandise provenait du Danemark).

Les policiers ont donc fait ici un pas important vers l’aboutissement de leurs recherches. Leur but, désormais, est de retrouver le mari d’Isabelle Roix… mais aussi de vérifier ce qui se trouve chez les parents (ou les beaux-parents) de la personne qu’ils viennent d’arrêter. Pourquoi cette hésitation, d’ailleurs, entre le lieu où sont entreposés les revues ?

L’Affaire Olesniak, épisode 8

Dans l’épisode précédent, les policiers avaient délaissé la concierge pornographe pour son approvisionneuse, lsabelle Roix, femme au foyer et mère de deux enfants.
Si vous avez suivi les différents épisodes de l’Affaire Olesniak, vous savez combien les archives sont riches d’informations sur le passé immédiat. C’est pourquoi j’attire ici votre attention sur un projet de loi, en reproduisant un extrait d’une pétition :

Un projet de loi d’archives voté en première lecture par le Sénat le 8 janvier 2008 va être soumis au vote de l’Assemblée Nationale le 29 avril 2008. Ce projet de loi contient des dispositions qui portent gravement atteinte à la liberté d’écriture et à la recherche historique. Il restreint de façon arbitraire le droit d’accès des citoyens aux archives publiques contemporaines (depuis 1933).
(…)

L’article L 213-2-II crée une nouvelle catégorie d’archives, les archives incommunicables. Certaines archives pourront ne jamais être communiquées au nom de la sécurité nationale ou de la « sécurité des personnes ». D’une part, le législateur est en contradiction manifeste avec ses propres intentions : il déclare à l’art. L 213-1 que les archives publiques sont « communicables de plein droit » pour créer, à l’article suivant, la catégorie archives incommunicables. D’autre part cet article n’a pas aucune raison d’être : les informations concernant les armes de destruction massives sont couvertes par l’art. 213-2-I-3° et les informations de nature à compromettre la sécurité des personnes sont visées par l’art. 213-2-I-4°. Enfin cet article est contraire aux recommandations du Conseil de l’Europe précisant que « toute restriction doit être limitée dans le temps » (point 2.1.5. de la Recommandation n° R 2013).

plus d’informations sur liens-socio ou sur un autre blog

Il est déjà assez complexe pour un chercheur d’obtenir l’accès et la communication de certains documents. J’espère de tout coeur que les archives deviendront plus faciles d’accès… mais ce n’est pas la direction annoncée par ce projet de loi.

Isabelle Roix ayant déclaré que des films et des revues se trouvaient entreposés chez ses parents, les policiers perquisitionnent :

A cette adresse se trouve un immeuble moderne où les parents de la sus-nommée demeurent et où elle dispose, selon elle, d’une chambre pour elle et son mari. L’appartement est situé au premier étage porte N°3. Nous sommes reçus par Mme Quatrefer Yvette (né 1902)(…)
69 joies de l'amour - casanovaMme Quatrefer Yvette nous indique que sa fille a en effet laissé quelques paquets qui se trouve (sic) dans un débarras situé au fonds de l’entrée. Elle nous remet quelques libres intitulés « Les 69 joies de l’amour » de S. Casanova. A nos questions la dame Roix Isabelle nous déclare alors qu’elle a menti et que tout se trouve à Holleville. Elle précise avoir agi ainsi pour revoir ses enfants.
Poursuivant nos recherches nous découvrons dans ce même débarras, sur le sol, derrière des vêtements, trois paquets contenant la revue « Sexus » représentant des femmes seules en des poses pornographiques, en noir et blanc.
Sur l’une des étagères dans ce même débarras nous découvrons des plaques offsets aluminium supportant des textes illustrés le tout d’un caractère pornographique certain dans un papier d’emballage, et des feuilles translucides en matière plastique supportant également des textes et illustrations de même caractère. Nous découvrons toujours dans un papier d’emballage des photos montage de 65cms x 48cms comportant sur chaque feuille 20 photos pornographiques. Appréhendons le tout aux fins d’examen à notre service.

Rien n’est découvert, malgré une « minitieuse visiste » (sic) lors de la perquisition chez les beaux parents de Quatrefer-Roix et dans la Simca du couple. Isabelle Roix, à mon humble avis, a été quelque peu inconsciente d’amener les policiers chez ses beaux-parents : elle voulait revoir une dernière fois ses enfants avant sa mise en détention préventive… mais le domicile servait aussi de cache au mari.

