Sociologie, sexualité et réticences à répondre
Les enquêtes sur la sexualité sont certainement aussi difficiles à réaliser que les enquêtes sur les revenus. Voire plus difficile, car les revenus sont pour partie connus du fisc, et que ce dernier, en estimant par exemple le nombre de clients d’une boulangerie, peut se faire une idée du chiffre d’affaire. L’observation des comportements sexuels est peu fréquente (ou limitée et restreinte à des contextes où elle fait partie de la relation : voyeurisme / exhibitionnisme, échangisme, saunas…). Les enquêtes par questionnaires souffrent du scepticisme a priori des profanes : personne ne dirait la vérité, les gens tricheraient avec leurs actes privés, les chercheurs seraient dupes des réponses, seraient naïfs.
Dans un article fameux [Béjin, André, “La masturbation féminine : un example d’ estimation et d’analyse de la sous-déclaration d’ une pratique”. Population, 1993, 48: 1437-1450, disponible sur JSTOR], André Béjin analyse les réponses à quelques questions au sein d’une enquête sur la sexualité des Français et des Françaises, réalisée au début des années 1990, l’enquête ACSF. Dans cette enquête – réalisée principalement afin de mieux connaître les pratiques sexuelles pour mieux lutter contre les risques de transmission des maladies sexuellement transmissibles – deux questions portaient sur la masturbation. Une question « directe », qui demandait aux personnes interrogées si elles s’étaient déjà masturbées. Une question « indirecte », qui s’intéressait à l’efficacité de la masturbation pour aboutir à l’orgasme.
Béjin va s’intéresser aux réponses féminines, et principalement à deux choses. Premièrement il constate une forte différence entre la proportion de réponses affirmatives à la question directe dans l’enquête ACSF d’un côté et les réponses à des questions sur la masturbation dans diverses enquêtes américaines ou allemandes (les Américaines seraient plus masturbatrices). Deuxièmement, il s’intéresse précisément aux incohérences entre les réponses à la question « directe » et les réponses à la question « indirecte ». La question indirecte n’étant pas « filtrée », même les personnes ayant répondu « non » à la question directe ont du répondre à la question indirecte. Alors que les réponses des hommes sont comparables entre les deux questions (une proportion semblable d’hommes déclarent s’être déjà masturbé et avoir atteint un orgasme par la masturbation), les réponses des femmes ne le sont pas : un nombre non négligeable de femmes ayant répondu « non » à la question directe déclarent pourtant aboutir à l’orgasme plus ou moins facilement en se masturbant.
Les sceptiques diront : “ah ah, c’est bien la preuve qu’on vous ment”. Et ils jetteront le bébé avec l’eau du bain (parfois en pensant que seules des enquêtes “qualitatives” donneront des résultats de “qualité”). Ce n’est pas ce que cherche à faire Béjin.
Ce dernier va tenter de travailler avec les réponses données, et « redresser » les chiffres. Il appelle « masturbatrices sincères » les femmes qui répondent « oui » à la question directe (ces « sincères » peuvent répondre « non » à la question indirecte, c’est à dire trouver peu efficace la masturbation), « non-masturbatrices » celles qui répondent « non » aux deux questions et « masturbatrices réticentes » celles qui répondent non à la question directe et oui à la question indirecte. Si l’on additionne les populations des catégories « sincères » et « réticentes », on obtient une population de « masturbatrices » qui représente plus de la moitié des femmes interrogées (et non plus 4 sur 10).
Le « redressement » le plus important a lieu pour la tranche d’âge la plus jeune (18-24 ans) : seul un tiers des jeunes femmes répondaient « oui » à la question directe (proportion issue de l’enquête ACSF), alors que plus de deux tiers des mêmes jeunes femmes sont repérables au moyen de la méthode de Béjin. Au lieu d’être une pratique plus rare que la fellation ou le cunnilingus, ou une pratique expérimentée par les femmes après l’entrée dans une sexualité avec un partenaire, la masturbation pourrait être maintenant décrite comme une des formes de l’entrée dans la sexualité.
L’étude de l’insincérité apporte ainsi quelques résultats intéressants. Il faut toujours associer, à la valeur brute des chiffres issus d’enquêtes statistiques, les conditions de leur construction.
15 commentaires
Un commentaire par Clic (03/09/2006 à 14:35)
j’ai pas lu l’article, mais je trouve ça un peu bizarre… surtout, une personne qui dit se masturber mais ne pas atteindre l’orgasme est considérée sincère, une personne qui “ne se masturbe pas” mais atteint l’orgasme ne l’étant pas. Je trouve que notre chercheur manque d’imagination:
1) dans le premier cas, pourquoi ne pas imaginer qu’elles ne se masturbent pas? d’ailleurs, ont-elles seulement bien compris la question? peut-on dire qu’une personne qui se masturbe sans atteindre l’orgasme se masturbe bien, voir se masturbe tout court? Ne faudrait-il pas prévoir une case blanche et lui demander de faire un dessin pour vérifier?
2) dans le second cas, n’avons nous pas affaire à des jeunes filles si sensibles que, par une simple autosuggestion ( je n’ose parler d’autofiction et apporter ce sondage à Christine Angot qui tranchera) et par la puissance de leur imagination, elles arrivent à connaître le grand frisson par un seul exercice mental, quand leurs consoeurs du petit 1, besogneuses malhabiles, ne parviennent qu’à se frustrer d’avantage? Doit-on les considérer comme “masturbantes”? faut-il les appeller pour corriger leurs mauvaises représentations, au risque de voir certaines, qui avaient trouvé là une façon de se donner un peu de plaisir sans affronter leur moral se mortifier pour chaque sourire reçu, pour chaque battement de coeur qu’elles surprendraient en elles??
