Billet rédigé par B. Coulmont, A. Hobeika et É. Ollion, publié conjointement sur https://coulmont.com et http://data.hypotheses.org/637
Dans un récent article (PDF), West (un biologiste, pas la sociologue du genre) et ses collègues montraient à partir des articles de JSTOR que si le sex-ratio évolue sensiblement au cours des dernières décennies, l’égalité n’est pas encore de mise entre hommes et femmes dans les publications. Ils soulignaient en particulier que les hommes sont toujours sur-représentés dans des positions de prestige (premier et dernier auteur).
Qu’en est-il en France ? Partant d’une base des revues de sciences sociales françaises compilée par A. Hobeika et E. Ollion dans le cadre d’une recherche en cours sur l’histoire de la discipline par ses publications[1], on obtient une image de la sociologie dans le temps.
D’un point de vue global, au cours des années soixante aux années quatre-vingt-dix, la féminisation progresse, mais très lentement : 81% des auteurs sont des hommes dans les années 1960, ils ne sont plus que 71% dans les années 1990[2].
La féminisation est aussi très inégale suivant les revues. Certaines (Archives de sciences sociales des religions, Économie et statistique, Population) voient la part des auteures féminines augmenter substantiellement, alors que d’autres restent des bastions masculins (comme les Actes de la recherche en sciences sociales et la Revue française de sociologie)[3].
Déterminer le sexe des auteurs à partir de leurs prénoms ?
Pour établir le sexe des auteurs, nous nous sommes appuyés sur leur prénom, méthode utilisée par West (cité plus haut) ou par Carrasco pour retrouver le sexe des pacsés [Carrasco V., 2007. — « Le pacte civil de solidarité : une forme d’union qui se banalise ». Infostat justice, 97 pp. 1–4.]
Mais quand on cherche à inférer le sexe du prénom, plusieurs méthodes sont possibles.
La première consiste à faire ce codage manuellement : la familiarité avec la discipline permet de savoir que Claude Poliak n’a pas le même sexe que Claude Dargent, que Dominique Méda et Dominique Wolton non plus. Mais c’est très chronophage.
Parmi les techniques de codage automatique, deux autres sont possibles. On peut établir une liste de prénoms indiscutablement sexués (Baptiste, Yvette, Émile) à partir d’annuaires, et leur attribuer une valeur (M/F ou 0/1), laissant indéterminés les prénoms épicènes. Toutefois, si on dispose du fichier des prénoms (INSEE), une autre possibilité est d’associer à chaque prénom un score (de féminité, de masculinité) en fonction de son usage social : ainsi 99,95% des Catherine, au XXe siècle en France, ont été déclarées à la naissance comme étant du sexe féminin ; ce chiffre est de 0,08% pour les Simon. Les Dominique sont à 41% des filles, les Claude le sont à 12%, etc. Utiliser cette méthode revient donc à supposer que les prénoms des sociologues ont la même fréquence d’utilisation pour des hommes/femmes que dans la société française toute entière, ce qui semble raisonnable.
On a ici mené un test de ces méthodes, en recodant manuellement le sexe des auteurs pour une revue, la Revue Française de Sociologie. On compare les résultats à ceux des deux autres procédures. Pour la période 1960-1999, le nombre d’articles de cette revue dans notre base est de 1723. En excluant ceux pour lesquels aucun auteur n’est mentionné[4], on a in fine 1329 prénoms.
Les trois méthodes donnent sensiblement le même résultat, malgré des nombres de cas différents sur lesquels elles butent (« NA méthode » ci-dessous). Avec 17 prénoms non-détectés seulement (parfois répétés, d’où les 28 NA), le fichier des prénoms (INSEE) apparaît comme une solution à la fois commode et efficace pour un traitement automatisé tel que celui qu’on vient de faire[5].
|
Codage manuel |
Liste restreinte de prénoms |
Fichier des prénoms |
Homme |
79.08 |
78.64 |
78.67 |
Femme |
20.92 |
21.35 |
21.33 |
Nb. individus |
1329/1723 |
1063/1723 |
1301/1723 |
Infos manquantes |
394 |
394 |
394 |
NA méthode |
0 |
266 |
28 |
Des chiffres sur la situation dans la sociologie étasunienne, calculés avec des méthodes similaires, sont disponibles chez Neal Caren et chez Philip Cohen.
Et ci-dessous le graphique avec l’ensemble des revues de sociologies prises en compte dans l’analyse.
[1] Elle recense les publications dans les revues de sociologie française depuis les années 1960 (articles et symposiums, mais pas compte-rendus). La base est organisée par signatures : chaque ligne désigne un auteur et un article (par exemple, Bourdieu P. & Wacquant L. 1999 donne lieu à deux lignes dans la base : une pour chaque auteur).
[2] La base recense plus de 20 000 articles et comptes-rendus dans une vingtaine de journaux : Agora, Actes de la Recherche en Sciences Sociales, Archives de Sciences Sociales des Religions, Critique internationale, Déviance et société, Espace population et sociétés, économie et statistiques, Genèses, Pôle Sud, Politix, Population, Réseaux, la Revue Française de Sociologie, Sociétés contemporaines, Sociologie et santé, Tiers-Monde. Elle s’appuie largement sur les données du site Persée, complétées ponctuellement pour les revues qui en sont absentes.
[3] Dont B. Lahire disait récemment qu’elles étaient « les deux revues françaises de sociologie les plus académiques »).
[4] Soit il n’y en avait pas, soit on n’a pas réussi à le dissocier du nom dans les rares cas où les deux n’étaient pas clairement séparés. C’est une limite de ce traitement complètement automatisé, même si on a de bonnes raisons de penser que cela ne change rien aux résultats présentés ici.
[5] Si les prénoms sont à l’avenir plus épicènes, alors cette méthode pourrait s’avérer problématique. Elle l’est parfois entre pays, Jean Leca n’étant pas du même sexe que Jean Comaroff.