Le lendemain — nous sommes toujours en janvier 1969 — toute la troupe se déplace en Normandie, au domicile du couple Roix.

perquisition à Holleville au domicile de la Dame Roix Isabelle
(…)
En la présence constante de la dame Roix Isabelle procédons à une minutieuse visite des lieux. Dans le grenier découvrons quarante revues nordiques, en couleurs et en noir et blanc et un fichier de quatre boîtiers comprenant chacun une centaine de noms environ. Au premier [étage] dans la chambre à coucher des époux Roix découvrons, dans un petit classeur, un agenda 1967 où sur la page daté du 4 octobre figure un brouillon de circulaire pouvant intéresser la présente information. Dans ce texte écrit, il est fait mention d’une revue de 32 pages, noir et couleur, avec 32 photos et d’un livre illustré de 16 photos, chacun des ouvrages devant coûter 50 francs à expédier en billets sous enveloppe à Mr. Curesti 13 Bd. Saint **** à Paris (**e)

Avec tous ces documents, les policiers ont maintenant une image matérielle plus précise : des dates (un agenda 1967), une liste de noms, le nom d’un destinataire, des objets servant à l’impression (film plastique translucide)… Il semble que Philippe Roix était à la fois importateur (de revues “nordiques”) et imprimeur d’ouvrages pornographique.

Trois semaines plus tard. Changement de décor : les policiers laissent désormais la place centrale au juge d’instruction, qui reçoit, dans son bureau, les personnes inculpées et leurs avocats :

19 février 1969
Procès verbal d’interrogatoire de première comparution
Cabinet du juge d’instruction
[Philippe Roix, né en 1941, imprimeur]
(…) Je déclare m’expliquer immédiatement. Je le fais immédiatement en présence de mon conseil M. Bille.
Je tiens tout d’abord à vous dire ce qu’a été le rôle de ma femme dans l’activité qui m’amène devant vous. Ma femme a été essentiellement un témoin de mon activité ; puis, et à partir du moment où mon état de santé l’a exigé, elle m’a apporté son aide en faisant différentes démarches auprès des époux Olesniak. Je précise qu’en ce qui concerne son rôle de témoin de mes activités, j’ai à proprement parler mis ma femme devant le fait accompli.

Ici, Philippe Roix, sorti d’hôpital, cherche à minimiser le rôle de sa femme, qui, loin d’être dotée d’une agency, d’une autonomie d’action et de décision, n’est qu’un substitut. Le commerce pornographique est recadré comme affaire masculine… mais pas totalement : c’est une occupation de couple. Roix mentionne “les époux Olesniak” et une substitution possible entre sa femme et lui-même.
Laissons-le continuer :

Je vais maintenant vous relater les circonstances dans lesquelles j’ai été amené les faits (sic ?) qui me sont reprochés. En 1964, j’ai créé la société des presses des Lilas dont le siège (…) et dont je suis devenu le gérant. Pour la Société Wal** Disne** j’ai obtenu une licence d’exploitation des différents dessins de Wal** Disne** en vue de l’édition de cartes postales. En fait cette affaire ne s’est pas révélée rentable et la société a connu rapidement des difficultés.
vice-sans-finCe sont celles-ci qui m’ont amené à accepter l’offre de Bénard Claude (donc le jeune Bénard) d’imprimer pour lui, au moyen de ma machine OFFSET, des productions pornographiques.. J’ai ainsi imprimé successivement le livre « Vicieuses et Versa », le livre « Vice sans fin » et la revue « Sexus » ; en ce qui concerne l’ordre dans lequel les deux livres ont été imprimés, mes souvenirs ne sont pas absolument précis ; il me semble que Vice sans fin est le premier titre. Alors que Bénard a payé normalement ce qu’il me devait pour le premier livre, il m’a moins bien payé ce qu’il me devait pour le second et il ne m’a pas payé du tout l’impression de la revue « Sexus ». J’ai imprimé 1200 exemplaires de chacun des deux titres des livres et 400 exemplaires de la revue.