Le cas de celles qui ont répondu non aux deux questions est plus simple: un simple tri croisé nous permet d’observer que la passation avait été systématiquement réalisée par des hommes : elles désiraient sans doute exciter ces messieurs par la promesse d’une pureté virginale. Il est probable que ces démones tentatrices aient déjà commis le pêché de chair plus que de raison et, face à l’universitaire venu administré le questionnaire, rêvent d’un pêché de chaire à venir.
Un commentaire par Clic (03/09/2006 à 14:41)
Oups… affronter leur morale leur a visiblement fait perdre le moral avec le e final… et l’administration participe au passé quand elle aurait du être au présent (mais c’est l’administration française, elle est comme ça, qu’y voulez vous?) Je pensais pourtant m’être bien relu.
A noter un article relevé par econoclaste:
http://www.slate.com/id/2148583/fr/rss/
Un commentaire par Baptiste Coulmont (03/09/2006 à 14:54)
M. Clic, vous écrivez : “Le cas de celles qui ont répondu non aux deux questions est plus simple: un simple tri croisé nous permet d’observer que la passation avait été systématiquement réalisée par des hommes”…
Et bien non : si la question est posée par un homme, les femmes interrogées répondent plus souvent s’être masturbées…
Comme quoi, le sens commun n’a pas toujours raison !
Un commentaire par ralphy (04/09/2006 à 1:51)
Qu’en est-il où les jeunes femmes ne s’étaient jamais masturbées elles-mêmes, mais que leur partenaire, lui, les avait masturbées ? Je pense à un cas réel que j’ai moi-même rencontré. Apparemment, on les qualifiera — à tort — de “masturbatrices réticentes”, alors qu’il s’agira de “masturbées sincères”, catégorie manquante…
Un commentaire par Troglo (04/09/2006 à 8:49)
A propos d’un tel sujet, il ya un article interessant sur ce site.
Un commentaire par cossaw (05/09/2006 à 7:56)
Ralphy : techniquement parlant, ce n’est pas pareil : il s’agit d’un acte sexuel entre deux (…) personnes et non d’un acte individuel. Peut-on comparer l’onaniste lambda dans sa chambre seul avec celui qui bénéficie de l’aide d’autrui ? Ce n’est, à vrai dire, plus du tout le même acte, même si mécaniquement il est similaire.
Un commentaire par cossaw (05/09/2006 à 7:58)
Ceci dit, la question de la sincérité est au coeur de beaucoup d’études, et notamment de celles réalisées autour des populations dites à risques vis à vis des IST et notamment du VIH.
Ainsi, parmi les populations immigrées réemment en France, il est très difficile d’avoir des renseignements honnêtes vis à vis des pratiques, notamment sur l’infidélité, même sous le sceau de l’annonymat et du secret… ce qui d’ailleurs s’explique selon plusieurs modes de pensée (j’y reviendrai plus tard chez moi).
Et aussi incroyable que cela paraisse même les plus ouvertement sexuels des homosexuels ne disent pas toujours la vérité sur leurs “explois”…
Un commentaire par ralphy (06/09/2006 à 20:11)
Cossaw : Tout dépend de la manière dont la question est posée, mais je continue à croire que pas mal de personnes interrogées peuvent répondre en toute bonne foie se s’être jamais masturbées (elles-mêmes) tout en affirmant avoir atteint l’orgasme par la voie de la masturbation (avec l’aide d’un partenaire).
Un commentaire par cossaw (07/09/2006 à 8:58)
Ralphy : bien sûr, puisqu’il ne s’agit pas du même modus operandi :)
Un commentaire par beti (14/01/2007 à 17:05)
a quoi peut t on comparer les batements du coeur
Un commentaire par Baptiste Coulmont (14/01/2007 à 17:20)
Belle question…
Un commentaire par Gaël (29/03/2007 à 22:29)
Qu’en est-il des résultats de l’enquête de l’INSERM qui vient d’être publiée ?
Cet aspect de la question a-t-il été étudié précisément ?
Est-ce que la sous-déclaration est toujours de mise, ou bien cette pratique est-elle désormais plus “avouable” ?
Un commentaire par Baptiste Coulmont (31/03/2007 à 8:16)
> Gael : pour l’instant, seul un résumé de l’étude ANRS/INSERM/INED 2007 a été publié (et ce résumé – 27 pages, se trouve sur cette page
http://www.ined.fr/fichier/t_telechargement/7656/telechargement_fichier_fr_dossier_presse130307.pdf
Je vous invite à le lire.
Un ouvrage plus important devrait paraître fin 2007, puis d’autres études portant sur des aspects précis.
Un commentaire par Comment enquêter sur la sexualité ? | Socio-Voce (27/11/2009 à 19:47)
[…] dont Baptiste Coulmont fait le […]
Un commentaire par deguisement (04/08/2010 à 14:28)
La question, c’est plutôt de savoir si c’est bon ou pas pour celui qui la pratique. C’est là que votre argument de santé a sa place. Tout est une question de dosage, pour une personne particulière à un moment de sa vie, et il serait dangereux de généraliser trop vite. Je pense qu’il y a un problème si quelqu’un est sous une véritable dépendance (par exemple au point ne pas pouvoir se passer de se masturber 2 fois par jours). Il y a un problème si cette pratique le défoule au point de ne plus ressentir de désir pour d’autres. Mais, à l’inverse, si quelqu’un est trop excité, n’est-ce pas une bonne idée de relâcher un peut la pression