Remarquez bien : Roix mentionne ici une «offre» faite par «Bénard Claude (donc le jeune Bénard)»… Et pour la première fois dans l’affaire, on tombe sur un “gros poisson”. Claude Bénard [dois-je rappeler ici que tous les noms sont modifiés pour protéger la vie privée] et son père sont alors depuis plus de deux ans inculpés dans le cadre d’une autre affaire. Ce sont deux imprimeurs-distributeurs de pornographie : ils impriment… et font imprimer. Et c’est probablement par l’intermédiaire de connaissances professionnelles que Bénard et Roix entrent en contact. Claude Bénard n’est pas seulement imprimeur : il est aussi plutôt agité et violent. Et, en 1969, il est en fuite (je ne sais pas s’il sera retrouvé). Pour le juge (qui connaît Bénard), c’est ce personnage qui deviendra l’acteur central de l’histoire, pas la concierge Olesniak.
Le passage de Wal** Disne** à “Vicieuse et versa” est ironique, mais pas seulement. Un accord commercial avec la grande firme d’entertainment américaine ne conduit pas à l’aisance financière, bien au contraire, alors que l’entrée dans le monde illégal de l’impression pornographique est vue comme pouvant être rentable. [Une erreur là aussi apparemment]

Mais reprenons le fil de la déposition de Philippe Roix :

vicieuse et versaJe me suis appliqué à vendre moi-même les revues « Sexus ». Je n’y suis parvenu que partiellement.
Puis j’ai connu les époux Olesniak. Madame Olesniak m’a demandé si je pourrais lui livrer des films qu’il lui serait facile d’écouler. J’ai été tenté par cette demande et cela à seule fin de sortir d’une situation financière difficile ; le 1er octobre 1968 j’ai du déposer le bilan de la Société des Presses des Lilas. Je n’ai plus revue Claude Bénard depuis juin ou juillet 1968 (les derniers contacts que j’ai eus avec lui ont été des conversations téléphoniques pendant la période des événements de mai juin 1968). C’est donc en septembre ou octobre 1968 que j’ai eu cette conversation avec Mme Olesniak et me suis intéressé à la vente à elle de films et aussi de revues. Elle m’avait demandé expressément ces deux articles.
J’ai décidé de faire un voyage en Suède pour chercher à me procurer ce genre de marchandise ; je suis parti un peu à l’aveuglette, sans savoir exactement où je trouverais ces marchandises. Mme Olesniak m’avait bien montré une revue suédoise sur laquelle j’avais relevé une adresse, mais je n’ai jamais pu retrouver en Suède une localité correspondant à cette adresse.
J’ai fait un premier voyage au début d’octobre 1968 en compagnie de ma femme. Dans un magasin suédois, j’ai acheté 50 films au pris (sic) de 65 francs l’unité et 200 ou 220 revues au prix de 2 francs 40 l’unité. Je n’ai eu aucune difficulté à la frontière pour introduire ces marchandises en France. Lorsque Mme Olesniak a visionné les films, elle a constaté que la moitié environ, peut-être un peu plus, n’étaient pas de bonne qualité. Elle n’a acheté que ceux qu’elle jugeait de bonne qualité, au prix de 150 francs l’unité. Elle a acheté également la plus grosse partie des revues.
Au début du mois de décembre 1968, j’ai fait un deuxième et dernier voyage en Suède, seul cette fois. J’ai obtenu du commerçant chez lequel j’avais acheté la première fois les films l’échange de ceux que Mme Olesniak n’avait pas acceptés contre des films de meilleure qualité. Le commerçant m’a laissé gratuitement les films dont Mme Olesniak n’avait pas voulu ; j’ai donc ramené la seconde fois les films de mauvaise qualité et un nombre identique de films de bonne qualité, sans avoir payé quelque chose pour les uns et les autres. J’ai ramené, en outre, environ 200 revues et une douzaine de pochettes de photographies, payées 6 francs la pochette. Mme Olesniak a reçu la totalité des films ; elle a payé ceux de bonne qualité ; elle a accepté de vendre au meilleur prix ceux de mauvaise qualité ; je n’ai jamais touché d’argent relativement à cette dernière vente. Elle a également pris des revues après ce deuxième voyage, ainsi que des pochettes de photographies au prix de 15 francs la pochette.
J’ai déposé cette marchandise avant de la revendre au domicile de mes beaux parents et à leur insu. J’ai vendu un certain nombre de revues à des camelots algériens de Pigalle sur lesquels je suis incapable de vous donner des précisions.

Je sors aujourd’hui même de l’hôpital. Le médecin m’a prescrit un repos au lit de un mois. J’ai tenu à me présenter le plus rapidement devant vous avec l’espoir de servir ainsi la cause de ma femme.

L’audition devant le juge se termine par les mots suivants : “Mentionnons que l’inculpé porte des lunettes médicales noires spéciales et qu’il a été conduit à notre cabinet par son père.

Les rapports de Roix avec Madame Olesniak sont courts (il les date de la fin de l’année 1968, entre octobre et décembre), et semblent de bonne qualité, de même que ses rapports avec le marchand suédois. Mais les produits, eux, laissent à désirer.
Claude Bénard, le gros poisson, sera-t-il retrouvé ? Vous le saurez — ou pas — dans le prochain épisode.

L’affaire Olesniak, épisode 9

sweden with loveL’affaire Olesniak — cette concierge de Pigalle qui diffusait des films porno dans sa loge — a duré depuis suffisamment longtemps. Et, comme les policiers et les juges, j’ai bien envie de la conclure et de refermer le dossier. En voiture, donc, pour toute une série d’auditions, un peu longuettes, mais qui vous donnera une idée de ce que l’on trouve dans les archives judiciaires.

*
*     *

Fin février 1969, une semaine après son mari, Isabelle Roix rencontre le juge. Toute volonté de rebellion a disparu, et ce sont même des paroles de contrition qui sont prononcées.

(…) Je ne juge pas très beau ce que nous avons fait, et nous ne sommes pas prêts de recommencer. Nous l’avons fait, pressés par le besoin de nous procurer de l’argent. Mon mari désirait obtenir un concordat ; le syndic lui avait dit qu’il était opportun qu’il puisse disposer d’une certaine somme d’argent lorsque la question du concordat serait étudiée.
Je ne connais pas l’homme qui a amené mon mari à imprimer les livres intitulés « Vice sans fin » et « Vicieuse et versa » et la revue intitulée « Sexus ». J’ai vu cet homme deux fois, en mai 1968, je crois. Je ne sais même pas si je le reconnaîtrais. Les nom et prénom Bénard Claude que vous énoncez ne me rappellent rien.
Cette personne devait être au courant des difficultés financières de mon mari parce qu’elle a insisté, après des refus successifs de mon mari pour qu’il accepte ce travail d’impression. Finalement et pour faire face à des échéances, mon mari a accepté.
Et il a conservé un certain nombre de ces livres et revues parce que celui pour le compte duquel il les a imprimés ne l’avait que très partiellement payé.
Mon mari a vendu de ces livres et revues un peu partout, dans des kiosques et librairies, mais je ne connais personnellement aucun acheteur.
La seule relation de mon mari sur le plan de la vente des livres, revues et films, que je connaisse, ce sont les époux Olesniak. C’est le portier d’un cabaret de strip tease qui a conseillé à mon mari d’aller voir les époux Olesniak, en les lui présentant comme des gens très versés dans le commerce de ce genre de marchandises.
Je situe fin octobre ou début novembre 1968 le premier contact entre mon mari et les époux Olesniak. Mon mari m’a dit ensuite que les Olesniak étaient très intéressés par des films. C’est cela qui nous a déterminés à nous rendre dans le courant de novembre 1969 en Suède ; ce fut pour moi le seul tel voyage, pour mon mari le premier de deux voyages.
Nous n’avons pas du tout préparé le voyage auquel j’ai participé. Sur des revues vendues en France, il était facile de relever des adresses. Et nous nous sommes adressés à une telle maison, choisie au hasard. Nous nous sommes rendus en voiture en Suède. J’ai eu l’impression que nous nous adressions à un grossiste ou demi-grossiste. Mon mari a acheté un certain nombre de films, peut-être aussi, mais je ne peux l’affirmer, des revues.
(…)
Ni à l’occasion du voyage que j’ai fait avec mon mari, ni à son retour du deuxième voyage qu’il a fait seul (début décembre, je crois) je n’ai vu de photographies obscènes.
Je ne me suis à proprement parler occupée moi-même des relations commerciales de mon mari avec les époux Olesniak qu’en janvier, lorsque j’ai fait plusieurs démarches chez eux pour obtenir le paiement des films flous ; mon mari devait entrer à l’hôpital, nous avions besoin d’argent et il ne pouvait plus s’occuper lui-même de la question.
(…)

C’est une histoire un peu triste que raconte Isabelle Roix. Son mari s’est fait rouler par une personne plus roublarde… mais comme Claude Bénard ne sera pas retrouvé, impossible d’avoir sa version de l’affaire.
«C’était pour des raisons financières» : l’argent n’excuse pas, mais peut-être que, si l’argent est nécessaire, il excuse un peu.
Philippe Roix se retrouve donc avec un stock de revues et de livres, imprimés sans être payé (n’a-t-il pas touché une avance ?). Il va chercher à les écouler : et Pigalle lui semble être le lieu idéal. On lui indique les Olesniak. Les Olesniak lui demandent des films. Il part à la recherche de films. Petit à petit — mais plutôt rapidement — Philippe Roix se retrouve engrenagé dans la circulation des objets pornographiques.

Raymonde Olesniak est interrogée à son tour par le juge, fin février 1969 :

Depuis le 19 décembre 1962 (…) je tiens le dimanche seulement, le poste de vente, c’est à dire le kiosque à l’angle du **** et de ****. Je suis payée sous la forme d’une commission sur la marchandise vendue.
C’est à l’occasion de cette activité que j’ai été sollicitée à de nombreuses reprises par des démarcheurs, nord-africains et métropolitains, inconnus, lesquels m’ont proposé d’acheter auprès d’eux, puis de revendre, des revues pornos. J’ai finalement accepté d’acheter un certain nombre de revues. J’ai commencé à faire cela dans le courant de l’année 1967. J’ai toujours vendu ces revues chez moi dans ma loge, donc jamais dans le kiosque.
Dans la mesure où je m’en souviens, j’ai acheté les titres suivants : « Good night », « sexus », « emotion », « climax », « Naktspiel » [sic]. Je payais les revues en noir et blanc 10 francs l’unité et le revendais 20 francs. Je payais les revues en couleur 30 francs l’unité et les revendais 40 francs.
J’estime avoir en tout acheté ainsi 90 revues.

Raymonde Olesniak précise donc, finalement, son implication : qui remonte ici jusqu’en 1967. Elle affirme ne rien avoir vendu auparavant, alors qu’elle tenait ce kiosque depuis 1962.

Monsieur Philippe, dont je sais maintenant seulement qu’il est monsieur Philippe Roix, est venu me trouver vers la fin de 1967 ou tout au début de l’anneé 1968 dans ma loge. Il m’a vendu des livres intitulés « Vices sans fin » et « Vice et Versa ». J’en ai acheté une dizaine au prix de 15 francs l’exemplaire, pour le revendre 30 francs.
Lors de sa visite suivante, M. Roix m’a livré les revues « Sexus », « Emotion », « Climax » et « Naktspiel » ça devait être vers juin ou juillet 1968.
Quelques jours plus tard, M. Roix est revenu cette fois il m’a apporté des films. Il en avait 40 mais je n’en ai pris que 20 ; je ne les ai pas pris tous car certains étaient de mauvaise qualité, flous. J’ai payé ces films au prix de 180 francs l’exemplaire et je les ai revendu au prix de 300 francs les bons et 250 francs les moins bons. J’ai vendu à peu près tous les films de cette première livraison.
Après mon retour de Pologne, et avant le retour de mon mari, c’est à dire entre le 16 août et le 9 septembre 1968, Monsieur Roix m’a livré une deuxième fois des films, autant que la première fois. Je n’ai pas vendu la totalité de ces films.
Puis, vers le début du mois de décembre 1968, M. Roix a déposé chez moi 14 films de mauvaise qualité en me demandant d’essayer de les vendre.
Environ 15 jours avant notre interpellation par la police (16 janvier), Mme Roix est venue déposer 10 films pour que j’essaie de les vendre. Je n’ai vendu aucun de ces 14 derniers films ; j’en ai confié 10 à un nord-africain qui ne me les a jamis payés ; c’est un prénommé Ali ; le 16 janvier, environ 1/2 heure avant l’arrivée de la police, ce Ali était venu me demander 10 films pour lesquels il prétendait avoir un client ; en fait, il m’a amené la Police ; je ne l’ai plus revu ; il ne m’a évidemment pas payé les films.
(…)

Pour Raymonde Olesniak, les choses sont claires : c’est “Ali” qui lui a amené les policiers, et sciemment, semble-t-elle dire. Elle déclare cela devant le juge : cette dénonciation n’apparaît pas dans les rapports rédigés par les policiers. Cette tentative de détourner le regard vers “Ali”, si elle intéresse le sociologue, laisse le juge de marbre. Il n’oublie pas, lui, que la perquisition chez les Olesniak a trouvé une centaine de revues d’origine suédoise ou danoise, environ 225 photographies, 18 gravures, 7 livres et 12 films… soit un nombre de revues plus élevé après vente qu’après achat (J’estime avoir en tout acheté ainsi 90 revues.). La minimisation est en partie une stratégie de survie : la douane, qui se porte partie civile, réclamera (aux six inculpés) en première instance “62600 Fr (pour tenir lieu des marchandises non saisies) et 125000 Frs, amende égale au double de la valeur des objets de fraude“, soit quelques 160 salaires ouvriers moyens à l’époque…

Au début de l’année 1967, j’ai acheté 7 films auprès de Sayed. J’en ai vendu 2 et j’ai gardé pour moi les 5 autres parce que je les trouvais bons. Je n’ai plus revu Sayed depuis très longtemps. J’ignore ce qu’il est devenu.
A l’époque, il était gardien d’un immeuble de la rue des Martyrs ; il a disparu en laissant des dettes un peu partout.
C’est Ali qui m’a envoyé tous les clients, c’est à dire tous ceux qui ont acheté chez moi des livres, des revues et des films.
(…)
C’est encore Ali qui m’amenait les clients pour la projection d’un film. Il ne m’amenait chaque fois qu’un client ; je ne sais pas ce qu’il demandait au client, à moi il donnait 50 francs pour la projection d’un film. (…)
J’ai procédé à des projections gratuites de films pornos, lorsque nous avions des amis à la maison. C’est pourquoi j’avais gardé les cinq films de Sayed.
(…)

“Sayed” sera identifié par la police (il est né en 1917 en Algérie)… mais il ne sera pas retrouvé, ni localisé. Le dénommé “Ali” ne fera l’objet d’aucune recherche officielle. Ou s’il y a eu recherche, les traces d’icelles ne figurent point dans le dossier de procédure.
L'”entrée” de Mme Olesniak dans le marché des films date — dans sa déposition — aussi de 1967 : mais du tout début de l’année.

Vous me demandez pourquoi j’ai fait ce qui m’est reproché.
Originaire de Pologne, ayant perdu sa famille au début de la guerre de 1939, mon mari a appris en 1966 qu’un frère et une sœur étaient encore en vie de même que ses parents. Mon mari a donc pu renouer avec sa famille ; il a appris que certains de ses parents étaient dans la misère. Il leur a envoyé des colis et de l’argent dès 1966. Désireux d’aller revoir les siens en Pologne, il a du au préalable se faire naturaliser français. En 1968, nous avons pu nous rendre en Pologne. Le désir de réaliser ces projets nous a fait accepter de faire ce qui nous est reproché, parce que nous y avons vu une source possible de revenus supplémentaires.

Mme Olesniak donne ici la dernière des raisons expliquant son implication dans ce petit commerce : aider la Pologne. C’est ici que la petite histoire rencontre la grande histoire : la famille de son mari a été détruite par l’invasion allemande de la Pologne, il a du s’exiler (en Allemagne comme travailleur forcé, puis en France) et a perdu tout contact avec ses parents. En 1945, des recherches effectuées par la Croix Rouge n’avaient rien donné. Il retrouve la trace d’un frère et d’une soeur vingt ans plus tard.

Une semaine plus tard, le juge lance une “commission rogatoire”… Un document l’intéresse, et il souhaite en savoir un peu plus.

Dans le véhicule automobile des époux Roix a été découverte une lettre écrite le 5 janvier 1969 par le sieur Marteau Bertrand, demeurant 49 route d’*** à ***. Cette lettre est ainsi rédigée : « Monsieur, il y a environ 8 jours je vous ai fait parvenir de l’argent (50 F français) pour une petite commande. Depuis, aucune nouvelle, je sais que avec les fêtes de fin d’année, cela retarde un peu le courrier, ou par hasard seriez-vous en congé. En tout cas d’un sens comme d’un autre, j’espère que vous me donnerez des nouvelles d’ici peu, ce qui me fera bien plaisir, car je suis très content de votre revue Sexus. En attendant veuillez croire, Monsieur, en mes amitiés et ma confiance les plus sincères. Voici ce que j’ai commandé : Sex seeing, revue de couples de 32 pages, 15×21 »

J’ai l’honneur de vous prier de vouloir bien faire entendre en qualité de témoin le sieur Marteau (ou Morteau) lequel donnera toutes explications utiles sur ses relations avec le nommé ou la nommée Roix, sur les conditions dans lesquelles il a connu ces personnes, sur les conditions dans lesquelles il a été amené à commander et à recevoir telle marchandise qu’il précisera, à tels prix qu’il précisera également

La gendarmerie d’un département situé au nord de Paris auditionne alors Bertrand Morteau, qui est “pontonnier” (militaire du génie chargé de la construction des ponts mobiles)

C’est bien moi qui suit le signataire de la lettre en date du 5 janvier 1969. J’avais adressé cette lettre à un dénommé Curesti 16 place de *** à Bruxelles (Belgique) afin de commander la revue « Sex Seeing revue des couples de 32 pages » en précisant que j’avais fait parvenir un mandat de 50 francs français.
J’avais été contacté directement par lettre en novembre 1968 afin de savoir si je voulais recevoir cette revue. Cette lettre m’avait été adressée par le dénommé Curesti. J’ignore comment celui-ci a pu obtenir mon adresse.
(…) Je n’ai jamais eu aucune relation avec la nommée ou le nommé Roix et je ne connais aucunement ces gens.
Comme je viens de le déclarer, j’avais commandé cette revue au reçu de la lettre du nommé Curesti lequel m’avait fait parvenir un exemplaire d’une revue sexuelle. J’ai détruit cet exemplaire. (…)

La piste “Curesti” n’est pas suivie, ni par le juge, ni — auparavant — par les policiers. Et Philippe Roix n’aura à répondre à aucune question à son sujet. C’est que la force de travail policière n’est pas extensible. L’affaire telle qu’elle a été construite ici “tient” toute seule :

Olesniak -> Roix -> Bénard (l’imprimeur)

D’autres affaires auraient pu être construites :

Olesniak -> Roix -> Curesti …

ou

Ali -> Olesniak -> …

mais sans certitude de réussite, et au prix d’une mobilisation importante. Or cela fait déjà deux mois (janvier – mars 1969) que l’Affaire Olesniak a débuté.

On ne peut pas lire les archives policières ou judiciaires comme des romans policiers. Elles commencent comme. Certes. Mais elles n’offrent aucune conclusion logique : le lecteur à la Pierre Bayard trouvera d’autres coupables. Le sociologue ou l’historien n’en a cure.

 

L’ensemble des épisodes de L’Affaire Olesniak est disponible ici. : categorie -> Olesniak.

Olesniak, fin de l’histoire

La revue Genre, sexualité & société publie dans son numéro 2 un article où j’ai repris, sous une forme plus structurée, l’Affaire Olesniak, une série de documents judiciaires et policiers présentés ici sous forme de feuilleton.
L’article se trouve à l’adresse suivante : http://gss.revues.org/index1189.html.
Les épisodes avaient initialement été publiés ici : https://coulmont.com/blog/category/sexualit/olesniak/

Pour servir à l’histoire récente de l’obscénité

Il y a quelques mois, le propriétaire d’un magasin parisien vendant des “sex-toys” a été condamné pour s’être installé trop près d’une école. Depuis le 27 avril, le magasin est fermé.
La société n’a donc pas arrêté, loin de là, d’être lieu de débats autour de la signification et des dangers des objets phalliques. Plus largement, parce que les objets sont souvent associés à un sexe plutôt qu’à un autre, ils prennent un genre qui n’est pas que leur genre grammatical. Un ouvrage récent aborde ce thème , Les objets ont-ils un genre ? (sous la direction d’Elisabeth Anstett et Marie-Luce Gélard), dans lequel se trouve un chapitre, que j’ai rédigé. Dans cet article intitulé “les économies de l’obscénité“, j’essaie de comprendre le traitement policier des “godmichés” à la fin des années 1960, quand ces gadgets pour adultes étaient fabriqués artisanalement, ou importés d’Allemagne, cachés dans des coffres de voiture et utilisés dans des films “faits-maison”. J’y décrit les différents circuits qui permettaient à ces objets de circuler : circuits matériels, et circuits de significations.
Les autres chapitres, de facture plus anthropologique, décrivent la jupe nationale du Laos, les cuillères, et, ce qui m’a bien intéressé, le “bleu de travail” (chapitre d’Anne Monjaret). Enfin, un chapitre de Bjarne Rogan décrit comme je ne l’avais jamais vu les sexualisations des collections et des modes de collectionner : une activité de femmes oisives collectionnant des timbres (XIXe siècle) devient une activité masculine, la philatélie, dotée de sociétés savantes… et excluant les femmes.